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À la saison froide, on observe différents types de personnes. Il y a ceux qu'il tarde d'aller confectionner des boules de neige, ceux qui râlent en déblayant le pas de leur porte et ceux qui se pelotonnent au coin du feu en rêvant de pays chauds. Toujours est-il que, pour la plupart d'entre eux, l'hiver est synonyme de festivités. Pourtant, il est des gens que ces fêtes répugnent. Tel était le cas de Will. Il faut dire que tous les hivers passés lui avaient laissé de sombres souvenirs. Ses parents s'étaient rencontrés à une fête de Noël. Ils l'avaient conçue un an plus tard, un vingt-quatre décembre. Tous les Noëls de son enfance avaient été marqués par les multiples poupées qu'elle avait reçues. Le comble pour une enfant qui n'aspirait qu'à devenir championne de hockey sur glace ! Pour couronner le tout, ses parents avaient eu une violente dispute lors d'un réveillon, suite à laquelle ils s'étaient séparés. Tous les autres Noëls, depuis, avaient été plus maussades encore.


Il devait être environ dix-neuf heures lorsque l'entrainement se termina. Les filles de l'équipe de hockey regagnèrent les vestiaires. Will se laissa tomber sur le banc, dégoulinant de sueur, et commença à défaire les lacets de ses patins. Rena arriva derrière elle et lui flanqua une grande tape dans le dos. C'était une amie d'enfance. Will et elle avaient toujours joué dans la même équipe.

- On a bien joué, ce soir ! lança Rena. Si tu fais la même choses aux qualifications, on est sûres d'aller en finale, cette saison. Tu avais mangé du lion ou quoi ? Je ne t'ai jamais vue aussi combative !

- C'est Noël, grogna Will. Mon dix-neuvième Noël; il y a de quoi être enragée !

Rena soupira. Elle ne pouvait pas comprendre ce que son amie haïssait autant dans cette fête. Chez elle, Noël, c'était l'annuelle réunion familiale autour de la dinde aux châtaignes et de la bûche glacée, où tout le monde riait de bon cœur et dansait sur un air de jazz. Pour Will, Noël n'avait aucun attrait. Elle allait ouvrir le frigo, manger les restes de la veille, passer la soirée devant la télévision pendant que son père dormirait, finir par se sentir oppressée et sortir dehors, dans le froid, pour fumer. Will ne fumait généralement pas plus d'une cigarette par semaine. Elle était loin d'être accroc. Néanmoins, à Noël, elle pouvait sans peine s'en enfiler un paquet.

Will retira ses vêtements de sport, alla prendre une douche et se rhabilla. Avant de sortir, elle remit sa veste de hockey, enfila un manteau, une écharpe, un bonnet et poussa la porte. Rena passa devant elle.

- Joyeux Noël, Will ! claironna-t-elle.

- C'est ça...

Quelle ironie ! Elle regarda son amie monter dans sa voiture, laquelle disparut bientôt en coin de la rue en laissant derrière elle un amas de fumée. Seule, Will arpenta les trottoirs de la ville, le bonnet tombant sur ses yeux, les cheveux collant à son visage, les mains fourrées dans les poches. À chacune de ses expirations, une épaisse nuée blanchâtre jaillissait de sa bouche et tournoyait dans l'ombre. Will n'était pas pressée de rentrer. Elle marchait si lentement que ses os paraissaient geler et, peu à peu, mettre une jambe devant l'autre devint aussi laborieux que si ses articulations avaient été rouillées.

Elle passa dans la rue commerçante. Les quelques enseignes encore ouvertes finissaient de se vider et s'apprêtaient à fermer leurs portes. Will n'avait acheté de cadeau à personne. Elle était trop fauchée, déjà. Et puis, de toute façon, elle n'en recevrait pas. Si elle devait offrir quelque chose à quelqu'un, c'était bien à elle-même ! Son regard s'égara quelques instants dans les vitrines et s'arrêta sur celle d'une bijouterie. Will s'avança. Il y avait une bague dans la vitrine, en céramique, assez épaisse, dont la teinte était fascinante. Elle coûtait trente dollars. Will ne les avait pas. Elle entra tout de même. Elle connaissait bien le vendeur : il faisait des avances à sa mère depuis toujours. Elle n'aimait pas ça, mais si ça pouvait lui servir ça quelque chose...

Lorsqu'elle poussa la porte, une petite sonnette retentit. Le propriétaire était assis derrière le comptoir, occupé à compléter une grille de mots croisés.

- Bonjour Will, la salua-t-il sans relever la tête. Tu as repéré quelque chose ?

- La bague, dans la vitrine...

Elle marqua une petite pause, hésita et lâcha finalement, davantage sur le ton d'un ordre que d'une requête :

- Tu me fais crédit ?

Le vendeur soupira.

- C'est Noël, insista-t-elle.

- C'est bon, céda-t-il, mais je veux que tu payes dans le courant de la semaine.

La jeune fille hocha la tête. Elle trouverait bien de l'argent quelque part. Elle le volerait, s'il le fallait. Pendant qu'elle songeait à un stratagème pour subtiliser trente dollars à son père, le vendeur alla ouvrir la vitrine. Il en sortit la bague pour la ranger soigneusement dans une boîte.

- Elle a une teinte particulière, lui fit remarquer Will.

- Il paraît qu'elle change de couleur selon tes humeurs.

- Et ça fonctionne vraiment ?

- Je ne sais pas. J'ai de trop gros doigts pour cette bague. Il y a un papier avec, qui t'indique l'humeur associée à chaque couleur. Quand tu reviendras payer, tu me diras si ça marche.

Will esquissa un sourire, se saisit de la boîte posée sur le comptoir et la glissa dans la poche de son manteau.

- Au revoir !

Elle sortit de la boutique.



Will tourna la clé dans la serrure. Il était passé vingt heures. Elle s'était arrêtée en chemin pour manger des marrons grillés : elle en avait trouvé un sachet encore tout chaud laissé sur un banc dans la rue. Puis, elle avait joué avec le chien du voisin; une bête monstrueuse qui aurait pu lui broyer le bras d'un coup de mâchoire mais qui, outre son apparence, pouvait se montrer remarquablement affectueuse.

- Je suis rentrée ! cria Will en poussant la porte.

Pas de réponse. Son père était sans doute encore au bar. C'est là-bas qu'il passait le plus clair de son temps depuis qu'il avait perdu son travail. Will se dirigea dans la cuisine. Elle ouvrit le frigo.

- J'espère qu'il n'a pas tout foutu à la poubelle...

Elle tira vers elle un plat contenant du poulet. Il restait encore un peu de viande sur la carcasse, mais ça n'était pas un repas de fête ! Elle le posa sur la table et commença à le manger, en le décortiquant avec les doigts. Sa mère aurait ragé en voyant ça... Will eut un petit rire : elle n'était pas là pour le voir ! Alors qu'elle engloutissait sa volaille, le regard de Will se perdit dans l'obscurité du salon. Elle se leva d'un bond. Il y avait quelque chose dans le canapé ! Quelque chose ou quelqu'un ? Elle alluma la lumière.

- Putain !

Son père était vautré dans le sofa, avec une mine de déterré et un regard vitreux. Il n'en était pas à son premier coma éthylique. Will secoua la tête en soupirant :

- Bon, j'appelle les urgences. Joyeux Noël !

Elle tira son portable de sa poche et composa le numéro. Elle allait finir par le connaître par cœur ! En attendant les secours, Will tenta de joindre sa mère. Personne ne décrocha. Enfin, l'ambulance arriva. Deux types costauds embarquèrent son père sur une civière en lui souhaitant un bon réveillon. Ça allait être dur de faire pire !

Une fois de plus, Will appuya sur la touche rappel. Sa mère ne répondit pas.

- Merde, je sais que tu es là ! maugréa-t-elle. Et puis tant pis, ils l'auront cherché !

Will sortit de la maison, ferma la porte à clé et prit la direction du garage. Elle monta dans la voiture et mit en route le moteur. Elle prenait rarement le volant : c'était une mauvaise conductrice et son père lui avait même interdit de toucher à la voiture. Ça ne la gênait pas de le faire malgré tout. Elle lui avait bien demandé de rester sobre au moins une soirée ! De plus elle était trop enragée pour être raisonnable. Ne pas répondre à l'appel de sa propre fille, la veille de Noël ! Elle irait trouver sa mère là où elle était : chez elle.



La mère de Will résidait dans une ville voisine, reliée à la sienne par une route étroite et sinueuse par-delà la forêt. Will détestait cette route, même par beau temps. Alors, avec le verglas qui avait tout recouvert ces derniers jours et le brouillard qui s'épaississait, mieux valait être prudente. Elle tâcha de conduire doucement, en particulier dans les virages dangereux. Il lui fallut trois quarts d'heure pour parvenir à destination. Elle se gara dans la pelouse d'une belle demeure et coupa le moteur. C'était là qu'habitait sa mère. Will descendit du véhicule, remonta l'allée jusqu'à la porte et sonna. Rien. Elle contourna alors la maison. À l'arrière, se trouvait une grande baie vitrée qui donnait sur la cuisine. Sa mère était là, attablée devant un grand bol de thé. Will pressa à nouveau la touche rappel. Le téléphone posé sur la table de la cuisine se mit à clignoter sans que la femme ne bronche. Ça, c'était trop fort ! Hors d'elle, Will s'avança jusqu'à la baie vitrée et toqua violemment au carreau. Sa mère sursauta et, en l'apercevant, fit de gros yeux. Will agita son téléphone. La femme se sentit obligée de décrocher.

- Je ne veux pas te voir ! cria sa voix dans le combiné.

Will observait les mouvements de ses lèvres à travers la vitre. Elle n'avait pas envie de s'attarder sur l'étrangeté de la situation.

- Papa est à l'hôpital, dit-elle.

- Et alors ? râla sa mère. Que veux-tu que ça me fasse ? Ton alcoolique de père et toi, vous êtes sortis de ma vie. Et c'est définitif. Tu comprends ça ?

Will se renfrogna. Elle répondit sèchement :

- Je voulais juste te souhaiter un joyeux Noël. Aussi joyeux que le mien, en tout cas !

De l'autre côté de la vitre, la femme la fixait, immobile.

- Ouvre-moi ! insista Will.

Devant l'impassibilité de sa génitrice – parce que c'était apparemment tout ce qu'elle était dorénavant – la jeune fille attrapa une pierre, par terre, et la brandit en menaçant :

- Si tu ne m'ouvres pas, je fracasse le carreau !

Alors elle vit le volet tomber devant elle et le visage de la femme disparut, définitivement.

Will serra les poings. Elle poussa un cri de rage et balança la pierre de toutes ses forces contre le volet. Celle-ci rebondit sans avoir le moindre effet. C'est furieuse qu'elle regagna sa voiture. Elle redémarra. Il n'y avait rien de mieux à faire que rentrer.

- Moi qui pensais que les choses ne pouvais pas s'empirer ! pesta-t-elle.

Ses mains se crispaient sur le volant. Elle appuyait comme une folle sur la pédale d'accélération. Ses yeux s'emplissaient de larmes sous l'effet de la colère.

- Joyeux Noël ! Joyeux Noël ! Je t'en foutrais, moi, des joyeux Noëls !

Alors qu'elle traversait la forêt, une ombre émergea du brouillard et s'avança sur la chaussée. Will freina aussi fort qu'elle le put, afin d'éviter de percuter un animal. Au même moment, les roues du véhicule rencontrèrent une large plaque de verglas. La voiture se mit à tourner sur elle-même dans un concert de crissements de pneus assourdissant. Will se sentit partir en arrière. Elle avait perdu le contrôle du véhicule. Sa ceinture la serrait atrocement. Un bref instant, il lui sembla distinguer un visage terrifiant au milieu de la brume; avec une peau pâle comme la mort et des yeux meurtriers. Sa tête s'approcha alors irrémédiablement du volant et tout vira au noir.

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