Chapitre 1

39 minutes de lecture

1. Anouilh Jean

Comme la précédente, cette gorgée de whisky me brûle le gosier. Ce sera pareil pour la suivante. Je le savais avant mais j’en ai encore une fois la confirmation, je déteste cette boisson. Et pourtant j’en suis déjà à mon deuxième verre. Quitte à boire de l’alcool, j’aurais pu en choisir un que je n’aurais pas trop de déplaisir à avaler. Mais non, cela aurait été trop facile, trop dangereux aussi…

Seul dans cette trop grande maison, je déambule mon verre à la main et je m’aperçois qu’il n’y a pas que le whisky que je déteste ce soir. Je hais cette solitude, j’en ai marre d’habiter ici, dans toutes ces pièces remplies de souvenirs, et les samedis soirs me donnent envie de vomir. Alors je bois pour effacer tout ça, mettre de la distance, poser un filtre, mais ça ne fonctionne pas. L’alcool ne change rien. Je bois en vain. Je ne le découvre pas, c’est une chose que je sais depuis longtemps déjà, je n’ai accès ni à l’ivresse ni à l’oubli, seulement à l’abrutissement et à la gueule de bois, plus ou moins carabinée selon les doses ingurgitées. Ce ne sera pas le cas ce soir, je n’irai pas au-delà de ce second verre, mon masochisme a des limites.

Dans la cuisine j’ouvre le frigo en espérant y trouver quelque chose de comestible mais à part un très vieux morceau de fromage, de la moutarde et des cornichons, il n’y a rien qui pourrait ressembler au début d’un repas. Et si je me faisais des pâtes ? A l’eau, sans sauce, juste avec le fromage peut-être… Non, aucune envie de ça, et encore moins envie de cuisiner, même pas de mettre de l’eau à bouillir. Je retourne dans le salon et je pianote quelques secondes sur mon téléphone pour commander une pizza sur l’application dédiée qui est en train de devenir ma meilleure amie. En tout cas, c’est à elle que je dois de ne pas mourir de faim. Vingt minutes à patienter. Parfait. De toute façon, ce n’est pas comme si j’étais pressé ou si j’avais des trucs de prévus. Juste le temps de finir mon verre et de trouver le programme télé avec lequel je vais passer ma soirée : surtout pas une comédie, encore moins romantique, pas un drame non plus, ni une histoire qui fasse trop réfléchir, j’aimerais trouver un truc où il ne se passe rien. Est-ce qu’on fait des films ou des séries sur des gens sans histoire ? Des non-événements ? L’absence d’émotion ? C’est ce qu’il me faudrait. Je passe quelques minutes à faire défiler l’éventail des propositions disponibles sur ma plate-forme de streaming sans qu’aucune d’entre elles n’éveille en moi le moindre intérêt. Comme souvent, je cherche sans doute quelque chose d’inaccessible ou qui n’existe pas.

Je suis interrompu par la sonnette de la porte d’entrée. Ma pizza n’a pas traîné, j’ai même l’impression qu’elle est un peu en avance. Tant mieux, je commence à avoir faim. Je traverse le salon, je prends le couloir et j’ouvre la porte derrière laquelle se trouve mon livreur. Ah non, tiens, c’est un peu moins fréquent, c’est une livreuse. On dit ça ? Livreuse ? Peu importe… J’ai le temps de m’étonner qu’elle ne porte ni la tenue caractéristique de l’entreprise qui l’emploie ni le sac à dos pour transporter les commandes avant qu’elle n’ouvre la bouche pour s’adresser à moi.

— Bonsoir.

— Bonsoir, réponds-je un peu surpris.

— Excusez-moi de vous déranger.

— Vous ne me dérangez pas, je vous attendais.

A son tour, c’est elle qui ouvre de grands yeux étonnés.

— Comment ça ?

— En réalité, pour être un peu plus précis, c’est une pizza que j’attendais.

— Une pizza ?… Mais je n’ai pas de pizza moi.

— C’est bien ce qu’il me semblait. C’est regrettable… Vous ne venez pas me livrer à manger ?

— Non, pas du tout.

— D’accord…

Et là on s’arrête tous les deux de parler et on se regarde sans savoir comment poursuivre cette conversation mal engagée. J’attends qu’elle reprenne la parole tout en me demandant ce que cette jeune fille fait devant chez moi à cette heure-là qui, même si elle n’est pas vraiment tardive, n’est pas très habituelle pour aller sonner à la porte des inconnus. J’attends qu’elle parle mais pour l’instant elle se contente de me regarder. De m’examiner plutôt. Cela ne dure pas plus de quelques secondes mais c’est quand même étrange et assez déstabilisant ; qu’est-ce qu’elle me veut cette fille à la fin ?

— Excusez-moi de vous déranger, dit-elle, mais, tout d’abord, je voudrais savoir si vous êtes bien Jérôme Écrain ? Il y a votre nom sur la boîte aux lettres et je vous ai déjà vu en photo mais j’ai besoin d’être certaine que c’est vous. Et que vous êtes bien la personne que je cherche.

Elle me cherche et elle ne m’a vu qu’en photo, c’est une admiratrice. J’en suis autant flatté que surpris. Disons que ce n’est pas tout à fait une première mais l’honnêteté me pousse à avouer que cela fait bien longtemps que cela ne m’est plus arrivé. Sans être une rockstar, disons que j’ai eu quelques bonnes années, il y a longtemps, et qu’il est arrivé que quelques jeunes femmes m’attendent à la sortie de scène ou des coulisses après la représentation parce qu’elles avaient vu chez moi quelque chose qui les avait fait vibrer. A cette époque lointaine, alors que j’étais célibataire, il est bon de le préciser, j’ai parfois eu la faiblesse d’en profiter… Mais, même en remontant dans mes souvenirs les plus anciens, il n’y en a aucune qui avait poussé la témérité jusqu’à venir m’aborder à mon propre domicile. Et surtout, à l’époque, nous avions ces femmes et moi à peu près le même âge. Or, la jeune femme (fille) qui se tient sur le pas de ma porte n’a sans doute même pas 20 ans alors que j’en ai largement plus du double. Donc, qu’est-ce qu’elle fout là ?

Elle me regarde toujours et attend ma réponse.

— Je ne sais pas si je suis celui que vous cherchez, dis-je, mais en tout cas je suis bel et bien Jérôme Écrain.

Elle semble à la fois soulagée et anxieuse.

— J’ai besoin de vous parler, dit-elle, c’est très important.

— Ah bon ? Important pour vous ou pour moi ?

— Les deux !

— Bon… Allez-y alors, puisque que vous êtes là, je vous écoute.

— Euh, c’est un peu compliqué, et un peu long aussi… Vous ne voulez pas me laisser entrer ?

— Chez moi ? Vous croyez que vous pouvez entrer chez moi comme ça ? Je ne vous connais pas.

— Je sais. C’est assez inhabituel, et moi-même je suis très mal à l’aise de vous demander ça. Mais je crois vraiment que ce serait mieux qu’on soit à l’intérieur pour ce que j’ai à vous dire…

A mon tour de l’examiner. Je la regarde attentivement et j’essaye de deviner quelle menace elle pourrait faire planer sur moi. Elle ne ressemble pas une voleuse, mais à quoi reconnaît-on une voleuse ? Elle n’a pas l’air machiavélique de celle qui aurait un plan tordu pour me faire un chantage quelconque, mais si c’était le cas la dissimulation ferait partie du plan. Elle n’a l’air ni méchante, ni hargneuse, ni violente, mais je suis bien placé pour savoir que l’on peut déguiser et travestir ses sentiments, j’en ai fait mon métier. Et justement, mon œil aguerri, habitué aux costumes et aux perruques, ne décèle chez elle aucune mauvaise intention mais plutôt de la douceur et de l’appréhension.

Je suis surpris par l’arrivée de mon livreur de pizzas, le bon cette fois, qui, son vélo d’une main et un carton de l’autre, me demande si je suis bien Jérôme Écrain. Décidément, c’est la soirée. Je lui confirme mon identité et il me remet ma commande, chaude et odorante, avant d’enfourcher sa monture et de repartir vers de nouvelles aventures. Enivré par le fumet de la pizza et par le whisky qui vient d’atteindre mon cerveau, accablé par la solitude qui m’attend une fois que j’aurais refermé la porte, et pas mal intrigué par cette jeune inconnue, je baisse un peu la garde et demande.

— C’est quoi votre prénom ?

— Emma.

— Vous aimez la pizza Emma ?

Je m’écarte pour la laisser entrer avant de refermer la porte derrière nous. Je la suis dans le couloir et je vois qu’elle prend tout son temps, avançant lentement, à petits pas, tout en tournant la tête de droite à gauche pour détailler la décoration, la couleur des peintures et les différentes photos accrochées aux murs ou posées sur le guéridon. Enfin elle arrive sur le seuil du salon et j’en profite pour la doubler tout en l’invitant à me suivre. Là aussi, elle pénètre dans la pièce comme si c’était un musée, avec respect et concentration, en laissant son regard évaluer, jauger, juger tout ce qui lui tombe sous la rétine. On dirait un agent immobilier sur le point de me faire une proposition « net vendeur ». Je me dirige vers le canapé et je pose le carton à pizza sur la table basse.

— Venez vous asseoir, dis-je. Vous voulez boire quelque chose ?

— Oh non, je ne veux rien, merci.

Elle s’approche lentement et reste debout près du fauteuil.

— Allez-y, asseyez-vous, vous allez me donner le vertige sinon.

Je vois qu’elle lutte pour combattre ses réticences mais elle finit par se laisser convaincre et s’installe timidement sur le fauteuil qui me fait face. Elle pose ses deux mains bien à plat sur ses genoux et continue à regarder autour d’elle, faisant mine de s’intéresser aux tableaux ou aux meubles qui l’entourent. Elle parait déplacée au milieu de toutes ces vieilleries parmi lesquelles j’occupe une place de choix. Contrairement à tout l’heure, à l’extérieur, elle n’ose plus me regarder en face, et je crois même qu’elle se demande ce qu’elle fait là. Elle a l’air complètement perdue. Je profite de ces quelques instants de flottement pour la regarder avec attention et je cherche à quelle actrice elle pourrait bien ressembler. C’est à la fois un jeu et une déformation professionnelle, chaque fois que je rencontre une nouvelle personne je tente de lui trouver une ressemblance avec un acteur ou une actrice connue. Pour elle, ce serait un mélange entre la Juliette Binoche de « Rendez-vous » ou de « Mauvais sang » et la chanteuse Pomme. Oui, j’ai le droit aux chanteuses aussi, c’est moi qui fixe les règles. Autant dire qu’elle est très jolie même si le visage qu’elle affiche dans l’immédiat, mélange de concentration et de réflexion, teinté d’inquiétude, n’est sans doute pas ce qui la met le plus en valeur.

— Vous voulez une part de pizza ? dis-je pour briser le silence.

— Je ne sais pas… Je n’ai pas très faim.

— Quelque chose à boire ?

— Euh…

— J’ai des trucs sans alcool, dis-je en regardant la bouteille de whisky et mon verre à moitié vide.

— Un verre d’eau peut-être.

— Je vous attrape ça.

Je me lève et me dirige vers la cuisine. Tout en remplissant le verre sous le robinet je mesure l’incongruité de la situation : j’ai une inconnue à peine majeure dans mon salon, je ne sais absolument pas pourquoi, et plutôt que de lui en demander la raison je lui propose à manger et à boire. En fait, je crois que je me fous de ce qu’elle veut me dire, même si c’est « important », et ce n’est certainement pas la curiosité qui m’a poussé à lui ouvrir la porte ; peu importe ce qui l’a emmenée chez moi, un bon vent, une mauvaise nouvelle, une coïncidence ou un hasard malheureux, tout ce que je vois c’est que son arrivée et sa présence apportent un peu d’imprévu dans une soirée qui s’annonçait bien terne, comme toutes les précédentes et, c’est à craindre, toutes les suivantes. J’ai donc décidé de profiter de cette distraction inattendue. Je retourne dans le salon, elle est toujours là, exactement dans la même position, le corps immobile, avec seulement la tête qui s’autorise quelques mouvements pour regarder d’un côté ou de l’autre. C’est ce qu’elle fait en ce moment même, elle me regarde m’avancer jusqu’à la petite table et y déposer son verre.

— Merci, dit-elle.

— De rien, c’est juste de l’eau…

Elle me gratifie d’un léger sourire puis se penche pour attraper le verre, le porte à ses lèvres et boit plusieurs gorgées. Elle avait soif finalement.

— Ça fait du bien, dit-elle.

— C’est de la très bonne eau, je la cultive moi-même.

Une demi-seconde d’incompréhension puis un nouveau sourire, toujours léger mais un peu plus affirmé.

— Maintenant que vous êtes réhydratée, vous prendrez peut-être un morceau de pizza, dis-je en ouvrant la boite.

— Elle est à quoi ?

— Tomate, jambon, fromage, une pizza quoi…

— Il n’y a pas d’olives ?

— Si, il y a des olives, et des anchois aussi.

— D’accord… Mais juste un petit morceau s’il vous plaît.

— Pas de problème.

Les morceaux sont prédécoupés et ils sont gros. J’en attrape un et je le donne à Emma, accompagné d’une serviette en papier. Elle prend l’ensemble et attend que je me serve à mon tour.

— En venant ici je ne pensais pas que j’allais manger avec vous, dit-elle.

— Moi non plus, je n’avais pas prévu de partager mon repas mais finalement c’est plutôt une bonne surprise.

— Vous n’attendiez pas quelqu’un ?

— Non, je n’attends plus personne.

— Je ne vous dérange pas trop alors ?

— Vous ne me dérangez pas du tout.

Cette fois, j’ai droit à un vrai sourire. Un rayon de soleil. Ça faisait longtemps qu’il n’était pas entré dans ma maison. Elle arrache un bout de pizza et commence à manger. Je l’imite. Elle mâche calmement et une fois sa bouchée avalée elle reprend.

— Il ne vous tarde pas de savoir pourquoi je suis là ?

— Non, ça va.

— Vous êtes bizarre…

— Parce que je ne suis pas impatient ?

— Vous me faites entrer chez vous pour entendre ce que j’ai à vous dire et j’ai l’impression qu’en fait ça ne vous intéresse pas vraiment.

— Peut-on être intéressé par ce que l’on ignore ? Ce serait un bon sujet de philo…

— Oh non, par pitié, je déteste la philo, dit-elle en riant.

— OK, je n’insiste pas. Mais, puisque vous êtes là pour ça, je vous écoute, allez-y, dites-moi ce qui vous amène.

Elle me regarde avec intensité mais plutôt que de poursuivre la conversation elle croque de nouveau dans la pizza et en enfourne une belle bouchée.

— Si je peux me permettre, dis-je en souriant, vous n’avez pas l’air d’être si pressée que ça non plus.

On ne parle pas la bouche pleine, elle le sait et s’applique donc à mâcher ardemment avant de pouvoir me répondre.

— Ce que j’ai à vous dire n’est pas très facile... Ça fait pourtant longtemps que je m’y prépare mais maintenant que c’est le moment, face à vous, j’ai un peu de mal.

— Longtemps comment ?

— Ça fait quelques mois que j’y pense et quelques semaines que je m’y prépare. Et là ça faisait plusieurs jours que je repoussais le moment mais ce soir, je ne sais pas pourquoi, je me suis dit qu’il ne fallait plus attendre. Je n’ai pas trop réfléchi, j’ai attrapé mon sac, je suis sorti de chez moi et j’ai pris le tram pour venir jusqu’ici.

— Vous connaissiez mon adresse ?

— Oh oui, ça fait longtemps. J’étais déjà passée devant votre maison plusieurs fois sans oser sonner.

— Vous savez que c’est très étrange ce que vous me racontez. Je pourrais presque vous prendre pour une psychopathe.

— Je vous inquiète ?

— Pas vraiment, pas encore…, dis-je en souriant.

Je m’abstiens de lui avouer que lorsque le pire est advenu il devient inutile de s’inquiéter.

— Je ne sais pas vraiment par où commencer, reprend-elle.

— Par le début peut-être. Si vous commenciez par me dire qui vous êtes.

— Ben non, je ne peux pas faire ça. Vous dire qui je suis n’est pas le début mais plutôt la fin de mon histoire.

— Ah mince…

— Mais je peux quand même me présenter.

— Comme vous voulez.

— Alors voilà, je m’appelle Emma Bertin et j’ai 18 ans. En juin dernier j’ai passé le Bac et depuis la rentrée, il y a quinze jours, je suis étudiante en première année de médecine à la fac de Bordeaux.

— C’est bien ça…

— J’habite un appartement en coloc avec une amie mais je ne suis pas d’ici, je viens d’un petit village dans les Pyrénées, à quelques kilomètres de Pau.

— Vos parents y habitent toujours ?

— Non. Je n’ai plus de famille là-bas. Ni nulle part ailleurs…

— Comment ça ?

— Mes parents sont morts. Mes grands-parents aussi. Je n’ai pas de frère ni de sœur. Et je n’ai pas de cousin non plus. Ma famille était très réduite et maintenant il n’y a plus que moi.

--- Je suis désolé.

— Ma mère était fille unique, donc pas de tante ni d’oncle et mes grands-parents sont décédés dans un accident de voiture lorsque j’avais 10 ans.

— Tous vos grands-parents ?

— Mes grands-parents maternels. Je n’ai jamais connu les parents de mon père.

— Comment ça se fait ?

— Parce que je n’ai jamais connu mon père non plus, il est mort avant ma naissance. Ses parents détestaient ma mère et ils n’ont jamais voulu me rencontrer.

— C’est terrible ça.

— Ouais. Mais j’avais ma mère, ça me suffisait. Elle était géniale et elle m’a donné tout l’amour dont j’avais besoin. Je ne manquais de rien.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé avec votre père ?

— Mes parents étaient très amoureux, et très jeunes aussi, lorsque ma mère est tombée enceinte. A ce moment-là mon père travaillait pour une grosse boite dans le bâtiment et on lui a proposé d’aller bosser 6 mois sur un chantier à l’étranger. C’était très bien payé et avec ce bébé qui arrivait il a vu ça comme une opportunité à saisir, une vraie chance, même si ma mère n’avait pas envie de le voir partir. Mais ils avaient besoin d’argent, il n’y avait pas vraiment le choix, il fallait y aller. Ça faisait trois mois qu’il était là-bas lorsque l’accident s’est produit ; une partie de l’immeuble sur lequel il travaillait s’est écroulé, faisant des dizaines de blessés et quatre morts. Mon père était l’un d’eux.

— Ça a du être dur pour votre mère.

— Oui, elle perdait en même temps son amour et le père de son enfant. Et, comme si ce n’était pas suffisant, les parents de mon père, avec qui elle n’était pas mariée, ont décidé de couper les ponts, l’accusant elle et sa grossesse d’être les responsables de la mort de leur fils.

— La pauvre…

— Oui, c’est une histoire horrible.

Je m’y connais en affreuses histoires de familles et je dois reconnaître que celle-là n’est pas mal ; elle plonge plusieurs personnes dans un malheur dont elles se rejettent la responsabilité, remplaçant ce qui aurait dû être de l’amour par une sorte de haine ou de détestation, et elle cause des dommages irréparables à un enfant qui n’est même pas encore né. Bien que l’enfant en question, pour autant que je puisse en juger, ait l’air de s’en être pas trop mal sorti.

— Comment a-t-elle fait pour surmonter tout ça ?

— Je ne sais pas. Tout ce dont je me souviens c’est d’une enfance très joyeuse avec une maman qui était toujours souriante, toujours de bonne humeur et qui m’appelait « ma princesse », « mon trésor », ou « ma beauté ». On était très heureuse toutes les deux et même si parfois j’enviais mes copines d’avoir un papa à la maison, j’étais persuadée d’avoir la meilleure des mamans et ça m’allait bien comme ça.

— Votre mère m’a l’air d’être quelqu’un de formidable.

— C’est vrai. Et pourtant la vie ne lui a pas fait de cadeau.

— A part vous…

— Oui, peut-être, sourit-elle. Je ne me suis jamais vue comme un cadeau…

Elle s’interrompt, songeuse.

— J’espère en être un, reprend-elle. En tout cas, pour ma mère, le malheur n’avait pas fini de frapper. Dix ans après le décès de mon père, ce sont ses parents qui sont morts dans un accident de voiture. Tous les deux, ensemble, morts sur le coup à un carrefour. Ma mère avait 32 ans, j’en avais 10, et on se retrouvait vraiment toutes seules cette fois.

— Votre mère ne s’était pas mariée ?

— Non, jamais. J’ai longtemps cru que c’était pour respecter la mémoire de mon père. Malgré tout elle a eu des hommes dans sa vie, et il y en a même certains dont j’ai fait la connaissance. C’était le cas lorsque mes grands-parents sont décédés, elle était en couple avec Bertrand qui vivait quasiment chez nous. Il a été très important à ce moment-là. C’est lui qui nous a aidées à faire notre deuil. Je l’aimais beaucoup moi aussi. Mais c’était peut-être trop dur pour lui, je ne sais pas, toujours est-il que six mois plus tard ils se sont séparés.

— C’était une douleur supplémentaire j’imagine.

— Oui, pour ma mère surtout mais c’était vrai pour moi aussi. Je me demandais ce qu’on allait devenir toutes les deux. Ça me faisait peur…

— Vous étiez encore une petite fille.

— Ma mère a tout fait pour me rassurer. Elle s’est remise à sourire, à rire même, à plaisanter et à s’amuser avec moi. Elle faisait en sorte que tout soit gai et harmonieux autour de nous. Un jour elle m’a dit qu’elle avait interdit à la tristesse de rentrer dans notre maison et qu’elle-même était devenue une marchande de bonheur mais que pour moi tout était gratuit. C’est amusant, je me souviens encore de cette phrase. Je me disais que j’étais déjà trop grande pour croire à ces bêtises mais que pour lui faire plaisir j’allais faire semblant. Pourtant, certains soirs il m’arrivait de l’entendre pleurer toute seule dans sa chambre.

Elle s’arrête de parler. Je vois ses yeux qui brillent. Elle attrape le verre d’eau et en boit une gorgée. Elle prend son temps, elle laisse refluer l’émotion.

— Excusez-moi, dit-elle.

— Vous voulez faire une pause ? Vous voulez qu’on parle d’autre chose ?

— Mais non, s’esclaffe-t-elle, c’est de ça dont je suis venue vous parler, il faut que j’aille au bout. Et puis, de quoi d’autre pourrait-on bien parler ? On ne se connaît pas je vous rappelle.

Elle me sourit franchement et je vois qu’elle me trouve bizarre. Mais bizarre de façon amusante, rien qui puisse l’inquiéter.

— Oh vous savez on peut parler de tout et de rien, dis-je. Ce serait juste une diversion avant de revenir au sujet principal. Juste le temps de vous remettre…

— Non, c’est gentil mais ça va aller. Et puis de toute façon, je suis presque arrivée à la fin.

— D’accord.

— Les mois ont passé et on continuait toutes les deux à faire comme si tout allait bien et vous savez quoi, au bout d’un moment c’était presque le cas. Presque… Jusqu’au jour où ma mère est allée chez un médecin parce qu’elle se sentait fatiguée et qu’on lui a diagnostiqué une insuffisance cardiaque. C’est à partir de ce moment-là que les choses se sont vraiment gâtées. J’avais 12 ans et au cours des six dernières années j’ai l’impression d’avoir passé plus de temps à l’hôpital ou dans des cabinets médicaux que nulle part ailleurs. Je ne vais pas vous raconter toute cette période en détail, disons simplement que sa maladie était incurable et qu’elle s’est aggravée au cours des années, malgré les médecins et les traitements. Il n’y avait rien à faire… A part voir l’état de ma mère se dégrader petit à petit. L’année dernière les médecins nous ont dit que le seul espoir résidait dans une greffe cardiaque, et que le temps pressait. Mais, je ne sais pas si vous êtes au courant, il y a beaucoup de malades en attente d’une greffe, et il y a une liste, sur laquelle ma mère n’était pas suffisamment bien placée… Elle est décédée le 13 mars, ça a fait six mois la semaine dernière. Elle venait juste d’avoir 40 ans.

— Je suis désolé, dis-je. Vraiment.

Elle ne répond pas et baisse les yeux. Je n’ajoute rien et me contente de la regarder en silence. Je me suis laissé prendre à son histoire et de la voir ainsi m’émeut profondément. Pourtant, tout en me laissant aller à cette émotion sincère, je réalise l’étrangeté de la scène qui se déroule dans mon salon. Exactement le genre de celles que j’aime écrire, surprenante, imprévue, intense et suspendue. Comme un réflexe, je tourne la tête à gauche et à droite pour vérifier que nous sommes bien dans ma maison et pas dans un théâtre quelconque. Je n’ai quand même pas bu assez d’alcool pour faire cette confusion… Pourtant, en ce moment, même sans boire, il m’arrive de mélanger la réalité et la fiction. C’est sans doute un mécanisme de défense trouvé par mon cerveau pour rendre les choses supportables.

— Vous devez vous demander pourquoi je suis venue vous raconter tout ça, dit-elle comme si elle avait un accès direct à ce qui se passe à l’intérieur de ma tête.

— Un peu, minimisé-je. J’imagine que vous avez une bonne raison.

— Oui.

Et elle s’arrête de nouveau. Cette fille a le sens de la dramaturgie, elle sait faire grimper le suspense. A moins que ce qui lui reste à dire soit encore plus difficile à sortir que tout ce qu’elle a déjà dit. Son visage est un livre ouvert sur ses émotions et je vois s’y succéder le découragement, l’épuisement, l’angoisse puis la volonté qui refait surface, la nécessité qui se fraye un chemin et enfin la confiance et la certitude qui emportent le morceau. Elle boit une gorgée d’eau tout en me fixant, puis elle repose son verre et reprend.

— Quelques jours avant son décès ma mère savait déjà qu’il n’y avait plus d’espoir. Elle était extrêmement faible mais elle a tenu à me parler…

* * * * *

6 mois et 9 jours plus tôt

Dehors il fait beau, presque chaud pour la saison, mais à l’intérieur de cette chambre d’hôpital les rayons du soleil ne pénètrent pas, ils sont bloqués par les stores. Dans cette ambiance mi-ombre mi lumière, presque crépusculaire, la femme est allongée sur le lit. Elle est livide mais se force à sourire. Dans sa main, celle de sa fille qui sourit aussi et concentre tous ses efforts pour ne pas laisser s’échapper ses larmes. Elle en a déjà tellement versées, elle ne devrait plus en avoir, mais il faut croire qu’elle est intarissable. Des litres et des litres de larmes dans lesquels sa peine ne parvient pas à se dissoudre. Sa mère va mourir, aujourd’hui, demain ou un des jours suivants. Ce sont leurs derniers moments ensemble, il ne faut pas les gâcher et surtout pas les diluer dans cette eau de chagrin. Alors elle se retient.

— Comment tu te sens? demande-t-elle. Tu as besoin de quelque chose ? Tu veux boire un truc ?

— Non merci ma chérie, tout va bien…

Elle sourit tristement puisqu’elles savent toutes les deux qu’il n’y a rien de plus faux.

— Tu as vu le docteur aujourd’hui ?

— Oh non, il ne vient presque plus me voir, c’est devenu inutile. Qu’est-ce que tu voudrais qu’il me dise ? On sait tous les deux à quoi s’en tenir. Mais je vois les infirmières par contre, elles sont gentilles et s’occupent bien de moi. Elles me font rire.

— C’est vrai ?

— Oui, elles me racontent ce qui se passe dans le service, les autres malades, les histoires avec les médecins, de vraies pipelettes.

— J’en ai vu quelques-unes, c’est vrai qu’elles ont l’air gentilles.

— On parle de toi des fois.

— Ah bon ?

— Oui, elles me demandent comment tu vas, comment tu supportes ça, qu’est-ce que tu vas faire après…

— Après ?

— Après moi. Quand je ne serais plus là. Je crois qu’elles s’inquiètent pour toi.

— C’est gentil mais elles feraient mieux de s’inquiéter pour toi.

— Ça ne sert plus à rien.

Le silence se fait. Elles prennent toutes deux la mesure de ces paroles. Ce n’est pas une révélation, juste une évidence qu’elles ont encore du mal à accepter.

— Emma, tu veux bien m’aider à me redresser un peu ? demande la mère.

— Bien sûr, tu veux que je te rajoute un coussin dans le dos ?

— Oui, s’il te plaît.

Emma attrape le coussin qui était sur le fauteuil et vient le glisser délicatement dans le dos de sa mère tout en aidant celle-ci à se relever.

— Merci ma chérie. Viens, approche-toi de moi, assieds-toi sur le lit.

Emma s’installe de façon à faire face à sa mère tandis que leurs mains se rejoignent.

— Voilà, c’est parfait comme ça, dit la mère en souriant, je te vois bien.

— Moi aussi je te vois bien.

Encore un silence.

— Il faut que je te parle. J’ai quelque chose d’important à te dire…

— Vas-y maman, je t’écoute.

— Ça fait plusieurs jours que j’hésite. Mais je crois que je n’ai pas le droit de partir sans que tu le saches. Je voudrais te parler de ton père.

— Ah bon ? Pourquoi ?

— Je n’ai pas été très honnête avec toi, je ne t’ai pas dit toute la vérité le concernant. Non, en fait je t’ai caché la vérité. Parce que je pensais que c’était plus simple. Je ne sais pas si j’ai eu raison.

— Comment ça ? Quelle vérité ?

— Il faut plutôt parler de mensonges. Tous ceux que je t’ai racontés, toute cette histoire…

— Quelle histoire ?

— Celle de ton père qui serait mort avant ta naissance sur un chantier à l’étranger.

— Eh bien quoi ? Ce n’est pas vrai ?

— Non, pas du tout. C’est un mensonge.

— Je ne comprends pas…

— Rien n’est vrai là-dedans. J’ai tout inventé.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il est arrivé à mon père alors ?

— Il n’a jamais existé, je t’ai raconté tout ça pour éviter que tu poses des questions sur lui. Des questions auxquelles je ne voulais pas répondre. Avec cette histoire, tout était clair dès le début. Et à force de te la raconter j’ai fini par y croire moi-même.

— Mais pourquoi tu as fait ça ?

— Je crois que j’avais un peu honte de ne pas pouvoir t’offrir un père alors j’en ai créé un de toutes pièces et je l’ai fait mourir pour qu’il reste inaccessible. Puis j’ai tout fait pour qu’il ne te manque pas même si on honorait sa mémoire fictive.

— Tu m’as menti pendant toutes ces années ?

— Oui, je suis désolée ma chérie.

Le choc est rude pour Emma. Alors qu’elle est sur le point de perdre sa mère, on lui supprime ce père qui faisait partie de sa vie depuis toujours. Un père absent, disparu certes, mais un père malgré tout, qui habitait les pensées d’Emma au même titre que ses grands-parents décédés. Mais tout cela n’était qu’une illusion, et alors qu’elle pensait avoir grandi sous la protection d’un ange gardien elle découvre qu’il ne s’agissait que du fantôme d’un mensonge.

— Pourquoi tu me racontes ça maintenant ? demande Emma.

— Parce que je vais mourir et que je ne veux pas que tu sois toute seule. Je veux que, si tu en as envie, tu puisses retrouver ton père.

— Quoi ? Mais de quel père tu parles ?

— Je ne suis pas la Sainte Vierge tu sais, dit la mère sans pouvoir s’empêcher de sourire, tu as forcément un père, celui avec lequel je t’ai fabriquée.

— Tu le connais ?

— Disons que je l’ai connu. Un peu. Évidemment.

— Tu es en train de me dire qu’il y a quelque part un homme qui est mon père ? Vivant ?

— Oui.

— Je ne comprends rien. Comment c’est possible ?

— Je ne vais pas te faire un dessin ma fille. Un jour j’ai couché avec cet homme et sans que ce soit ni prévu ni volontaire je suis tombée enceinte. J’ai mis longtemps à m’en rendre compte et lorsque ce fut le cas il était beaucoup trop tard pour envisager une interruption de grossesse.

— Comment a-t-il réagi ?

— Il n’a pas eu à réagir, il n’était pas là. L’homme en question n’était pas mon petit ami, d’ailleurs je n’en avais pas à l’époque. C’était plutôt une aventure, brève, très brève. On s’est rencontré, on s’est plu, on a couché ensemble et on est parti chacun de notre côté.

— Mais quand tu as appris que tu étais enceinte tu ne l’a pas contacté ?

— Non, j’étais un peu déçue de la façon dont cela s’était fini entre nous, j’avais compris que pour lui c’était sans importance, j’étais sans doute une parmi beaucoup d’autres. Ça ne m’incitait pas à le relancer pour lui annoncer qu’il allait avoir un enfant avec une quasi inconnue. En plus on n’habitait pas du tout au même endroit, il n’y avait rien qui fonctionnait dans cette histoire…

— Tu aurais pu essayer quand même.

— Je n’en ai pas eu envie. Je me suis dit que j’allais me débrouiller toute seule, avec l’aide de tes grands-parents. Et c’est ce que j’ai fait.

— Et pendant toutes ces années tu n’as jamais changé d’avis ?

— Non. Pas vraiment… Parfois je me demandais si j’avais fait le bon choix mais ça n’allait pas plus loin. Je me disais toujours que je pourrais le faire un jour ou l’autre si je voulais.

— C’est dingue… J’ai un père quelque part. Et il ne sait même pas que j’existe.

— Non… Mais ça pourrait changer si tu voulais. Tu pourrais le rencontrer. Je peux te donner ses coordonnées.

— Tu sais où il est ?

— Oui, je le suis sur Facebook et de temps en temps je vois des articles sur lui dans le journal.

— Ah bon ? Il est connu ?

— Pas trop non, mais il dirige une troupe de théâtre et parfois on parle de ses spectacles lorsqu’ils passent dans le coin.

— Et tu connais son nom ?

— Ah ça oui ma chérie, je le connais depuis plus de 18 ans, il s’appelle…

* * * * *

— … Jérôme Écrain, dit Emma dans un souffle.

Elle s’arrête de parler et se contente de me regarder dans l’attente d’une réaction. Je ne peux pas soutenir son regard plus de quelques secondes, je ferme les yeux, je fais le vide et j’essaye d’assimiler ce que je viens d’entendre. Durant ces instants, dans mon noir intérieur, j’ai l’impression de franchir en accéléré toutes les étapes du deuil : le déni, ce n’est pas possible, c’est une mauvaise blague, ça ne peut pas m’arriver, pas maintenant ; la colère, contre cette fille dans mon salon, contre sa mère, dissimulatrice, inconsciente et perfide ; le marchandage, je peux faire comme si je n’avais pas compris ce qu’elle vient de dire, ou faire semblant de la prendre pour une folle et la foutre dehors de chez moi, me saouler au whisky et oublier toute cette soirée ; la dépression, trop facile, c’est mon état naturel depuis quelque temps, cette nouvelle n’est qu’une épreuve de plus à surmonter ; l’acceptation, et si, de façon paradoxale, c’était ma meilleure chance, une voie de sortie, un espoir ? Je rouvre les yeux. Rien n’a bougé, Emma est toujours là, face à moi, à me fixer avec fébrilité. Elle attend que je parle, que je réagisse, que je pose des questions, que je m’offusque et m’indigne, que je m’emporte peut-être, la traitant de menteuse et d’affabulatrice, que je m’écroule, que je la prenne dans mes bras et l’embrasse… Que sais-je encore ? Elle m’attend. Dix-huit ans qu’elle m’attend.

Je parlais de deuil mais en l’occurrence on est bien plus proche d’une naissance. Peut-on naître à 18 ans ? Peut-on être le jeune père d’un enfant déjà adulte ? C’est ridicule. Rien à voir avec une naissance. Il n’y a pas de mot pour ce qui nous arrive. Ou alors il y en a trop : erreur, raté, défaillance, injustice, manquement, absence, douleur, aberration… La liste est trop longue. Et rien de positif.

J’attrape le verre d’alcool qui traîne au bout de la table et j’en avale le contenu d’une seule traite. Ça brûle et c’est dégueulasse. Je tousse et je suffoque. Je me lève brusquement pour aller remplir mon verre au robinet. Dans la cuisine je bois plusieurs gorgées puis je m’arrose le visage avec les mains. Ensuite, je m’essuie lentement avec ce torchon plus ou moins propre tout en essayant de retrouver mes esprits que j’ai l’impression d’avoir égarés depuis trop longtemps. Je suis incapable de dire ce que je ressens. Je ne sais même pas si je ressens vraiment quelque chose. Je suis insensibilisé, comme lorsqu’on vous soigne une dent et que le dentiste retire le nerf pour vous éviter de souffrir. Ah non, c’est pas insensibiliser, c’est dévitaliser, mais c’est encore mieux, enlever la vie, la soutirer, c’est très adapté. Donc, complètement dévitalisé, puis-je encore ressentir ou éprouver quelque chose ?

Je retourne dans le salon où je vais m’asseoir sur le canapé face à Emma. Elle a repris sa position initiale, assise bien droite et les mains sur les genoux, on dirait une écolière qui attend de se faire gronder. Bon, on ne va pas rester comme ça à se regarder en chien de faïence, il faut parler maintenant. Et c’est mon tour. Merde.

— Vous croyez vraiment que je suis votre père ? dis-je d’une voix sourde.

— Je n’en suis pas sûre… J’aimerais le savoir. Mais je ne vois pas pourquoi ma mère m’aurait menti. Elle est morte trois jours plus tard.

La parole d’une morte est sacrée. Tu parles. Mais c’est vrai que le lit de mort donne un joli vernis de crédibilité. Sans compter que, comme Emma, je ne vois pas pourquoi elle aurait inventé ça à ce moment-là. Et surtout, pourquoi m’aurait-elle intégré à cette histoire si je n’avais rien à y faire ?

— Elle vous a parlé des circonstances ? De notre rencontre. Et de… euh…, de la façon dont… euh…, enfin, vous voyez…

— De ma conception ?

— C’est ça, la conception.

— Elle m’a dit que vous vous étiez rencontrés en août 2004. Elle passait des vacances dans un camping au bord de l’océan avec ses parents et une copine, et un soir vous êtes venu jouer un spectacle dans la station balnéaire juste à côté.

— En 2004 ?

— Oui. Vous avez discuté à la fin de la représentation et vous avez invité ma mère et sa copine à venir boire un verre avec vous et les autres comédiens. La soirée s’est prolongée en boîte de nuit, vous avez sympathisé, vous avez bu, vous avez dansé, vous avez flirté et vous vous êtes embrassé.

— Jusque-là tout me semble crédible, dis-je sans pouvoir m’empêcher de sourire.

A cette époque, 2004, je n’avais pas encore rencontré Stéphanie et je papillonnais gaiement. J’étais jeune, libre comme l’air, presque, et je profitais de tout ce que la vie pouvait m’offrir sans me soucier des conséquences. J’étais heureux. C’est tellement loin. Tout a tellement changé. Et les conséquences viennent me rattraper…

— Le lendemain, vous aviez une autre représentation à quelques kilomètres de là, poursuit Emma, et ma mère est venue vous rejoindre. Et cette fois-ci, après le spectacle, vous vous êtes éclipsés tous les deux. A partir de là j’ai moins de détail mais je sais que vous avez passé la nuit ensemble et que ma mère n’est rentrée au camping qu’au petit matin. Vous vous êtes encore revu le soir même et vous avez de nouveau passé la nuit ensemble. Mais le troisième jour, alors que c’était prévu, vous ne vous êtes pas vus, je ne sais pas pourquoi. Et le jour suivant les vacances étaient terminées, ma mère, sa copine et ses parents sont rentrés chez eux. Fin de l’histoire. En tout cas, c’est ce que croyait ma mère à ce moment-là.

On le sait bien, la mémoire est sélective, elle n’en fait qu’à sa tête et ne conserve que ce dont elle a envie. La mienne met un point d’honneur à classer et archiver toutes mes expériences amoureuses dans un endroit facilement accessible et dans lequel il est aisé de retrouver ce que je cherche. C’est de la chance ou du respect, comme on voudra. Ce que vient de me raconter Emma a donc rapidement fait écho avec un de mes souvenirs bien rangé à sa place. Pendant qu’elle parlait, je suis allé le sortir de sa petite boîte pour l’examiner sous toutes les coutures et jouer au jeu des sept différences. Sauf qu’il n’y a pas de différence, tout concorde et se superpose parfaitement. Et si parmi tous mes souvenirs certains ont pris un sacré coup de vieux, celui-là a gardé toute sa fraîcheur et a encore belle allure. Je me souviens très bien de cette fille, très jolie, très agréable, avec qui j’ai passé des moments très doux et beaucoup trop courts. J’aurais bien aimé que ça dure un peu plus longtemps. Elle s’appelait Sophie…

— … Bertin, Sophie Bertin, dit Emma, c’est le nom de ma mère. Ça vous dit quelque chose ?

— Oui, je me souviens d’elle.

— C’est vrai ?

— Ben oui, même si c’est loin et si vous pensez qu’à mon âge on est déjà un peu gâteux, j’ai encore deux ou trois neurones qui fonctionnent et je les ai tous affectés à ma mémoire.

— Mais non, s’esclaffe-t-elle, c’est pas ça. Je me disais seulement que des aventures de ce genre vous aviez du en avoir beaucoup et que vous pouviez les avoir oubliées. Ou les mélanger.

— C’est ça, vous croyez que je suis complètement sénile et que je sucre les fraises… Ou alors que j’ai déjà un Alzheimer précoce. Quoique, pas si précoce que ça finalement, non ?

— Pas du tout, je vous trouve très bien conservé pour votre âge, me dit-elle en riant. Et je suis sûre que vous avez encore toutes vos facultés mentales. Ou presque toutes.

On plaisante… Elle vient de me faire la révélation du siècle et on s’amuse… C’est sans doute le moyen que nous avons trouvé pour évacuer un peu de la tension accumulée dans cette pièce. Au-delà des apparences, le moment est important, très important. Grave même. Pour elle comme pour moi. Car, il faut que je le précise, aussi étonnant que cela paraisse, je n’ai aucun doute sur la véracité de ses propos. Je lui fais entièrement confiance et je suis certain d’être le père de cette fille dont je viens à peine de faire la connaissance. Cela me semble évident bien que je ne sache pas comment l’expliquer. Je suis son père depuis 5 minutes mais la certitude est déjà totalement ancrée en moi, ça ne change rien. Ou plutôt si, au contraire, ça change tout.

Je me souviens d’une chanson de Jean-Jacques Goldman dont le titre était « Juste après » et dans laquelle il demandait plusieurs fois « Mais qu’est-ce qu’on peut bien faire après ça ? » Eh ouais, qu’est-ce qu’on peut faire maintenant qu’on a appris ça ?

Elle doit se poser la même question, sans avoir plus de réponse que moi, car elle s’est subitement arrêté de rire et même de sourire. Elle se contente de me regarder et elle attend que je dise ou fasse quelque chose. J’imagine qu’en venant ici elle avait plus ou moins préparé le discours qu’elle vient de tenir et qu’elle avait à peu près tout prévu jusqu’à la révélation. Elle savait ce qu’elle devait dire et comment faire pour y arriver. Elle était sur un sentier à peu près balisé. Mais désormais, pour elle comme pour moi, c’est une terra incognita, un territoire totalement vierge que nous devons explorer sans savoir ce qui nous y attend. A bien y réfléchir, finalement, ce n’est pas très différent d’une naissance ; les parents ne savent rien de l’enfant qui vient de naître, c’est un véritable inconnu qui, même après de longues années d’acquis ne se départira jamais de l’inné avec lequel ses parents devront composer, bon gré mal gré, pour le meilleur et parfois pour le pire. Mais pour cet enfant c’est exactement la même chose, il débarque chez deux étrangers, parfois un seul, et c’est une vraie loterie ; il peut tomber sur des parents aimants et attentifs ou sur des idiots congénitaux à qui on n’oserait même pas confier un poisson rouge. Pire encore, ils peuvent être méchants, jaloux, pervers, … Ça existe, je n’invente rien. La rencontre d’un enfant avec ses parents est toujours une aventure. Comme celle qui nous attend Emma et moi, à ceci près que nous avons 18 ans de retard.

— On pourrait peut-être se tutoyer, dis-je pour relancer la conversation.

— Oui, si vous vo… Si tu veux, ça sera plus simple. Un peu moins guindé.

— C’est ça, un peu plus familier aussi. Ça semble de circonstance…

— Oui.

— Pour dire la vérité, je ne sais pas trop comment réagir ni comment me comporter. La situation est assez inhabituelle…

— C’est sûr. Moi je suis au courant depuis 6 mois, j’ai eu le temps de me faire à l’idée que tu étais mon père, même sans te connaître. Mais pour toi, en plus du reste, il y a l’effet de surprise.

— Sacrée surprise !

— C’est peut-être un peu tôt pour te le demander mais j’aimerais savoir ce que ça te fait d’apprendre ça. Qu’est-ce que tu ressens ? Qu’est ce que tu penses de tout ça ?

— Effectivement c’est un peu tôt parce que pour l’instant tout se mélange dans ma tête. Il y a une profusion de sentiments qui viennent frapper à la porte et j’ai beaucoup de mal à faire le tri. Il va me falloir un peu de temps pour tout mettre en ordre…

— Je comprends.

— Il va falloir aussi qu’on définisse ensemble ce que cela implique pour nous, ce que l’on veut faire avec ça, ce dont on a envie.

— Comment ça ?

— Je suis ton père, tu es ma fille, OK, mais cette relation n’est pas livrée avec un mode d’emploi, sans doute parce qu’il n’y en a pas. Il n’y a rien d’obligé, d’automatique, tout est à construire…

— C’est bizarre comme tu en parles.

— Ça fait partie des choses que tu vas découvrir de moi, et avec lesquelles tu vas devoir composer, ou pas, je suis bizarre… Plus ou moins selon les moments.

— Tu dis ça pour me faire peur ?

— Non, je dis ça pour que tu saches à quoi t’attendre.

Pourquoi est-ce que je commence par ça ? C’est nul. A croire qu’effectivement je veux lui faire peur. Qu’est-ce que je cherche ? A la faire fuir avant qu’elle ait eu le temps de me découvrir ? Pour éviter de m’attacher à elle. Éviter de souffrir. Surtout que je ne suis pas plus bizarre qu’un autre. Quoique… Si, en ce moment je suis très bizarre mais c’est temporaire, ça ne va pas durer. Pas toujours. J’espère.

— Je ne sais pas à quoi je m’attends, répond-elle. Depuis que j’ai appris ton existence j’ai beaucoup réfléchi et pensé à toi. Enfin, j’ai pensé à ce père qu’on m’avait caché et qui était quelque part, pas très loin, atteignable, vivant… J’ai eu le temps de me demander si je voulais te rencontrer et te connaître et selon les jours la réponse n’était jamais la même. C’est ce qui explique le temps que j’ai mis avant de me décider à franchir le pas et à venir te voir. J’ai imaginé tout un tas de choses à propos de cette rencontre et j’ai élaboré des dizaines de scenarios. Du conte de fées au film d’horreur, j’ai essayé d’envisager toutes les hypothèses possibles, même les moins probables. Mais, étonnamment, je ne me suis jamais laissée aller à espérer quelque chose de précis. Donc, je ne sais pas si ça te rassure, je ne m’attends à rien de particulier. De toute façon, je n’ai jamais eu de père, je ne sais pas ce que ça peut faire d’en avoir un, mais je suis prête à l’apprendre.

— Contrairement à moi, tu en parles vraiment bien dis donc.

— C’est ce que je disais, j’ai eu le temps d’y réfléchir, sourit-elle.

— En tout cas, ça me rassure. Que tu n’attendes rien de particulier. Je ne sais pas ce que je suis capable d’offrir en ce moment…

— Ce que j’aimerais, si c’est possible, c’est en apprendre un peu plus sur toi. Pour l’instant je ne sais que ce que ma mère m’en a dit, c’était très limité et assez ancien, et ce que j’ai pu lire dans les journaux, mais ça ne concernait que ta vie professionnelle, ta troupe et tes spectacles. Je ne sais rien de toi et de ta vie privée. Je ne sais pas qui tu es.

— Et qu’est-ce que tu voudrais savoir ?

— Tout ce que tu voudras bien me dire, tout ce qui me permettra d’un peu mieux te connaître.

— Bon. Je commence par les trucs de base alors. Jérôme Écrain, 46 ans, comédien, metteur en scène, un peu auteur, un peu professeur. Je dirige une troupe de théâtre depuis un peu plus de 10 ans avec laquelle nous créons régulièrement de nouveaux spectacles. Ça marche pas trop mal. Côté perso, je suis fils unique et mes parents sont décédés il y a déjà plusieurs années. Je ne suis pas marié et je suis même célibataire. Malgré mon boulot un peu artistique, je mène une vie assez tranquille, chiante parfois, ce qui fait que, comme tu le vois, on peut me trouver chez moi, tout seul, un samedi soir.

— Tu n’as pas d’enfant ?

Le flash noir qui passe devant mes yeux m’empêche de répondre dans le bon tempo. C’est donc avec une demi-seconde de retard que je réplique.

— Non, je n’ai pas d’enfant…

— Jusqu’à ce soir ! se réjouit-elle.

— C’est ça, jusqu’à ce soir.

— Tu n’en voulais pas ?

Que répondre à ça ? Encore une demi-seconde de panique pour décider de biaiser.

— Peut-être que j’attendais que tu apparaisses, tenté-je avec une grimace qui aurait voulu se faire passer pour un sourire.

Bonne réponse. Son regard s’illumine. Elle apprécie la pirouette.

— Et tu n’as personne dans ta vie ? poursuit-elle.

— Non, pas en ce moment. J’ai vécu avec une femme pendant 12 ans mais on s’est séparé il y a quelques mois, un peu avant l’été.

— Ah mince. Pardon.

— Non, ce n’est pas grave. Enfin si, mais… Disons que ça a été difficile, que ça l’est toujours un peu parfois, mais que je suis en voie de guérison.

— Puisque je suis indiscrète, autant continuer, pourquoi vous êtes-vous séparés ?

— Effectivement c’est super indiscret ça…

— Je sais.

— C’est difficile à dire. C’est surtout venu d’elle, je crois simplement qu’elle en avait assez de moi. Le temps a fait son œuvre. Elle s’est lassée. Il faut dire qu’on passait quasiment tout notre temps l’un avec l’autre puisqu’on vivait et travaillait ensemble.

— Ah bon ?

— Oui, elle s’occupait de toute la technique des spectacles, le son, la lumière, même les décors et les costumes. En fait, c’est encore le cas, elle continue à travailler pour la troupe, le temps qu’on trouve une solution.

— Vous vous voyez toujours alors ?

— Oui, quelquefois. C’est pas très facile. Mais on cherche une solution, il faut qu’elle trouve un autre boulot et moi quelqu’un pour la remplacer…

— Où ça ?

— Quoi ?

— Tu dis « pour la remplacer », dans ta troupe ou dans ta vie ?

— Tu poses de bonnes questions dis donc ! Celles auxquelles on ne sait pas bien répondre…

— Désolée, dit-elle avec une moue qui signifie le contraire.

— L’urgence c’est le boulot. Pour le reste je ne suis pas pressé.

Elle semble réfléchir. Mais elle a l’esprit vif, ça ne met pas trop de temps.

— On est un peu pareil, constate-t-elle.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— On est tout seul. On n’a plus personne…

Chacune de ses flèches touche leur cible en plein cœur et elle ne le fait même pas exprès. Elle est dangereuse cette fille. Ma fille.

— C’est pas très gai, dis-je.

— Ça dépend. Il y a toujours plusieurs façons de voir les choses. Pour certaines personnes, « seul » rime avec tristesse et solitude. Pour moi, au contraire, c’est synonyme de liberté, donc c’est plutôt joyeux.

— C’est une vision très positive. Tu es toujours comme ça ?

— Oui, c’est dans ma nature, je vois le bon côté des choses et je suis optimiste. Je trouve ça plus facile.

— Pourtant tu viens de vivre quelque chose de très douloureux avec la perte de ta mère.

— Justement. J’ai déjà vécu ce qui pouvait m’arriver de pire. Ce serait inutile de m’inquiéter pour la suite. Je préfère me réjouir et m’enthousiasmer à l’idée de tout ce qui m’attend. Ma vie ne fait que commencer…

--- J’admire ta sagesse. C’est surprenant chez une fille de ton âge.

— Pourquoi ? Parce que je suis une fille ? Tu es misogyne ?

— Quoi ? dis-je surpris. Mais non, ce n’est pas ce que je voulais dire, je parlais juste de ton âge…

--- Je plaisante, pouffe-t-elle. C’était une blague.

Et voilà, elle s’amuse et se moque de moi. Elle est détendue. Elle passe un bon moment. « Qu’est-ce que tu as fait samedi soir ? — Pas grand-chose, je suis juste allée mettre un immense bordel dans la vie déprimante de mon père. C’était drôle, surtout qu’il ne s’y attendait pas du tout ! ». Elle pourra raconter ça à ses copines, elles vont bien se marrer. Je ronchonne intérieurement et en même temps je songe à l’extraordinaire coïncidence qui la fait débouler dans mon existence à ce moment précis. Je ne sais pas encore si c’est une chance ou une malédiction mais je pressens que cela ne sera pas sans conséquence.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Frank Andella ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0