Un banc dans le parc
Ils avaient pris sa voiture. Peu avant de pénétrer dans le grand parc municipale, Ménala s’était arrêté devant une station essence. Les néons géants de la petite enseigne affichaient en caractères rouges : 24/7. Il avait glissé une pièce de 30 centimes dans le petit distributeur dont l’éclairage clignotait dans un rythme ternaire. « Un jazz endiablé », pensa alors Ménala. Une fois la pièce insérée, il avait pressé au hasard les chiffres du clavier. La machine lui avait alors recraché un paquet de cheetos au fromage. Il réprima une grimace de dégoût avant de remonter dans la voiture. Une fois arrivé au parc, Chénoah jeta son dévolu sur un banc un peu isolé. Il trônait au centre d’une petite cathédrale de feuilles et de branches enchevêtrées. C’était le coin le plus sombre du parc, car le feuillage filtrait sur plusieurs épaisseurs les minces rayons du croissant de Lune. La jeune femme s’y assit et frémit en sentant le contact du bois humide sur ses cuisses. Elle ouvrit d’un coup sec le paquet de cheetos et en fourra une bonne poignée dans sa bouche. Resté debout, Ménala la regardait d’un air amusé. « Comment une si jolie personne peut se délecter d’un truc aussi ignoble ?pensa-t-til ». Chénoah parut enfin le voir et lui proposa d’un bras tendu le paquet de cheetos.
« T’en veux ?
_ Plutôt crever, lui répondit-il.
_ Dommage, c’est une mort stupide ».
Il poussa un ricanement. Puis le silence repris. Il était lourd, pesant. Il était toujours pesant. Cela faisait un moment qu’il ne pouvait plus supporter l’absence de bruit : le silence est un des fils batards de la solitude. Il avait constamment de la musique dans ses oreilles quand personne ne lui adressait la parole, chez lui, dans la rue, au travail. Elle anesthésiait la douleur sourde dans son pectoral gauche et ankylosait ses tympans. Plus efficace que la morphine, elle lui permettait même de stopper le flux de ses pensées, et le transportait vers un monde ou le vide n’avait pas sa place. Mais il y a toujours des silences en musique, et celui-ci sonnait comme une queue de poisson. Son cerveau réfléchissait à toute allure, tentant de trouver des sujets de conversations. N’importe quoi pourvu que ce silence soit rompu. La jeune femme sembla s’en rendre compte, et leva les yeux de son paquet de chips :
"Est-ce que tu crois en l'âme sœur ? lui demanda Chénoah.
_ Non".
Elle le regarda un instant, attendant qu'il développe. La pénombre ne lui permettait pas de distinguer correctement son visage, mais elle put deviner le rictus qui le striait.
_ C’est une réponse rapide.
_ Parce qu’il n’y a rien à y répondre, lui répondit-il toujours avec ce même rictus, c'est un concept qui n'a aucun fondement logique. Une idée que les gens ont seulement inventé pour s'accrocher aux autres. L'amour, c'est juste une explosion de molécules dans le cerveau. Un feu d'artifice tellement puissant qu'il te fais croire que tu ne peux plus vivre seul. Croire en l'âme sœur c'est juste de la lâcheté.
_ Alors pour toi deux personnes ne peuvent pas s’aimer toute leur vie ?
_ C’est comme un shoot de drogue. Quand c’est nouveau ça te retourne le cerveau, tu planes, t’en redemande. Tu tuerais pour revivre ça. Tu tuerais aussi si jamais on t’en privais. Mais plus le temps passe, plus tu t’y habitues. Il te faut tout le temps une nouvelle dose, toujours plus, toujours plus longtemps. Et c’est là que les conflits arrivent, la jalousie s’installe. La personne en face de toi ne peut plus te donner ce dont tu as besoin parce que tu en demande trop. Elle ne te fait plus d’effet. Alors tu la jettes comme une seringue usagée et tu cours voir ton dealer pour qu’il te propose une autre drogue. Tu penses avoir enfin trouvé la bonne personne parce que tu retrouves les sensations qui te faisaient planer au début, mais elles s’estompent à nouveaux, et tu recommences.
_ Alors pour toi l’amour ne se résume qu’à l’exploitation de l’autre ?
_ On a tous des vides. On trime tous les jours comme des fous pour soit tenter de le remplir, soit tenter de l’oublier. On avale des tonnes d’images, de sons ou de connaissances pour nous faire oublier que nous sommes les seuls êtres sur terre à posséder des cœurs vides. L’amour est juste un moyen comme un autre pour combler un puit sans fond. »
Il avait dit tout ça en s’asseyant sur le banc humide. Il jouait avec le sable du bout de ses sneakers blanches, traçant des cercles de circonférences irrégulières. Chénoah n’avait pas répondu. Ce silence, toujours ce silence. C’était comme si elle y prenait du plaisir, comme si sa torture la plus immense produisait en elle une sensation de confort et de satisfaction. Il en fut irrité et s’éloigna vers l’extrémité opposée du banc.
« C’est un amour bien pauvre, celui que l’on peut calculer. » Ménala se retourna vers elle, surpris.
_ Pardon ?
_ C’est une citation de Shakespeare, elle tourna son regard vers lui. Tu vois, moi je pense qu’un amour véritable est comparable au flux d’un fleuve. Il coule sans s’arrêter, et puise sa force dans les cœurs. Parfois le lit de la rivière déborde quand il est alimenté par les pluies, parfois il s’amenuit et il n’en reste qu’un fin filet d’eau, mais il ne tarit jamais, tant qu’il y a de la pluie pour l’alimenter.
_ Je vois pas où tu veux en venir.
_ Quand tu aimes une personne et qu’elle t’aime en retour, tu n’as pas besoin de lui arracher de l’amour, elle te le donne gratuitement ».
Chénoah n’attendit pas de réponse, se leva brusquement et froissa le paquet de cheetos vide. Elle lança à Ménala le même regard d’invitation que celui qu’elle lui avait adressé au club et s’en retourna vers la voiture.
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