Chapitre 2

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2. Beckett Samuel

Je la regarde s’éloigner dans l’obscurité. Elle fait une dizaine de mètres sur le trottoir avant de s’arrêter devant une porte vitrée et de composer le code permettant de la déverrouiller. Elle pousse la porte, tourne la tête vers moi, me fait un petit signe de la main puis s’engouffre dans son immeuble et disparaît de ma vue.

Je viens de raccompagner Emma jusqu’à chez elle, vu l’heure tardive je n’ai pas voulu qu’elle rentre toute seule, je trouvais ça dangereux. Pas très rassurant en tout cas. Ça commence, je m’inquiète déjà pour elle. Comme si j’avais besoin de ça…

On a passé les dernières heures à tenter de faire connaissance. On a beaucoup parlé, on a fini la pizza et on s’est raconté nos vies. Ce qu’on a pu. Ce qu’on a voulu. Pas tout. C’est trop tôt. Elle avait l’air heureuse d’être là. Soulagée, curieuse, attentive, bavarde, spontanée. Lumineuse. Et moi, à l’écouter parler, en dialoguant avec elle, parce qu’elle m’a fait sourire et même rire quelquefois, j’ai profité de sa lumière. J’ai eu l’impression qu’elle apportait de la clarté dans ma maison et qu’elle chassait toutes les ombres qui y avaient élu domicile. Bel exploit.

Mais lorsque je rentre chez moi, seul, les ombres sont revenues, elle n’étaient pas parties bien loin. Elles m’attendaient. Elles m’attendent toujours. Je file directement à la salle de bains. Tout en me lavant les dents je m’examine dans le miroir. Je vois ces cernes qui ne sont pas uniquement dues à l’heure tardive. Je constate une fois de plus que, comme la mer qui se retire, ma chevelure laissera bientôt mon crâne à marée basse. J’ai encore des cheveux mais ils reculent de plus en plus, ils ont déjà perdu la partie. Et toutes ces rides qui apparaissent, petites rigoles par lesquelles le temps s’écoule, elles me ravagent et me défigurent. Je me trouve moche, vieux, fatigué, épuisé même. Je crache dans le lavabo et j’éteins la lumière. C’est dans le noir que j’atteins ma chambre et mon lit. Je m’écroule dessus en espérant y trouver un sommeil réparateur. Au lieu de ça, je m’enfonce dans une nuit peuplée de cauchemars. La routine.

Assis à la table du salon, tout en touillant machinalement mon café, je repense à la soirée d’hier. Ce matin, à froid, à jeun, ça semble un peu irréel. Un peu gros. Une fille qui débarque chez moi, tout à coup, et qui m’annonce que je suis son père, on dirait le début d’un mauvais roman de gare. Ou d’un téléfilm américain de début d’après-midi. C’est tellement improbable. Une fille cachée… Et pourquoi pas un trésor miraculeux ? Et des pirates. Ou des extra-terrestres...

Et pourtant j’y crois. Plus que ça, je sais que c’est vrai. C’est un souci en moins ; en plus de tous les autres sentiments qui me gagnent, il y aurait pu avoir l’incertitude et la méfiance. Ce n’est pas le cas, mais ça ne résout rien. Je ne sais pas comment réagir face à cette révélation. En fait, je ne devrais même pas me poser la question ; je devrais me contenter de suivre mes émotions. Ne pas les réfréner, les laisser s’exprimer, quelles qu’elles soient, et m’en accommoder. Sauf que des émotions je n’en ai plus. Trop sollicitées au cours des derniers mois, plutôt que de me faire imploser elles ont préféré déclarer forfait et abandonner le terrain. Question de survie. Elles m’ont laissé sans réaction, littéralement, et c’est toujours le cas. Je ne ressens plus rien. Ni joie, ni peine, ni peur, ni haine. Plus d’envie, plus de passion, plus de plaisir. Plus d’inquiétude non plus, ni d’angoisse, ni d’appréhension, c’est le seul côté positif de la situation.

Je me repasse quelques images de la veille : Emma assise sur ce fauteuil comme une élève bien sage, son sourire doux et malicieux à la fois, son rire qui coule comme une rivière, son enthousiasme, et ses yeux confiants qui pendant quelques heures m’ont réchauffé. Inévitablement, en pensant à elle je ne peux empêcher les souvenirs concernant sa mère de remonter à la surface. Ils sont lointains, profonds, bien cachés mais ils sont là. Hier soir, ils sont revenus sous forme de flash, aujourd’hui c’est toute l’histoire qui se rejoue derrière mes paupières.

* * * * *

19 ans, 1 mois et 17 jours plus tôt

Le décor est des plus simples : une table autour de laquelle sont disposées quatre chaises, un peu plus loin un porte-manteau et à l’autre bout de la scène un miroir sur pied. Plutôt que de scène, il serait plus juste de parler d’estrade, à peine 50 centimètres de haut pour surélever un peu les comédiens par rapport au public. Celui-ci commence à remplir les chaises installées pour l’occasion. Si les horaires sont respectés le spectacle devrait débuter dans moins de 20 minutes mais ce sont les vacances, il fait encore chaud malgré l’air marin qui s’infiltre de temps en temps sur cette petite place et personne n’est vraiment pressé. Que cela démarre dans une demi-heure serait déjà un exploit. En coulisses les comédiens mettent la main aux derniers préparatifs ; ils ajustent leurs costumes et leur maquillage, certains répètent une dernière fois leurs répliques, d’autres font des assouplissements, d’autres encore fument une cigarette tout en regardant les spectateurs prendre place. Parmi eux, allant de l’un à l’autre pour vérifier que tout va bien, Georges Daubert déambule et s’agite. Acteur, metteur en scène, auteur de la pièce qui va être jouée, une parodie de Hamlet burlesque et loufoque, il est aussi le directeur de la troupe invitée ce soir. Il en est le cœur et l’âme, la cheville ouvrière et l’inspirateur, la tête et les jambes. Et pour ses jeunes partenaires-comédiens il est également un père et une mère de théâtre. Il cumule les fonctions et les responsabilités et c’est donc sur lui que repose avant tout le succès ou l’échec de cette représentation. Sur lui et son acteur principal, et lorsqu’il y pense il est à la fois terrifié et complètement rassuré. Terrifié parce que c’est la première représentation devant un vrai public, si tant est que l’on puisse qualifier de public ces vacanciers qui n’ont sans doute pour la plupart jamais mis les pieds dans un théâtre et qui n’ont même pas payé leur place pour être là ; le spectacle est gratuit, c’est la municipalité qui l’offre à tous ces touristes qui font vivre la commune en ce mois d’août. C’est à chaque fois la même chose, même si ça fait bientôt trente ans qu’il fait ce métier, les soirs de première Georges Daubert a l’impression que rien ne va fonctionner, ni son texte, ni sa mise en scène, et que les comédiens ne vont pas être prêts. Pas tous les comédiens. Il y en a un en qui il a totalement confiance, et ça tombe bien parce que c’est lui qui porte la pièce sur ses épaules, c’est le jeune Jérôme Écrain. Depuis qu’il a intégré la troupe il ne l’a jamais déçu. Mieux que ça, il parvient toujours à le surprendre favorablement. C’est un bon acteur. Très bon même. Il aurait sans doute pu faire une vraie carrière… Ça n’a pas marché, tant pis. Et tant mieux pour Georges Daubert, ses collègues comédiens et les estivants-spectateurs qui vont avoir la chance de l’applaudir ce soir.

Dix minutes avant le lever de rideau, même s’il n’y en pas, Sophie Bertin et son amie Aurélie viennent s’installer face à la scène. Elles ont eu peur d’arriver en retard mais non, tout va bien, ça n’a pas encore commencé et il reste quelques bonnes places. Troisième rang, légèrement sur la droite, elles ont une vue parfaite sur l’estrade et son décor minimaliste. C’est Aurélie qui a insisté pour qu’elles viennent voir cette pièce ; d’abord parce que c’était gratuit et ensuite parce qu’elle a entendu parler de cette troupe et de ses spectacles un peu déjantés, toujours très drôles. Ni elle ni Sophie ne sont des spécialistes du théâtre, elles n’en ont vu qu’à la télé une fois ou deux, mais elles sont ravies d’être là. Et puis de toute façon, si ce n’est pas bien ou si elles s’ennuient elles pourront partir avant la fin.

Comme prévu, il y a quelques minutes de retard pour laisser le temps aux retardataires de prendre place puis les projecteurs s’allument et le spectacle débute enfin.

Une heure et demie plus tard les spectateurs sont debout pour applaudir et acclamer les comédiens qui saluent sur scène. C’est un vrai succès, presque un triomphe. Georges Daubert est ravi, Jérôme Écrain aussi, et tous les autres avec eux. Ils adressent des remerciements à la foule, ils sourient, ils rient même, ils se prennent dans les bras et continuent à saluer leur public. Puis les applaudissements se calment et les comédiens regagnent les coulisses. Sophie et Aurélie ont mal aux mains tant elles ont applaudi fort et longtemps. Elles ont trouvé ça génial, tellement amusant, tellement différent de la télé ou du cinéma. Le spectacle vivant c’est quand même autre chose. C’était une vraie bonne soirée et elles n’ont pas envie qu’elle se termine alors, tandis que les spectateurs quittent l’espace, elles restent sur leur chaise et commentent ce qu’elle viennent de voir. Elles se racontent ce qui les a fait rire, soulignent ce qui les a le plus étonnées et jugent les prestations des comédiens. Bien sûr, sans surprise, la prestation de Jérôme Écrain les a emballées ; drôle, sensible parfois, avec un sacré abattage et, ce qui ne gâte rien, un joli physique qui n’a pas laissé les deux jeunes filles indifférentes.

Mais justement, voici les comédiens qui sortent de derrière la scène et qui se dirigent vers la sortie. En dernière position, discutant avec Georges Daubert, la vedette de la soirée, Jérôme Écrain. Toujours enthousiaste, Aurélie l’aperçoit et l’interpelle tout en se mettant à applaudir de nouveau :

— Bravo ! Bravo ! Bravo !

Jérôme tourne la tête vers les deux jeunes femmes et ne peut s’empêcher de sourire avant de s’adresser à elles.

— Merci. Merci beaucoup. On dirait que ça vous a plu.

— Oh oui, j’ai trouvé ça génial, répond Aurélie.

— A ce point ? On a fait beaucoup d’erreurs pourtant et on a encore pas mal de choses à améliorer…

— Moi j’ai trouvé que c’était parfait.

— Eh bien écoutez, même si ce n’est pas vrai, c’est très gentil de nous dire ça.

— Et franchement, même si tous les comédiens sont bons, vous vous êtes fantastique, s’enhardit Aurélie.

— Fantastique ? C’est tout ? rigole Jérôme.

— Oh mais je ne plaisante pas, je vous ai trouvé merveilleux. Drôle, émouvant, percutant… Tout quoi !

— Bien, puisque c’est comme ça, et que je ne pourrais sans doute jamais faire mieux, je décide de me retirer de la scène, s’amuse-t-il. Georges, ma décision est prise, j’arrête tout et je pars sur ce triomphe.

— Tu as raison, répond Georges Daubert en entrant dans le jeu. Tu as atteint ton sommet ce soir, autant partir en pleine gloire.

— Vous vous moquez mais je suis sincère, insiste Aurélie.

— C’est très gentil de votre part Mademoiselle et je vous en suis reconnaissant. Et votre amie, qu’est-ce qu’elle en pense ? demande Jérôme en s’adressant à Sophie.

Celle-ci laisse s’écouler une ou deux secondes avant de répondre.

— Je suis d’accord avec Aurélie. Mais…

— Il y a un « mais » ?, s’étonne Jérôme le sourire aux lèvres.

— Oui. Je crois que vous pouvez faire encore mieux que ce soir. Je crois que vous n’êtes pas à votre maximum.

C’est à Jérôme de laisser passer un instant. Il en profite pour regarder cette fille et s’apercevoir qu’il la trouve plutôt pas mal.

— Je ne peux pas vous donner tort… C’est quoi votre prénom ?

— Sophie.

— Je ne peux pas vous donner tort Sophie. Ce soir c’était la première, on sera sans doute meilleur demain et encore plus les jours suivants. Pas vrai Georges ?

— J’espère bien, répond celui-ci en souriant.

— Mais en attendant, je suis ravi que ça vous ait plu dès ce soir, malgré toutes nos imperfections, ajoute Jérôme. Ça me fait très plaisir. Merci beaucoup. Bonne fin de soirée.

Il se remet à marcher pour suivre Georges qui est déjà reparti. Mais après quelques pas il se retourne et interpelle de nouveau les deux filles.

— Pourquoi vous restez toutes seules ici ? Il ne se passera plus rien vous savez.

— Oui, oui, répond Aurélie. C’est juste qu’on avait envie de prolonger ce moment et comme on n’est pas pressé…

— Si vous voulez vraiment prolonger cette soirée venez donc boire un verre avec nous. On va au bar qui est face à la plage.

— On voudrait pas vous déranger, répond Aurélie avec un sourire jusqu’aux oreilles.

— Ça ne risque rien. Et puis vous savez, plus on est de fous…

— On y va ?, demande Aurélie en se tournant vers Sophie.

— Si tu veux… Pourquoi pas ?

Les deux jeunes filles rejoignent Jérôme et lui emboîtent le pas en direction de la plage. Dans le bar c’est la foule des grands soirs. La terrasse est bondée et à l’intérieur ça se bouscule au comptoir. Les comédiens qui étaient sur scène tout à l’heure sont immergés et noyés au milieu des touristes, ils forment des petits groupes par ci par là. Georges Daubert rejoint l’un d’entre eux tandis que Jérôme entraîne Aurélie et Sophie vers une table où plusieurs personnes sont installées devant de grandes chopes de bière. Après l’effort le réconfort, c’est aussi valable dans la culture que dans le sport. Il y a là deux garçons et deux filles qui discutent avec enthousiasme. Aurélie et Sophie reconnaissent deux des acteurs de tout à l’heure mais les deux autres leur sont inconnus. Jérôme parvient à récupérer trois chaises disponibles et les disposent autour de la table en invitant les deux jeunes femmes à s’y asseoir. Il prend la dernière et se retrouve juste à côté de Sophie. Après de rapides présentations les conversations repartent allègrement et tandis qu’Aurélie s’intègre à celle que mènent son voisin et sa voisine, Jérôme se lance à la découverte de cette jolie fille qui, s’il ne se trompe pas, n’est pas tout à fait insensible à son charme bien qu’elle déploie tout un arsenal de contre-mesures pour faire croire le contraire. Intéressant.

Ils font rapidement connaissance et la soirée, douce et animée, file à toute vitesse. Le bar se vide peu à peu et certains membres de la troupe propose de poursuivre la soirée dans la boite qui se trouve à une cinquantaine de mètres. Georges Daubert fait valoir son grand âge pour décliner l’invitation et annonce qu’il va rentrer chez lui tout en conseillant à ses amis de ne pas se coucher trop tard. Les plus raisonnables écoutent son conseil et préfèrent rentrer eux aussi. Les autres s’élancent en direction de la boîte bien connue des touristes et des fêtards de la région. Aurélie et Sophie suivent le mouvement.

A l’intérieur de l’établissement, tout le monde se précipite sur la piste de danse et se déhanche au rythme des différents tubes de l’été. Danser, transpirer, boire, et recommencer. Et parfois s’accorder quelques minutes pour reprendre son souffle. C’est le cas à cet instant et, comme un fait exprès, Jérôme et Sophie se retrouvent seuls côte à côte en bord de piste. Jérôme lui propose d’aller s’asseoir quelques secondes. Ils s’installent à l’écart et se mettent à parler mais l’intensité de la musique les oblige à se rapprocher et à carrément coller leur bouche à leurs oreilles pour parvenir à s’entendre. Ils font plus que se frôler, ils sont obligés de se toucher et comme cela ne semble pas les déranger ils se rapprochent encore un peu plus et finissent pas s’embrasser. Ils semblent étonnés et ravis tous les deux. C’était simple, presque facile. Ils se sourient et s’embrassent à nouveau. Et puis ils parlent, et s’embrassent encore, et se sourient toujours, et de temps en temps ils retournent danser. Puis ils reviennent, s’isolent un peu et se prennent dans les bras pour sentir la vibration de l’autre. Les heures passent comme des secondes. Il est très tard, déjà tôt, le jour ne va plus tarder à se lever, il faut partir. Sophie et Jérôme s’arrachent l’un à l’autre, s’échangent des numéros et se donnent rendez-vous pour le soir même.

Aurélie et Sophie regagnent leur voiture bras dessus bras dessous. Elles sont fatiguées mais elles parlent tout au long du chemin, se coupent la parole et s’interrompent de temps en temps pour rire ou pour reprendre leur souffle. Quelle bonne soirée ! Sophie a des étoiles dans les yeux, des papillons dans le ventre et un peu d’alcool dans le sang. Ça tombe bien, c’est Aurélie qui conduit. Lorsqu’elles arrivent au camping elles essayent de ne pas faire trop de bruit pour ne pas réveiller les parents de Sophie même si elles ne peuvent s’empêcher de glousser toutes les cinq minutes. Elles se glissent sous la tente et dans leur sac de couchage respectif puis elles s’endorment au moment où leur tête rentre en contact avec l’oreiller.

La nuit est courte, beaucoup trop courte, mais les parents ne veulent pas les laisser gâcher une des dernières journées de vacances. Réveil, petit-déjeuner et direction la plage. Hop hop hop, pas de temps à perdre. Les filles protestent le sourire aux lèvres et suivent le mouvement bon gré mal gré. Le sable est chaud, l’eau est fraîche, la journée est agréable. Elle passe vite même si Sophie n’arrête pas de penser à ce Jérôme ; l’impatience et l’envie de le revoir grandissent au fil des heures. Le soir, après un rapide repas, Sophie laisse ses parents et Aurélie au camping pour retourner voir la pièce et surtout son acteur principal. Elle s’aperçoit qu’il avait raison, le spectacle est de meilleure qualité cette fois-ci et les spectateurs rient encore plus fort que la veille. A la fin de la représentation Sophie ne bouge pas et attend, et pendant ces quelques minutes elle se demande si la magie sera encore au rendez-vous ou si le carrosse sera redevenu citrouille. Comme hier les comédiens sortent de derrière la scène après s’être changés et démaquillés et en l’apercevant ils lui font un petit signe. Elle attend encore et tout à coup Jérôme apparaît et la cherche du regard. Lorsqu’il l’aperçoit, il dessine un grand sourire sur son visage. Il s’approche rapidement, vite, trop vite, et la percute avec douceur. Elle est dans ses bras et leurs lèvres sont déjà collées. Juste le temps de respirer et de se dire bonjour et ils s’embrassent de nouveau sans se quitter des yeux. Ils se sont manqués, se sont espérés et attendus toute la journée, et se retrouvent comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. Une nouvelle fois ils accompagnent les autres membres de la troupe pour boire un verre avec eux mais ils ont besoin d’intimité, ils ne restent pas longtemps. Ils préfèrent aller marcher sur la plage. Ils peuvent parler sans crier et se découvrir sereinement. Ils sont seuls sur le sable, bercé par le bruit des vagues, il fait bon. Ils marchent et s’éloignent de plus en plus de la plage principale jusqu’à ce que les lumières de la ville aient disparu. Alors ils s’arrêtent, s’agenouillent dans le sable et s’embrassent de nouveau. Puis ils enlèvent leurs vêtements un à un et avec une infinie douceur se fondent l’un dans l’autre sous le regard ému de la lune et des étoiles. Ils font longtemps l’amour, plusieurs fois, éblouis et radieux. Ils s’enlacent et dorment quelques instants avant d’aller se baigner dans les vagues noires et blanches. Semblables et différents, ils reviennent vers la civilisation les mains emmêlées et les cœurs chavirés. Devant la voiture de Sophie ils se séparent encore une fois en se promettant comme la veille de se revoir le lendemain.

Cette fois-ci, pas de spectacle, Jérôme fait relâche, ils se retrouvent un peu plus tôt et ont toute la soirée pour eux. Jérôme a choisi le restaurant et, quelle chance, il fait également hôtel. La chambre est grande et les draps sont blancs, ou bleus, ou roses, peu importe, ils sont froissées, entortillées et finalement jetés à l’extérieur du lit. La nuit est brûlante. Ils la finissent entremêlés, épuisés et ravis, chacun trouvant sa place dans les pleins et les déliés de cet autre corps qui s’accorde parfaitement.

Le lendemain matin ils prennent le temps de petit-déjeuner ensemble puis il faut de nouveau se séparer. Sophie doit rentrer au camping, Jérôme est attendu à Bordeaux. Ils conviennent d’un rendez-vous pour le soir-même, à peine quelques heures à passer l’un sans l’autre. Ils s’embrassent une dernière fois sur le parking de l’hôtel puis chacun regagne son véhicule et repart vers sa vie sans l’autre.

Jérôme a juste le temps de passer chez lui pour se changer avant de repartir pour son rendez-vous. Il est sur le point de quitter son domicile lorsque le téléphone se met à sonner. Il décroche en espérant ne pas perdre trop de temps, il n’est plus très en avance. Il reconnaît immédiatement la voix qui l’interpelle. C’est étonnant comme on peut en venir à détester ce que l’on a tant aimé. Fut une époque où il aurait pu faire n’importe quoi pour cette voix alors qu’aujourd’hui il ne supporte plus de l’entendre.

— Jérôme ? Tu es là ?

— Oui Béatrice, je suis là. Tu me cherches ?

— Oui, j’avais eu peur de ne pas te trouver. C’est Hugo !

— Quoi Hugo ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’il a ?

— Il vient d’avoir un accident. On est à l’hôpital.

— Quoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est grave ?

— On ne sait pas encore. J’attends de voir un médecin… Il est tombé d’un arbre dans le jardin. Il s’est fait mal.

— Il a quelque chose de cassé ?

— Je ne sais pas… Mais j’ai peur qu’il soit tombé sur la tête…

— Tu ne l’as pas vu ?

— Non je ne l’ai pas vu tomber.

— Tu l’as laissé monter dans l’arbre sans surveillance ?

— Je ne suis pas sans arrêt avec lui tu sais.

— Mais on ne laisse pas un enfant de 5 ans tout seul dans le jardin.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’es pas là. C’est vrai, cet enfant de 5 ans joue tout seul parfois, parce que son père, toi, habite à 500 kilomètres de chez nous. Et tu voudrais me donner des leçons ? M’apprendre comment on élève un enfant ? Ne t’amuse pas à ça Jérôme !

Elle lui cloue le bec. Comme toujours. Elle est la mère aimante et abandonnée et lui le père indigne et démissionnaire. Les rôles sont bien définis, on ne peut rien y changer.

— Qu’est-ce que je peux faire ? demande Jérôme piteusement.

— Je crois que tu devrais venir le voir…

— Tu crois ? Maintenant ?

— Ça lui ferait plaisir, j’en suis sûre. Et puis, si c’est grave il faut que tu sois là…

La culpabilité est un puissant moteur. Suffisant pour propulser Jérôme dans le premier train à destination de Paris afin d’aller rejoindre son fils et, accessoirement, ne pas contrarier un peu plus sa mère qui, si c’était le cas, trouverait un moyen de le lui faire payer et regretter. Il laisse donc tout en suspens dans sa vie bordelaise mais il pense surtout à Sophie qu’il ne pourra pas voir ce soir. A peine installé dans le train il sort son téléphone et l’appelle pour lui expliquer la situation et s’excuser.

Sophie et Aurélie sont dans l’eau. Elles viennent de passer un moment sur la plage à dorer alternativement sur le côté pile et le côté face et maintenant elles sont en train de se rafraîchir. Sophie a fait à son amie le compte-rendu de sa soirée et de sa nuit et, sans avoir besoin d’y mettre de grands mots dessus, elle sait qu’il est en train de se passer quelque chose. Aurélie est d’accord même si elle lui conseille de garder la tête froide parce que, quand même, les mecs sont souvent assez bizarres et pas très fiables. Sophie est d’accord, bien sûr, mais ce Jérôme lui semble différent des autres… Elles retournent à leur serviette pour pouvoir se sécher et continuer à bronzer. Avant de s’étendre Aurélie cherche ses lunettes de soleil dans son sac mais elle n’arrive pas à mettre la main dessus.

— Sophie, tu ne sais pas où j’ai mis mes lunettes ? Je ne les trouve pas.

— Tu les as peut-être mis dans le mien sans faire exprès. Attends, je regarde…

— C’est bizarre, je ne vois pas mon téléphone non plus.

— Ah bon ? En tout cas c’est pas dans mon sac. Mais… Aurélie, moi non plus je n’ai plus ni mes lunettes ni mon téléphone… C’est pas possible.

— C’est pas vrai… Merde, on a du se les faire voler pendant qu’on se baignait.

— C’est nul. Fait chier. Qu’est-ce qu’on va faire ?

— On va aller le signaler au poste de garde, mais ça ne nous ramènera pas nos affaires. Allez viens !

C’est comme ça que l’appel de Jérôme se perd dans la nature. Celui-ci et tous ceux qu’il passe par la suite sans plus de succès. Comme ça aussi que le message qu’il laisse à Sophie pour s’excuser et annuler leur rendez-vous ne peut pas parvenir à sa destinataire. C’est pour ça qu’elle s’y rend malgré tout et qu’elle croit qu’il lui a posé un lapin. Impossible pour elle de le vérifier car le numéro de Jérôme était dans le téléphone volé, elle n’a aucun moyen de le contacter. De son côté il ne comprend pas pourquoi elle ne répond plus et ne le rappelle pas. C’est ainsi que chacun de leur côté ils commencent à penser que l’autre n’a plus envie de la (le) voir et qu’au milieu des regrets et de la déception la graine de la colère commence à germer ; colère de s’être fait berner et colère aussi, surtout, de s’être emballé(e) pour ce (cette) quasi-inconnu(e). C’était encore une erreur, pas la première et sans doute pas la dernière. C’est ce qu’ils se disent en songeant avec amertume qu’il y a des erreurs que l’on regrette plus que d’autres. Parce qu’elles sont un petit peu plus douloureuses. Inutile d’insister au risque de souffrir encore plus. Et, aussi vite qu’ils y étaient entrés, à cause de cet incident mais aussi parce les vacances se terminent et qu’elle retourne dans ses Pyrénées avant qu’il ne revienne à Bordeaux, Sophie sort de la vie de Jérôme et réciproquement. Sauf que la vie, c’est bien connu, trouve toujours un chemin. Sophie ne mettra que quelques mois pour le découvrir mais il faudra presque 20 ans à Jérôme pour l’apprendre.

* * * * *

Lorsque je porte enfin la tasse à mes lèvres le café est déjà froid et je suis à deux doigts de tout recracher. C’est infect mais c’est de ma faute je n’avais qu’à le boire plus vite au lieu de le remuer comme un idiot pendant des heures. Il est inutile de ressasser le passé, ça ne sert à rien, on ne peut pas le changer. Je ferais bien mieux de me concentrer sur le présent et de tenter de répondre à la seule question qui vaille aujourd’hui : qu’est-ce que je vais faire de cette fille, ma fille, qui débarque dans ma vie sans y avoir été invitée ? Mais la réponse va devoir attendre car mon téléphone se met à sonner. Je l’attrape et je vois un numéro que je ne connais pas. Ça ne fait rien je décroche.

— Allô.

— Bonjour. Je cherche à joindre M. Jérôme Écrain, dit une voix inconnue.

— Oui, c’est moi.

— Bonjour M. Écrain. Enchanté. Je m’appelle Benoît Derrien et je suis le secrétaire de Mademoiselle Isabelle Fratelli. Je vous appelle de sa part.

Isabelle Fratelli ? C’est une blague ?… Qu’Isabelle Fratelli m’appelle, même par l’intermédiaire de son secrétaire, c’est un peu comme si le pape appelait un curé de campagne, c’est totalement improbable, à la limite de l’absurde. La Fratelli, comme on l’appelle dans le milieu, c’est un peu la reine du théâtre français ; figure absolue et ultime de cet art, elle règne sur les planches depuis près de 30 ans et a acquis au fil des années une popularité sans pareille. Elle est l’actrice avec laquelle on peut monter à peu près n’importe quel spectacle en étant certain que le public sera dans la salle car il vient avant tout pour la voir à elle. Elle est incomparable et incontournable et chaque metteur en scène rêve de travailler avec elle alors que les directeurs de théâtre sont prêts à toutes les folies pour qu’elle daigne jouer chez eux, assurés qu’ils sont des recettes à venir. Il n’y a donc aucune raison pour que cette grande dame me passe un coup de fil et il est même totalement inconcevable qu’elle soit au courant de mon existence.

— Vous êtes là M. Écrain ?

— Oui, oui, je suis là… Je suis juste un peu surpris par votre appel.

— Pourquoi ? Je n’ai encore rien dit. Attendez un peu.

J’entends de l’amusement dans sa voix.

— Le fait que vous ayez mon numéro est déjà surprenant, reprends-je. Vous êtes bien la personne que vous dites ?

— Oui, je vous l’assure.

— Alors je suis curieux de connaître le but de votre appel.

— Justement, j’y viens. Mademoiselle Fratelli aimerait vous rencontrer et je suis chargé de convenir d’un rendez-vous avec vous.

— Un rendez-vous ? Moi ?… On parle bien de la même Isabelle Fratelli ?

— Oui. Celle que vous connaissez.

— Elle veut me rencontrer ?

— Oui. Sans trop m’avancer je peux vous dire qu’elle aimerait parler avec vous d’un projet.

— Quel projet ?

— Ce sera l’objet de l’entretien que vous aurez tous les deux.

Il n’en dira pas plus. Totalement abasourdi je n’arrive pas vraiment à croire ce qui est en train de se passer mais j’accepte tout de même la proposition de rendez-vous. Demain, à Bordeaux, puisqu’en plus c’est elle qui se déplace, dans un café très chic du centre-ville. Je note tout ça, je remercie mon interlocuteur et je raccroche. Je reste longtemps à regarder mon téléphone comme si j’attendais qu’il confirme que tout cela était bien réel et que je n’ai pas rêvé cette conversation. Dans un coin de mon esprit je continue à penser qu’il s’agit d’un canular. Ou une d’erreur. A la fois dubitatif et extrêmement curieux, le temps va me paraître long jusqu’à ce fameux rendez-vous. Qu’est-ce qu’elle peut bien me vouloir ? Quel type de projet pourrait permettre de voir mon nom accolé à celui de la plus grande actrice française ? Je ne peux rien envisager de cohérent même si je me doute que cela concerne forcément la seule chose qui nous rassemble, le théâtre. Mais voilà, comment associer une étoile et une bougie ? Pour quoi faire ? Dans quel but ?

Je ne suis pas faussement modeste, je sais très bien ce que je vaux et ce que je suis en droit d’espérer. A mon âge, avec toute l’expérience accumulée, j’ai eu le temps d’apprendre et de comprendre comment fonctionne ce métier, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, et quelle est ma place. Cette lucidité, je ne l’ai pas toujours eu, je l’ai acquise au fil du temps, à coups de déceptions et de désillusions et, parfois, de quelques satisfactions.

C’est à l’adolescence que je suis tombé dans la marmite du théâtre. Mon histoire est très classique, j’ai eu la révélation de ma passion au lycée grâce à un professeur de français qui m’a non seulement permis de monter sur ma première scène, l’estrade de la salle de classe, mais m’a aussi, simultanément, fait découvrir ce qu’était une pièce jouée par de vrais acteurs, dans un décor, avec des costumes. C’est avec lui et tous mes camarades de Première que nous nous sommes retrouvés pour la première fois dans un vrai théâtre et que nous y avons découvert « Le bourgeois gentilhomme », joué par une troupe de la région qui en plus de ses autres activités proposait des spectacles pour les scolaires. Cela ressemble à un cliché mais c’est en regardant ces acteurs ce jour-là que j’ai eu envie de faire la même chose, de jouer, m’exprimer et transmettre des émotions. J’avais 16 ans, presque 17, et à la fin du spectacle je suis allé voir celui qui semblait être le responsable de la troupe pour lui dire que je voulais faire du théâtre. Il m’a dit qu’il donnait des cours le mercredi après-midi pour les enfants et les ados et que j’étais le bienvenu si j’en avais envie. Il s’appelait Georges Daubert et il est devenu mon premier professeur de théâtre. Mes parents étaient ravis, j’avais enfin trouvé une activité qui me plaisait ; j’avais fait de nombreuses tentatives dans le sport mais si même je ne manquais pas de bonne volonté il s’avérait à chaque fois que j’étais dépourvu du moindre talent. Pire, au foot, au rugby, au tennis ou même au judo, j’étais carrément une catastrophe, désespérant à la fois les éducateurs et mes coéquipiers. Mais dès que j’ai mis les pieds dans les cours de Georges Daubert j’ai senti que c’était différent. J’avais trouvé quelque chose où non seulement je me découvrais quelques aptitudes mais où surtout je prenais un immense plaisir, les deux étant sans doute intimement liés. Et avec le plaisir de faire une chose pour laquelle j’étais manifestement assez doué est venue l’idée saugrenue et tellement tentante d’en faire mon métier. Mais j’ai eu le Bac avec mention et sans trop y réfléchir, sans trop de conviction non plus, je me suis inscrit à la fac de Sciences. Parallèlement, j’avais intégré la troupe de Georges Daubert, je n’étais plus un élève, et je participais à plusieurs spectacles qui mêlaient acteurs amateurs et professionnels. Mon année de fac fut une catastrophe, je n’y mettais quasiment jamais les pieds, je ne travaillais pas et aucune matière ne trouvait grâce à mes yeux. Je savais ce que je voulais faire et ce n’était pas du tout ça. Alors j’ai parlé à mes parents et je leur ai dit que je voulais devenir comédien. J’étais prêt à tenter ma chance et après en avoir également discuté avec Georges Daubert j’ai décidé de passer le concours pour entrer au conservatoire d’art dramatique à Paris. Mes parents ont eu peur au début mais ils m’ont toujours soutenu et je crois qu’ils étaient aussi contents que moi, et très fiers, lorsque j’ai réussi le concours. J’avais à peine 19 ans lorsque je suis « monté » à la capitale comme on dit lorsqu’on vient de province. Paris me semblait immense et incompréhensible, j’ai passé les premières semaines à me perdre. Seul et perdu, c’est ce que j’étais, sauf à l’intérieur du conservatoire ; là je savais que j’étais à ma place, c’était une merveilleuse sensation. Les trois années de formation sont passées comme dans un rêve, j’adorais tout ce qu’on nous apprenait, j’appréciais les professeurs et les autres élèves et j’étais certain que la réussite et le succès m’attendaient au bout du chemin. On avait beau me dire que ce métier était très aléatoire, rude souvent et parfois injuste, j’avais beau connaître des acteurs et des actrices qui, en dépit de leur talent, ne parvenaient pas à décrocher les rôles qu’ils convoitaient, rien n’entamait ma confiance. J’étais sûr de moi et très ambitieux. La désillusion en fut d’autant plus amère. J’étais sorti du conservatoire avec les honneurs et je m’attendais presque à ce que les metteurs en scène se battent pour m’avoir dans leur prochaine distribution. Ce ne fut pas le cas. Ils ne m’appelaient pas. Sans doute parce qu’ils ne me connaissaient pas. J’ai donc commencé à courir les castings et les auditions. J’ai réussi à décrocher quelques petits rôles, rien de très important. Rien qui me permettent de déployer toute l’étendue de mon soi-disant talent. Et rien qui me donnent l’occasion de me faire remarquer. Car, c’est bien le problème de ce métier, il faut jouer pour être vu et il faut être vu pour donner envie à un metteur en scène de vous appeler. Mais si vous ne jouez pas, personne ne vous voit et personne ne vous appelle pour jouer. C’est un cercle vicieux qui se referme très vite et lorsqu’on est pris là-dedans il faut être patient, garder la foi et la confiance et ne jamais désespérer. Il faut juste attendre un petit coup de pouce de la chance ou du destin qui, pour beaucoup d’entre nous, n’arrive jamais. J’ai attendu, un peu, beaucoup, en enchaînant les petits boulots qui permettaient de remplir le frigo et en laissant s’effilocher ma détermination. Un an après le conservatoire j’avais joué quelques répliques dans deux pièces qui n’avaient pas trouvé leur public, j’avais fait une apparition muette dans un téléfilm et c’était à une pub pour des magasins d’électroménager que je devais mon plus gros cachet. Pas très brillant. L’année d’après ne fut guère plus reluisante, tout comme la suivante. Ma carrière, avant même d’avoir débuté, était déjà à l’arrêt. J’avais 25 ans et je commençais à me poser des tas de questions, d’autant plus que ma vie personnelle n’était pas une réussite non plus. J’approchais du moment où j’allais devoir accepter l’évidence, ce merveilleux métier ne voulait pas de moi. Et puis un soir j’ai reçu un appel de Georges Daubert qui prenait régulièrement de mes nouvelles mais cette fois-ci, au lieu de lui raconter que tout allait bien en prenant soin de ne rien annoncer de précis, je lui ai dit la vérité et j’ai avoué mon intention de tout abandonner. Il était en train de monter un nouveau spectacle et m’a dit que, si je voulais, un des rôles principaux était pour moi. Je lui ai demandé 24 heures de réflexion. Chacune de ces heures fut un supplice car je savais que ma décision serait lourde de conséquences et sans retour en arrière possible. Une semaine plus tard je rentrais à Bordeaux, le cœur déchiré, la tête lourde d’un échec qu’il me faudrait du temps pour digérer, les illusions en berne et l’orgueil dans les chaussettes. J’avais rêvé d’être un grand comédien, populaire, adulé, riche et célèbre, mais justement, ce n’était qu’un rêve. Au lieu de ça je suis devenu un vrai comédien, un artisan de la scène et du spectacle, ni riche, ni célèbre mais je fais le métier que j’aime et, la plupart du temps, cela suffit pour faire de moi un homme comblé.

Sauf que lorsque je reçois un appel d’Isabelle Fratelli, qui est tout ce que je ne suis pas et qui personnifie la réussite que j’ai tellement espérée à un moment donné, cela réveille forcément la frustration qui sommeille toujours en moi depuis cette époque. En grandissant on cache et on maquille nos rêves d’enfant mais ils ne disparaissent pas pour autant, ils sont toujours là. Un rêve de gloire et de reconnaissance, encore aujourd’hui, c’est un peu ridicule non ? A moins qu’il ne s’agisse d’un besoin de revanche… C’est carrément stupide.

Je ferme les yeux et j’essaye de ne penser à rien pendant quelques secondes. Pas si facile. J’insiste, je voudrais faire le vide, juste un instant. Ça ne marche pas, au contraire, je suis percuté par une pensée que je prends pour une évidence même si elle est complètement irrationnelle : la vie m’offre une seconde chance. C’est ça, c’est forcément ça. La Fratelli va me permettre de réparer l’injustice que j’ai subi, je vais pouvoir montrer ce dont je suis capable et on va enfin reconnaître mon talent à sa juste valeur. Et l’irruption d’Emma dans ma vie va me donner l’occasion de montrer quel père merveilleux je peux être… Seconde chance. On pourrait réparer tout ça ? Qui peut le croire ?

Je rouvre les yeux et, surpris d’avoir pu envisager, ne serait-ce que quelques secondes, que les choses pourraient s’améliorer, je me dis que ma dépression a du prendre quelques heures de congés. Elle s’accorde un peu de repos, c’est juste un répit. Je me lève et j’attrape mon ordinateur. Installé sur le canapé j’ouvre Google puis je tape « Isabelle Fratelli ». Les résultats qui s’affichent sont innombrables. Une telle carrière, ça en fait des articles et des photos. Allez, si je veux devenir un spécialiste de cette grande actrice je n’ai pas de temps à perdre. J’ouvre le premier lien proposé et je commence à lire.

Je n’ai pas pu m’empêcher d’arriver en avance. Ça fait déjà un bon quart d’heure que je suis assis dans ce café et que je prends tout mon temps pour siroter mon soda. Chaque fois que j’ai un rendez-vous important, de peur d’être en retard, j’arrive toujours avant l’heure prévue. Ça me rassure et ça m’énerve en même temps car je déteste attendre. Mais aujourd’hui c’était vraiment impossible de faire autrement, on ne rencontre pas Isabelle Fratelli tous les jours. En plus il est probable que comme toute star qui se respecte elle soit en retard. Mais ce n’est pas encore le cas, pour l’instant je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.

Tout en patientant je laisse mes pensées divaguer du côté d’Emma. Hier après-midi, alors que j’étais toujours plongé dans les méandres de la carrière de Mademoiselle Fratelli, elle m’a envoyé un texto, juste quelques mots pour me dire qu’elle était contente de m’avoir rencontré. Ça m’a touché. Plutôt que lui répondre de la même façon je l’ai appelé et on a parlé quelques minutes. Je lui ai dit que ça m’avait fait plaisir aussi, ce qui est de plus en plus vrai, et sans y avoir trop réfléchi je lui ai proposé qu’on se revoit rapidement, dans la semaine. Elle semblait ravie et je constatais avec un léger étonnement que je l’étais aussi. Elle doit me rappeler aujourd’hui pour qu’on fixe un jour précis. C’est quand même étonnant, il y a encore 48 heures je n’attendais plus rien de la vie, vraiment plus rien, ce n’est pas une façon de parler, et voilà qu’aujourd’hui j’ai deux nouvelles perspectives qui s’offrent à moi. Deux possibilités de continuer à avancer malgré tout. Deux aventures que j’ai envie de tenter…

Un homme s’approche de ma table. Joli costume, chemise blanche, il me sourit avant de m’adresser la parole.

— Jérôme Écrain ?

— Oui.

— Je suis M. Derrien, nous nous sommes parlé hier.

— Bien sûr. Je vous attendais. Enfin, plus exactement…

— Oui, je sais, dit-il toujours souriant, ce n’est pas vraiment moi que vous attendez. Je voulais juste vérifier que vous étiez bien là. Mademoiselle Fratelli est à l’extérieur, elle arrive tout de suite.

Sans rien ajouter, il se retourne et repart vers la porte d’entrée. Je le suis du regard et le regarde sortir. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvre de nouveau pour laisser passer une femme qui n’attire l’attention de personne. Mince, pas très grande, une sorte de béret sur la tête ne parvenant pas tout à fait à cacher sa chevelure blonde, des lunettes de soleil sur les yeux, elle traverse la salle d’un pas décidé. Je me lève immédiatement pour l’accueillir et j’attends debout près de ma table comme un écolier dans une salle de classe lorsque l’instituteur y pénètre. Elle s’approche et me tend une main que je m’empresse de serrer dans la mienne. Une main froide et douce, je le note. Elle s’assoit, retire ses lunettes, et comme elle voit que je reste debout elle m’accorde ses premiers mots.

— Je vous en prie, dit-elle tout en me faisant signe de m’installer face à elle.

— Merci, ne trouvé-je rien de mieux à répondre.

— Je peux vous appeler Jérôme ?, demande-t-elle.

— Bien sûr.

— Merci d’avoir accepté ce rendez-vous aussi rapidement Jérôme.

— Euh… C’est un honneur Mademoiselle Fratelli.

— Ah non, pas de ça ! Vous allez m’appeler Isabelle, ou Isa, ou Zabou ou Babou, comme vous préférez.

— Je vais m’en tenir à Isabelle alors…

— Très bien. Où en étais-je ?… Donc, merci pour votre réactivité. J’étais très impatiente de vous rencontrer.

— Moi aussi.

— Je vous admire beaucoup.

Au moment où elle me dit ça je pense immédiatement à la fameuse scène entre Jean-Paul Belmondo et Richard Anconina dans « Itinéraire d’un enfant gâté », le film de Claude Lelouch, où l’un apprend à l’autre à ne jamais avoir l’air étonné. Et j’ai beau y penser, je suis certain de ne pas y parvenir. Comment pourrais-je ne pas être étonné, surpris, stupéfait, lorsque la plus grande actrice française me révèle qu’elle m’admire ? Je la regarde avec des yeux ébahis et je constate qu’elle a l’air sincère. C’est vrai que c’est son métier de jouer la comédie, mais là c’est très bien fait.

— Je…je vous remercie, bredouillé-je.

— Je vous en prie Jérôme. Vous avez du talent, j’aime ça.

— Vous connaissez mon travail ?, parviens-je à articuler.

— Oui. Pas depuis très longtemps je dois le reconnaître. C’est un ami qui m’a parlé de vous et qui m’a montré des vidéos. J’ai pu voir deux de vos spectacles.

— Ah…, dis-je avec beaucoup d’à propos.

— J’ai trouvé ça original, déconcertant parfois. Très frais.

— Frais ?

— C’est très intéressant. Ça m’a plu.

— Merci. Ça me fait plaisir. C’est très encourageant que quelqu’un comme vous… C’est très valorisant.

— Mais vous imaginez bien que je ne me suis pas déplacée uniquement pour vous faire des compliments. J’aurais pu simplement vous téléphoner. Ou ne rien faire du tout.

— Bien sûr, dis-je un peu dérouté à la fois par mon interlocutrice et la tournure de cette conversation.

— Non, si j’ai tenu à vous voir c’est parce que j’ai une proposition à vous soumettre.

Elle s’arrête et ménage un instant de suspense. Elle est forte. Je buvais ses paroles, j’aspire son silence.

— Je crois que nous devrions faire quelque chose ensemble, reprend-elle. Une pièce. Un spectacle. Dont vous seriez le metteur en scène et moi la vedette. Une création originale. Quelque chose de nouveau. D’inattendu et de surprenant. Est-ce que ça vous tente ?

Je me retrouve subitement dans la peau d’un gagnant du loto lorsque se produit l’événement qu’il espère toujours, sinon il ne jouerait pas, mais auquel il a cessé de croire car il est trop improbable. Comme lui, je suis submergé par un flot d’émotions parmi lesquelles surnagent la stupéfaction, la joie pure et une imbécile fierté.

— Vous ne dites rien ? s’étonne Isabelle.

— Pardon, dis-je en tentant de reprendre mes esprits, je suis surpris… Je ne m’attendais pas à ça.

— Ah bon ? Je suis actrice, vous êtes metteur en scène, ça semble pourtant assez logique.

— Vous êtes une star et je ne suis personne… Logiquement on ne devrait même pas se croiser, ce qui était d’ailleurs encore le cas il y a dix minutes. Je ne sais pas comment cela vous est venu mais de mon côté, même dans mes rêves les plus fous, je n’ai jamais envisagé la possibilité de travailler un jour avec vous. Cela semblait trop inaccessible.

— Je sais que ça peut paraître un peu étrange.

— Plus que ça.

Je la regarde au fond des yeux et j’y vois un léger voile, comme une hésitation, avant qu’elle reprenne la parole.

— Écoutez, je vais être honnête avec vous, j’ai besoin de quelque chose de nouveau. Vous avez dit tout à l’heure que j’étais une star mais voilà déjà quelque années que mon étoile pâlit. J’ai l’impression de tourner en rond et de refaire sans cesse la même chose. Les producteurs et les metteurs en scène n’ont aucune imagination et ils ne veulent prendre aucun risque alors ils appliquent toujours les mêmes recettes. Sauf que cela commence à lasser tout le monde, y compris le public. Il faut que je redonne envie aux gens de venir me voir mais il faut que moi aussi je retrouve l’envie. Ma carrière et moi avons besoin d’un coup de fouet ou d’un coup d’éclat ou les deux.

— Et c’est moi qui suis chargé de donner les coups ?

— Si vous voulez, dit-elle en riant, mais pas trop fort quand même.

— Pourquoi moi ?

— Je vous l’ai dit, j’ai vu votre travail et j’ai aimé ça ; votre écriture, vos idées de mise en scène, tout cela m’a beaucoup plu. Mais il y a autre chose…

— Quoi ?

— Le marketing !

— Je ne comprends pas.

— En venant travailler avec vous, un inconnu comme vous dites, je vais créer l’événement. Les gens vont se poser des questions. Il va y avoir de l’attente. Tout le monde va être impatient de découvrir le résultat de cette collaboration inattendue. La presse va s’intéresser à cette histoire parce qu’elle est originale et ça va nous faire une grosse publicité avant même de débuter le spectacle. Il ne nous restera plus qu’à être bons.

— Je vois…, dis-je pensif. Je suis un argument de vente.

— Non. Vous êtes celui dont j’ai besoin, et réciproquement, pour créer le meilleur spectacle possible. Le reste c’est la cerise sur le gâteau.

Je n’aime pas ce qu’elle me dit mais je dois lui reconnaître une certaine franchise. J’aurais préféré qu’elle ne soit là que pour mon immense talent qui lui a crevé les yeux, elle aurait pu me faire croire que c’était le cas si elle l’avait voulu, mais j’apprécie qu’elle ne me cache pas le côté moins glamour de notre aventure. Après tout, c’est un métier pour nous deux, c’est notre gagne-pain, et on ne fait pas ça simplement pour l’amour de l’art. Alors, la pub, le marketing, la presse, tout ça, il n’y a rien d’infamant là-dedans. J’ai passé l’âge des grandes illusions, je sais comment ça marche. Et je vois surtout comment, grâce à elle, ça pourrait mieux marcher pour moi. Donc, lorsqu’elle me redemande avec toute l’intensité et le charme dont elle est capable si je suis intéressé par sa proposition, je n’ai pas une seconde d’hésitation et je lui réponds avec conviction et enthousiasme.

— Bien sûr que ça m’intéresse Isabelle. Ça va être génial. Il me tarde déjà de m’y mettre.

Nous sommes restés près d’une heure dans ce café, le temps pour Isabelle Fratelli de m’expliquer un peu plus précisément ce qu’elle attendait de moi, dans quel délai, et la façon dont elle envisageait les choses, la production, la distribution et les répétitions. Soyons clair, c’est elle la patronne et elle fixe le cadre mais à l’intérieur de celui-ci je bénéficie de toute la liberté dont j’ai besoin, c’est en tout cas ce qu’elle m’a assuré.

Je rentre chez moi en essayant de mettre de l’ordre dans mes pensées. Je suis désormais, quasi officiellement, le futur auteur et metteur en scène de la pièce dans laquelle Isabelle Fratelli fera son retour au théâtre après trois années d’absence. Celui-ci s’effectuera à Bordeaux, ce sera une de ses nombreuses particularités. Il ne me reste plus qu’à trouver le sujet de la pièce et à l’écrire. Cela peut paraître effrayant comme ça, surtout que le temps qui m’est imparti est assez réduit… Sauf que, même si je me suis bien gardé de le lui dire tout à l’heure, je connais déjà le sujet et la pièce est déjà écrite. Depuis que Georges Daubert m’a confié la direction de la troupe il y a une dizaine d’années, j’ai également repris le flambeau de l’écriture après lui. Il savait, avant moi, que j’en étais capable. Je me croyais acteur, je suis devenu, pour mon plus grand plaisir, auteur et metteur en scène, et il est devenu assez rare que je monte encore sur scène, sauf pour des petits rôles ou des remplacements de dernière minute. J’ai donc pris l’habitude d’écrire régulièrement et il n’est pas rare que j’ai une ou plusieurs pièces dans mes tiroirs en attendant de les proposer à mes acteurs. Et justement, en début d’année j’en ai écrit une autour d’une relation mère-fils un peu tordue, dont le rôle principal pourrait sans doute convenir à la grande Fratelli. Je ne lui ai rien dit car je veux la relire et peut-être y apporter une ou deux modifications avant de la lui soumettre. C’est un rôle intéressant, assez loin de ce qu’elle a l’habitude de jouer, je crois que ça correspond à ce qu’elle cherche. Et je suis certain qu’elle pourrait y réaliser une grande performance et en faire quelque chose d’inoubliable. Peut-être que je m’emballe un peu vite…

De retour chez moi, dans mon cadre habituel, j’ai du mal à réaliser ce qui vient de se passer et je me dis que ça commence à devenir une habitude depuis 48 heures. Les événements bizarres se succèdent un peu trop rapidement, c’est difficile à suivre. Je me sers un verre d’eau et je m’assois pour réfléchir. Pas besoin de tourner ça dans tous les sens, c’est une chance extraordinaire qui vient de me tomber dessus ; ce que m’offre Isabelle Fratelli c’est tout simplement la possibilité d’aller jouer dans la cour des grands. Tout ce dont je rêvais. Et même si aujourd’hui je ne rêve plus, je sais que c’est une fantastique opportunité. Certains diraient que ça tombe bien. C’est comme pour Emma. Me découvrir une fille maintenant, ça tombe bien… On pourrait le dire. On pourrait presque le croire.

Pas moi. Je ne crois plus à rien, et surtout pas à la chance.

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