Chapitre 20

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Une couveuse était un immense système qui pour fonctionner correctement demandait de la rigueur et une bonne implication de tous. En tant qu’Akoutie, Roch’mey était chargé de veiller à ce que tout fonctionne aussi bien que possible. Pour cela, il dirigeait des réunions quasi-quotidiennement pour parler à des représentants des différents secteurs. Il avait élaboré des critères de sélections précis. L’élu l’était par les chiffres avant tout. C’était l’un des meilleurs et des plus performants, il le recevait, lui, exclusivement à moins qu’il ne dégringole de son piédestal et ceux, jusqu’à obtenir des chiffres généraux plafonnant ou régressant, alors il pouvait en choisir un autre, faisant ainsi tourner les porte-paroles afin de toujours poursuivre une amélioration.

Lorsque le nom de Yu, le seul nommé, de la laiterie était apparu, il l’avait repoussé manuellement. Lorsqu’il était revenu encore et encore et que l’interface le sélectionnait pour cet entretien, il l’avait rejeté. Tout autant de fois qu’on lui présenterait ce nom, il le rayerait, le supprimerait, le repousserait. Seulement, ce n’était pas un nom qu’il avait devant lui, mais l’ancien prétendant en personne.

Il avait toujours cette même attitude, si sûr de lui, pourtant en l’observant, il nota les cernes sous ses yeux, ses joues creusées et ses seins, moins hauts et fermes qu’ils ne l’avaient été. Même l’éclat dans ses yeux était différent, c’était comme si quelque part, quelque chose s’était brisé.

Depuis le jour où il avait décidé de son destin, sur un coup de tête rageur mu par ses propres instincts, il s’en était beaucoup voulu. Les affectations ne changeaient pas. Il n’y avait aucune occasion de revenir sur cette décision et quand il pensait à ce garçon, son propre sexe ne pouvait s’empêchait de grossir, l’humiliant un peu plus encore. Non, il ne voulait pas le voir. Mais il voulait encore moins voir qu’il avait réussi à le briser. C’était sa pire crainte et elle était là, devant ses yeux, le menton haut, la démarche raide et les lèvres serrées par une crispation qui n’avait rien de feinte. Yu le détestait-il à présent ? Ce serait sans doute mérité, même si l’androgyne n’avait rien fait pour améliorer son cas.

Roch’mey soupira et sans répondre au jeune impertinent qui réveillait toujours ses sens, il demanda à l’examinateur :

- Que s’est-il passé ?
- Ils ont tous refusé de venir. Ils l’ont désigné.

L’Akoutie plissa les paupières sous l’incompréhension. Il connaissait personnellement plusieurs représentants au sein de la laiterie et s’il s’agissait de personnes non-nommées comme la plupart qui passaient ici, les rapports avec eux avaient toujours été bons. C’était la première fois qu’une telle chose arrivait et le seul élément nouveau, c’était lui : Yu. Alors il s’adressa directement à lui.

- Tu as fomenté une révolte ?
- Non.

La voix était ferme, assurée. Roch’mey fit un geste pour demander à l’examinateur de partir sans quitter le garçon des yeux. C’était surprenant comme en si peu de mot il parvenait à le mettre dans un tel état de colère. Un instant il se demanda « pourquoi ? » et la réponse le saisit immédiatement, c’était une question de potentiel gâché. Si Yu avait été moins… Yu. Alors il aurait pu être parfait. Il ne manquait presque rien et pourtant, ce garçon était tout ce qu’il détestait dans un corps un peu trop bon.

- Très bien. J’ai noté une diminution globale de la production et de la qualité du lait en dehors de l’augmentation exceptionnelle du colostrum, que l’on te doit. Je suppose que cela a un lien direct avec ta nomination.
- C’est possible en effet. Le stress a de mauvaises propriétés sur la production.

Yu l’avait interrompu sans qu’il ne l’y invite, aussi l’Akoutie préféra simplement l’ignorer continuant sur sa lancée comme s’il n’y avait eu aucune perturbation.

- Cette situation est inacceptable, nos petits ont besoin de lait de qualité et je n’accepterais pas qu’il soit pris en otages. Ainsi, tu ne seras plus convié aux réunions et un examinateur viendra expliquer la situation et l’importance de la laiterie aux autres. Tu peux disposer.

Le petit Oom ne remua pas vraiment sur sa chaise. Il resta comme figé. Lorsqu’il avait mis Roch’mey en colère lors de l’évaluation, il n’avait pas compris pourquoi. Lorsqu’il avait été envoyé à la laiterie, ça avait été si dur, si incroyablement dur à encaisser, mais il ne s’était pas plaint. Il n’avait rien dit. Il avait poursuivi son but courageusement. Mais à présent, il savait que c’était personnel. L’Akoutie était censé être à minima neutre envers eux, mais il lui en voulait visiblement. La question du « pourquoi ? » revient avec un peu plus de force encore à son esprit car c’était incompréhensible ! Comment lui, un petit prétendant de rien du tout, il avait pu fâcher un grand Koros, Akoutie de surcroit !

- Non.

Ce n’était qu’un simple mot, mais l’un de ceux que Roch’mey entendait rarement. Non ? Il se figea tout à fait alors que Yu le fixait à présent droit dans les yeux sans ciller un seul instant dans une attitude de défi.

- Plusieurs personnes sont épuisées au sein de la laiterie. La prise de lait se fait sur des périodes trop importantes, en fonction des espèces un repos d’un à quatre mois serait nécessaire entre deux simulacres de grossesses. Cela entraînerait une perte sèche de lait sur certaines périodes, mais nous gagnerions en production globale et si nous arrivons à faire un bon roulement, ce ne sera pas problématique.

Il prit une brève inspiration et reprit.

- L’insémination est mal vécue par plusieurs d’entre nous qui ont des préférences sexuelles sur d’autres espèces non représentées. Une augmentation des formes d’appendices pourrait être vu comme une bonne chose, un cadeau, qui améliorerait le moral et faciliterait les coïts. Il en est d’ailleurs de même pour la forme des œufs qui compliquent les choses au moment de la ponte en augmentant l’attachement à des petits qui n’en sont pas. Je ne sais pas s’il y a des points d’améliorations possibles, mais cela devrait être un sujet d’études. Pour limiter ce problème faire porter des jeunes Oom, des jeunes Fuhr et des jeunes Kri pourrait être une solution. Le contact des jeunes pourrait également améliorer le moral de certains.

Roch’mey n’avait pas bougé d’un pouce et il attendait visiblement qu’il s’arrête, les sourcils froncés dans une attitude de colère de plus en plus nette. Yu lui résistait encore. Il n’était finalement pas si cassé que ça.

- Un certain nombre d’entre eux souffrent de l’absence de nom et peut-être qu’il serait sage d’instaurer des quotas de production à partir desquels ils gagneraient l’obtention d’une syllabe. Je sais que ce n’est pas dans l’habitude de la couveuse, mais ce métier est aussi dur que fondamental et s’il permet d’obtenir un nom, même court, alors il y aura sans doute des volontaires pour venir grossir nos rangs ce qui serait une excellente chose pour la production globale mais également pour le moral. Cela montrerait la haute estime de l’Akoutie envers… un service qui permet de nourrir nos petits.
- Est-ce que tu as fini ? cracha Roch’mey entre ses dents serrées.
- Non. Les dortoirs ne sont pas adaptés à des personnes enceintes, nous avons besoin d’équipements pour soulager nos ventres. Nous avons également besoin de sièges dans les zones d’eaux et tous les trajets devraient présenter un certain nombre de bancs.
- Quelque chose d’autre peut-être ?

L’Akoutie fut choqué d’entendre sa propre voix, si mauvaise et Yu frémit sous la menace, mais sans changer de ton, monocorde au possible il répondit :

- Oui. J’aimerais savoir pourquoi tu me détestes.
- Tu aimerais savoir pourquoi je n’apprécie pas à un prétendant imbu de sa personne, ambitieux à en oublier ses partenaires potentiels, incapable d’éprouver du désir, n’appréciant pas les enfants, ne désirant aucun rapport avec eux et cherchant à obtenir une place pour … commander ? Tu as fomenté une révolte et préparer ce laïus juste pour te sentir au pouvoir.
- Alors, c’est comme ça que tu me vois ?
- C’est comme ça que tu es.

Yu ferma les yeux et baissa la tête un instant, puis il releva le visage et affirma d’une voix nouée :

- J’ai sans doute beaucoup de défauts, mais je ne désire pas commander… mais aider les autres. J’ai toujours voulu t’offrir des petits… Je ne sais pas ce qui te fait croire que je n’aime pas les enfants, mais c’est faux.
- Plusieurs dizaines de pontes sans même te retourner. Aucun attachement aux œufs. Tu es le seul à pouvoir faire ça. C’est monstrueux.

Le plus petit éclata d’un rire qui figea le grand Koros. Il se leva et faiblit un instant, se rattrapant au dossier de sa chaise avant de lui tourner le dos sans aucune forme de respect. Il resta immobile un moment avant de lâcher :

- Je suis amoureux comme un idiot, depuis des années, d’un grand Koros aux bras forts et à l’instinct protecteur. Je t’ai aimé parce que tu prenais soin de tout le monde et j’ai eu envie de te rejoindre pour en faire de même. Pour grimper, je me suis interdit la moindre distraction. Je me suis concentré sur mes études, sur mes exercices, pour apprendre et être utile ! Je ne sais pas pourquoi tu me détestes autant ! Parce que je ne prends pas de plaisir ? Je me suis entrainé durant des milliers d’heures sur des machines pour te plaire. Je n’ai envie que de toi ! Parce que je ne m’occupe pas des petits ? Je rêvais de t’offrir des enfants, à toi. Nos enfants. Que j’aurais choyé avec amour. Oui, je me suis interdit de m’en occuper parce que ça ne te servirait à rien ! Tu es déjà parfait avec eux ! Je le sais. Alors quel est le problème ? Que je ne caresse pas des œufs mécaniques comme un imbécile qui n’a rien compris ? J’ai compris. J’ai très bien compris que je me déchirais un peu plus de l’intérieur, que je laissais des bouts de mon cœur à chaque ponte ! Je n’ai pas besoin de les voir immobiles et ouverts pour savoir que la douleur que je ressens est idiote, mais elle est là ! Elle ne part pas ! Tu voudrais que je les regarde ? Mais j’en crèverai ! Je ne le supporterai pas !

Yu s’arrêta, haletant, les yeux un peu écarquillés. Il n’en pouvait plus. C’était trop, beaucoup trop. Alors il conclut faiblement :

- Je me suis trompé sur toi. Je ne reviendrais pas… mais… s’il-te-plait, essaie de penser aux roulements, aux bancs, aux coussins, aux formes d’appendices, aux … aux noms. Cela ferait du bien aux autres. Tu me détestes, d’accord, mais ils n’y sont pour rien.

Il faillit ajouter que lui non plus n’y était pour rien, mais c’était sans doute faux. Il avait mal saisi, mal comprit ce que voulait l’Akoutie et il s’était fixé un but personnel qui n’avait rien d’idéal pour le partenaire visé. C’était entièrement sa faute. Il avait fait des erreurs de jugements. Les choses avaient été mal gérées. A présent, il devait accepter et admettre son échec. L’Akoutie lui en voulait trop pour que ça lui semble réparable, leur historique ensemble était si mauvais. Alors il s’éloigna sans un regard en arrière et à peine eut il passé la porte du bureau, qu’il dut se rattraper au mur, les jambes flageolantes à souhait.

Au bout d’un moment, des pas lourds résonnèrent derrière lui, signe que Roch’mey l’avait suivi. Il ferma un peu plus fort les yeux, il n’arriverait pas à gérer une nouvelle altercation sans s’effondrer en larmes. Il était simplement trop fatigué, épuisé physiquement et émotionnellement.

Roch’mey était incertain, un peu choqué par ce qui venait d’être dit et par cette franchise si crue, si tentait que ce ne soit pas une tentative de manipulation bien-sûr. Cette impolitesse crasse l’avait également énervée et il avait décidé, au bout de quelques secondes, de sortir dans le couloir pour l’observer s’éloigner. Une pulsion étrange, comme s’il avait besoin de s’assurer qu’il arrive à bon port. Seulement, en sortant, il l’avait trouvé à quelques mètres à peine et sur le sol, il y avait quelques gouttes de sang qui le glacèrent tout à fait.

- Qu’est-ce que … ?

Il s’approcha du garçon, posa une main lourde sur son épaule et lui demanda :

- Tu saignes ?

Yu fit « non » du visage avant d’assurer que c’était tout à fait normal dans les heures qui suivaient.

- Tu viens de pondre ? Mais tu es complètement inconscient ou quoi !?

Il s’arrêta en voyant les larmes qui coulaient librement sur ses joues creuses et dans un soupir qui dévoilait son agacement et sa colère, il le saisit, le soulevant sans effort pour l’amener au lit le plus proche pour qu’il puisse se reposer comme il aurait dû le faire dès le début.

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