Chapitre 1 : les rescapés / Léo
“ Parfois tu ne connais pas la vraie valeur d’un moment jusqu’à ce qu’il devienne un souvenir. Quelques notes de musique, voilà tout ce qu’il reste de toi à présent.”
Je ne peux pas croire que tu sois partie rejoindre les étoiles que tu chérissais tant.
Je te revois encore ce lundi matin ensoleillé, sur le parking du lycée, dans ta belle robe bleue printanière, tes cheveux blonds relevés en une tresse soignée, un sourire radieux sur les lèvres. Tu étais si heureuse de ce voyage scolaire, pouvoir sortir de notre routine quotidienne et être tous ensemble, sans parents et sans responsabilité. Se rendre au bord de l’océan et profiter des premières chaleurs, loin de la foule habituelle de l’été. C’était notre dernière année de lycée. Tu portais le bracelet que je t'avais offert lors de ton dernier anniversaire, celui avec les breloques en forme d’étoiles.
C’est l’image que je veux garder de toi à présent. Pas celle montrée aux journaux télévisés, celle de ta photo de classe où tu avais encore la trace de tes yeux rougis par les larmes de chagrin après la tragédie.
Mardi, je suis revenu avec les autres rescapés en bus, après que les médecins à l’hôpital nous aient donné le feu vert pour rentrer chez nous. Mes pensées étaient continuellement tournées vers toi et tous ceux qui n’avaient pas été retrouvés. Nous ne savions pas à ce moment-là si l’espoir était encore permis. Mes parents m’attendaient sur le parking du lycée et c’est la première fois que j’ai vu mon père pleurer. Non mais tu imagines? Mon père, ce colosse gigantesque, au visage d’ordinaire dur comme la pierre, en larmes dans les bras de ma mère, toute fluette et menue… Je ne l’aurais jamais cru.
Lorsque je suis descendu du bus, ils m’ont serré fort tous les deux dans leurs bras, me murmurant que tout allait bien se passer, que j’étais en vie, que Dieu avait entendu leurs prières. Ma mère tremblait tellement que j’ai failli en tomber à la renverse. Et mon père me tenait comme s’il n’allait jamais me lâcher de peur que je ne disparaisse. Mon frère s’est avancé, un air grave sur le visage et m’a pris aussi dans ses bras. Il n’a pas prononcé une parole mais je pouvais lire dans ses yeux comme dans un livre ouvert. Il avait été terrifié de ne plus jamais me revoir. Finalement, tu as peut-être raison, il ne me déteste pas, pas vraiment.
Avant de rentrer à la maison, parmi la foule de parents et de rescapés, j’ai cherché Clary mais je ne l’ai pas vue, ni ses parents d’ailleurs. Le contraire, de toute façon, m’aurait étonné. J’espère qu’elle ne restera pas seule, vu les circonstances. On a dû se frayer un chemin jusqu’à la voiture, pourchassés par les journalistes, à l’affût du moindre scoop. J’ai gardé la tête baissée jusqu’à ce que je puisse enfin ouvrir la portière et s'engouffrer dans la voiture.
A la maison, les informations tournaient en boucle. Ils restaient encore trois personnes à retrouver, même si les chances à présent étaient infimes. Onze corps avaient été découverts dans la rivière en furie et dix élèves sauvés, dont Clary et moi faisions partis. Le chauffeur de bus était en train d’être interrogé pour comprendre les conditions de l’accident.
Je ne suis retourné au lycée que vendredi pour la commémoration. Je n’arrivais pas à sortir de mon lit, me contentant de grignoter ce que ma mère me faisait monter dans ma chambre. J’étais même incapable de répondre au téléphone. Mes nuits sont ponctuées de cauchemars où je te revois encore et encore couler devant moi sans que je ne puisse faire quoique ce soit. Je voulais que l’on me laisse tranquille, dans mon chagrin et je gardais encore l’espoir que vous puissiez tous être retrouvés, en vie. Alors, je restais scotché devant les informations, attendant enfin la bonne nouvelle…qui n’arriva jamais. Le matin, je m’attends à te voir sous ma fenêtre, à me hurler dessus parce que nous allons être en retard et que j’allais devoir trouver une bonne excuse à donner au proviseur.
Le bus passe mais ne s’arrête plus à notre arrêt.
Mon frère m’a proposé de m’emmener en voiture pour une fois. Il a perdu cet air d’arrogance qui le caractérise.
"- Je suis sincèrement désolé pour tes amis et pour Lucie. On a tellement eu peur lorsqu’on a appris l’accident. J’étais encore au lycée et la sonnerie de fin de cours a résonné. Au début, on ne comprenait pas et une fois dans les couloirs, on a entendu la rumeur comme quoi vous aviez eu un accident. Je n’ai jamais roulé aussi vite pour rentrer à la maison. Papa a quitté son travail dès qu’il a appris la nouvelle et nous avons attendu devant les informations. Des voisins sont même venus pour nous soutenir. Le soulagement lorsqu’on a appris que tu avais été retrouvé sain et sauf… Je n’avais même pas réalisé que pendant tout ce temps, je retenais ma respiration. Je sais Léo que nous ne sommes pas tout le temps en bons termes, en grande partie par ma faute mais tu es mon petit frère et l’idée de te perdre… Je ne pouvais pas, me dit alors Arthur, le regard rivé sur la route, le regard grave."
Je ne sais pas quoi répondre, mais je suis touché, plus que je ne l’aurais cru. Je le sens crispé, tendu. Comment ne pas l’être vu les circonstances ?
Une partie du parking du lycée avait été transformée en mémorial et une commémoration était prévue en début d’après-midi dans le vieux cimetière de la ville, avec une plaque qui serait dévoilée en mémoire des jeunes partis bien trop tôt. J’ai entendu dire qu’ils allaient laisser de la place au cas où il faille ajouter vos noms. Je sais que pour beaucoup, vous êtes déjà considérés comme morts et non simplement disparus.
Les élèves avaient déposé des photos des décédés, ainsi que la vôtre, même si je me refuse pour le moment à accepter que vous soyez morts aussi. Pas encore, je ne suis pas prêt.
Des bougies, des petits mots, des dessins et des fleurs de lys et des roses blanches sont rassemblés devant un poème qui a été écrit sur un parchemin collé sur un écriteau en bois:
“ Des milliers de roses,
des milliers de bougies,
pour des anges trop tôt disparus,
que le destin a si cruellement frappé.
Envole toi petite lanterne,
rejoindre l’âme de ceux,
qui vont tant nous manquer.
Nous ne vous oublierons pas,
à jamais dans nos coeurs meurtris.”
Les autres élèves me regardent avec pitié, s’écartent de mon chemin ou tentent de me murmurer quelques paroles de réconfort, maladroitement. Arthur a rejoint ses amis mais garde un oeil sur moi au loin.
J’aurais dû rester dans mon lit et ne pas venir. C’est bien trop douloureux d’être là sans toi.
Ta maman a appelé pour prendre de mes nouvelles. Mais je n’ai pas le courage de lui parler. C’est lâche, je sais. Mais je ne peux pas. Comment je peux justifier que je sois en vie et pas toi ? Comment lui dire que je n’ai pas été capable de te sauver ? Que ta main a glissé dans la mienne et que malgré toutes mes tentatives, je n’ai pas réussi à te retenir? Que je t’ai vu partir, emportée par le courant, le regard rivé sur le mien avant qu’une vague ne te fasse couler et que je ne te vois plus jamais remonter à la surface?
Arthur ne s’arrête pas d’essayer de me faire entendre raison sur le fait que vous êtes morts. Que depuis cinq jours maintenant, on vous aurait retrouvé en vie quelque part le long de la rivière mais que vos corps sans vie peuvent être coincés dans des branchages ou emportés très loin en aval de la rivière et ne seraient retrouvés qu’en été, lorsque le niveau d’eau serait au plus bas. Je sais au fond de moi qu’il a raison mais mon cœur, lui, ne peut s’y résoudre.
Il y a un avant et après la tragédie. Et je ne sais pas, Lucie, comment faire face à l’après sans toi. Tu étais ma lumière dans les ténèbres, ma boussole dans l’immensité de l’univers. Aujourd’hui, je suis perdu.
Les cours reprennent normalement et on nous demande de rejoindre nos classes. Je traîne des pieds, réticent. Je récupère mes livres de cours dans mon casier. Certains élèves ont collé des petits mots de condoléances et d’encouragement dessus. Et à l’intérieur, j’aperçois la photo que nous avons prise ensemble pour ton anniversaire Lucie, la dernière. On te voit souffler les bougies de ton énorme gâteau de tes 18 ans, rire, le regard espiègle. J’aimerais tellement revenir en arrière, pouvoir revivre cet instant magique.
Clary me rejoint seulement en cours d’anglais en fin de matinée. Nous avons été dispatchés dans plusieurs autres classes. Onze d’entre nous sont morts, vous êtes portés disparus. Il ne reste plus grand-monde de notre groupe de TG4. Elle s’est assise à sa place habituelle, sans un regard pour personne. J’ai vu ses mains trembler lorsqu’elle a sorti ses cahiers. Je la trouve extrêmement pâle, encore plus avec la robe et le gilet noirs qu’elle porte aujourd’hui. Elle a mis très peu de maquillage et ses cheveux blonds vénitiens sont relevés en un chignon sévère. Le noir est une couleur qu’elle n’aime pas porter, je le sais. Et d’un coup, je la reconnais. Cette robe, que ta grand-mère Catarina avait confectionnée en cachette pour ton dernier Noël, celle que tu lui as prêtée pour l’enterrement de sa sœur, six mois plus tôt et qu’elle ne t’avait jamais rendu. Elle joue avec son collier orné de deux petits angelots et je la vois de temps en temps jeter un coup d'œil vers le bureau à présent vide, où tu aurais dû être. Un peu plus au fond, c’est celui de Nathan, où certains élèves ont collé des messages d’espoir.
Vous êtes trois encore portés disparus: Nathan Stern, l’élève prodige et adoré par tout le lycée et la ville, le professeur d’histoire géographie Pierre Beltro et toi Lucie Stevenson. Trois noms encore sur toutes les lèvres et dans toutes les pensées.
Pour la première fois, un silence sidérant régnait dans le réfectoire. Personne ne parlait, se contentant de manger. Arthur nous a rejoint à table avec sa petite amie Massia. Je l’aime bien, elle a toujours été très gentille avec moi. Ils forment un beau couple tous les deux. D’ailleurs, ils doivent se présenter pour l’élection du roi et de la reine du bal de promo à la fin de l’année. Ils sont tous les deux appréciés de tous. Arthur est grand, athlétique, charmant, tout le contraire de moi en somme, et Massia est une magnifique jeune femme d’origine chinoise, grande, élancée, mince. Ses cheveux noirs sont coupés au carré, retenus derrière les oreilles par des barrettes bleues. A l’instant, elle nous regarde Clary et moi avec ses grands yeux marrons, emplis de larmes.
"- Vous avez dû avoir tellement peur lorsque l’eau est montée et s’est engouffrée dans le bus, ce devait être un moment terrifiant, nous dit-elle en nous prenant la main.
Je vois Clary retirer la sienne. Elle ne m’a jusqu’à présent pas adressé un mot, se contentant de rester à mes côtés. Je la comprends tellement que je ne suis pas vexé. Chacun vit son trauma du mieux qu’il peut et pour Clary, c’est encore pire, je le sais bien.
"- Massia, ce n’est peut-être pas le moment, ni le lieu adapté pour en parler, la sermonne gentiment Arthur.
- Oui, tu as raison. Je suis désolée. Je voulais juste vous dire, à tous les deux, que je suis là si vous souhaitez parler à quelqu’un, d’accord ?"
Un silence pesant est aussitôt retombé entre nous. Je n’avais plus faim aussi j’ai repoussé mon assiette sous l'œil désapprobateur d’Arthur. Clary n’a rien touché non plus.
Nous sommes tous partis à pied du lycée à 14 heures, élèves, familles, proches et amis en une longue procession du souvenir en direction du cimetière. Et c’est là que je l’ai vue. Ta maman Elise, entourée par tes grands-parents Catarina et George et par ses amies. Quelle tragédie pour elle, mon coeur saigne rien qu’à y penser. Tu es sa fille unique et Pierre, son fiancé. Le mariage est prévu pour dans deux mois normalement. Je devrais dire, était prévu pour dans deux mois. Elle a le regard vide, n’avance que parce que George la soutient par la taille. On dirait un fantôme. Tellement loin de la jeune femme qui préparait son mariage avec tellement d’enthousiasme et d’insouciance, folle d’une joie communicante. Quand je pense qu’elle hésitait à te laisser partir, comme si elle pressentait que quelque chose de terrible allait arriver. Elle avait fait le tour du bus, vérifié les pneus et parlé avec le chauffeur. Une vraie mère poule, inquiète de laisser partir au loin sa fille unique.
Au cimetière, un frisson me saisit et je sens mon cœur s’emballer. Le cimetière, ça signifie la fin, l’endroit du repos éternel. Il fait froid ou c’est moi peut-être qui suis glacé. Le soleil est haut dans le ciel mais il ne me réchauffe plus comme autrefois. Je m’installe un peu à part, je n’en peux plus de ces regards emplis de pitié et de compassion. Et je ne veux pas voir les noms sur la plaque, sachant que je verrai peut-être par la suite le tien. Je m’assois carrément par terre, mes jambes ne me soutiennent plus. Je sens quelqu’un s'agenouiller auprès de moi et me prendre affectueusement la main.
"- Je suis désolée Léo de ne pas être venu te parler avant. Mais c’était trop dur, me dit alors Clary, en regardant la foule agglutinée autour de la plaque du mémorial.
Le directeur du lycée a commencé son discours mais il me semble vide de sens et je n’écoute plus.
- Je sais, Clary, ne t’inquiète pas. Comment te sens-tu ?
- Vide, absente, presque dépourvue d’émotions. Je n’ai même plus de larmes pour pleurer."
Je l’observe, son teint livide, ses yeux rougis, ses cernes violettes, ses lèvres en sang à force de les mordre par angoisse. Elle porte encore son attelle sur le poignet droit. J’ai eu la chance de ne pas avoir été blessé. Ce n’est pas le cas de tout le monde.
"- Est-ce que tu crois… commence-t-elle avant de s’arrêter et de reprendre dans un murmure en me regardant droit dans les yeux. Tu penses qu’ils peuvent être encore en vie ? A quelque part ?
- Pas après plusieurs jours… Je voudrais tellement y croire, je crois que j’ai encore un infime espoir au fond de mon cœur mais la raison me dit que c’est impossible. S’ils étaient encore vie, nous les aurions retrouvés, je lui réponds, tout en observant le Maire prendre la place du directeur du lycée, pour rendre un dernier hommage à son tour. Ce n’est que de l’hypocrisie, il ne les connaissait même pas mais il faut faire bonne figure, toute la presse est là.
A cet instant, je n’ai qu’une envie, m’enfuir. M’enfermer chez moi, sous la couette et dormir pour oublier.
"- Tes parents ne sont pas venus ?" je lui demande pour meubler ce silence pesant tout à coup.
Tiens, le Maire a fini de parler et il est en train de dévoiler la plaque en marbre commémorative. J’ai envie de vomir.
"- Non. Mais je m’en doutais, ce n’est pas grave, c’est comme ça. Je suis habituée maintenant, tu sais. Même si parfois… j’ai des pensées, des pensées morbides… Je me dis que ce n’est pas la bonne jumelle qui est décédée et que si j’étais morte lundi dans l’accident, ça ne leur aurait rien fait, que je n’aurais manqué à personne, que c’était même un juste retour des choses. Le fait que je sois encore en vie ne leur fait rien. Comme si ma vie ne valait rien finalement.”
Je ne sais pas quoi répondre à son commentaire car au fond, elle n’a pas tout à fait tort au sujet de ses parents. Depuis la mort de Thalya, ils ont plongé dans une profonde dépression et je ne sais pas honnêtement comment elle arrive encore à se lever tous les jours et à se tenir droite sur ses jambes. Surtout maintenant.
"- Tu n’es pas toute seule Clary, je veux que tu l'entendes et que tu te le répètes comme un mantra. Tu n’es pas toute seule. Je suis là et on va s'entraider ensemble pour traverser cette épreuve. Je ne te laisserai pas tomber. Et ta vie en vaut la peine. Je suis persuadé que si tu es vivante aujourd’hui, c’est qu’il y a une raison et tu découvriras bientôt laquelle, j’en suis sûr. Tu peux m’appeler quand tu veux, jour et nuit, à n’importe quelle heure.”
Émue, elle me fait juste un signe de la tête et son regard se fixe, je le sais, sur les parents de Nathan qui était le petit-ami de sa sœur.
Soudain, un bruit, comme une déchirure, retentit et nous fait sursauter. Une étrange lueur est apparue dans le ciel. On se lève tous les deux, les yeux rivés sur ce spectacle si particulier.
La terre se met à trembler et les personnes rassemblées commencent à crier et à courir pour se mettre à l’abri.
Je me retourne mais Clary n’est plus là. Je vois Arthur me faire signe de m’éloigner et de rejoindre la route.
C’est alors que je la vois, comme une ombre, enveloppée d’une cape rouge, assise sous un arbre, un sourire machiavélique sur le visage avant de disparaître et que le monde ne devienne obscurité.
Annotations
Versions