I - Les souvenirs de Daire
Il ne me reste que mon passé, à l’abri d’un présent qui n’a plus d’importance…
Là, je peux le dire : je regrette. Je regrette d’avoir voulu donner un sens à ma vie. Je regrette de ne pas avoir su lui en donner un. Je peux mourir. Je suis prêt à mourir…
Je n’ai même pas la force de faire le moindre geste. Celui que je suis a complétement disparu. J’ai le pénible sentiment que tout en moi s’est déchiré. Quel idiot. J’ai été si naïf. Au fond, j’ai toujours su qu’elles ne voulaient rien dire…
Dire que je croyais trouver des réponses par l’errance, convaincu à l’idée que cette vadrouille me serait salutaire. J’étais si sûr de moi. Je croyais vraiment que je chasserais mes interrogations sur les berges de l’inconnu, en vagabondant, l’esprit serein, dans les crocs des cieux. Mais on ne gagne rien à vouloir se perdre bêtement…
Cette errance a fait de moi un véritable étranger. De moi, il ne me reste plus que cette voix qui n’a nulle part où se poser. Je suis sûrement déjà mort. Je ne vois rien, ma bouche ne veut même pas s’ouvrir. Ça me pique. Je souffre par endroit. Je ne sais même pas si j’ai chaud ou froid. C’est une mort bien sèche, j’ai l’impression de déglutir de la poussière. J’ai mal. J’ai trop mal…
Je me sens égaré à l’intérieur de moi-même, pris dans un tourbillon où virevoltent mes souvenirs. Les évènements se croisent et se mélangent sans la moindre clarté. Mon passé n’a pas de couleur. Je pense à lui, je pense à elle. Pourtant je les vois ! Je vois tous ces chemins, tous ces sentiers que j’ai franchis, les voiles et les ressacs, je vois aussi cette enfance insouciante, tranquille... Je repense à mon infatigable curiosité, je repense à ma bêtise. Quel idiot. J’ai été si naïf de croire que mes cicatrices avaient le moindre sens. J’aurai préféré ne rien savoir. J’ai toujours su qu’elles ne voulaient rien dire. J’ai mal. Ma bouche ne s’ouvre pas. J’ai très froid. Ça me pique de partout. C’est inconfortable. Il n’y a que ce passé qui prend forme. C’est un chaos bien bâti. C’est très étrange. Depuis combien de temps suis-je en train de ressasser toutes les branches de ma vie ? Cette vie, je la regrette. Je la regrette amèrement…
Je pense à elle, je pense à lui. Il n’y a que le souvenir pour me consoler. J’ai trop mal. J’ai soif. Je crois que je suis mort. Ça ne me fait ni chaud ni froid. Je n’ai aucun problème avec la mort. Je ne vois rien. Mais est-ce que je suis vu ? J’ai l’impression d’être complétement étranger pour moi-même. C’est très étrange. Ô dieux de ce monde informe, que se passe-t-il ? M’entendez-vous ? Ne me torturez pas ainsi. Je souffre, mais je ne sais même pas si j’ai mal. Je suis en train de penser à tant de choses. À ma bêtise... Je n’ai pas envie de la ressasser inutilement, elle me fait déjà assez de peine. Le présent n’a pas d’importance. C’est une épine. Je ne bouge pas c’est sûr. Je suis mort. Se parle-t-on quand on meurt ? C’est étrange. Y a-t-il là des dieux pour m’entendre ? Je vous en prie, si vous m’entendez, dites-moi ce qui m’arrive…
Préférez-vous donc m’ignorer ? Je n’existe pas pour vous ? Seulement, je suis là. Tout ce qu’il me reste se trouve ici, et c’est bien suffisant pour être là. Que pensez-vous de moi ? Vous vous moquez, n’est-ce pas ? Riez. C’est bien. Je suis bon à être moqué. On m’avait dit que tout cela ne servirait à rien, c’était vrai. Voyez à quoi j’en suis réduis. Je regrette, c’est vrai aussi. Mais votre silence est-il un exemple que je dois suivre ? C’est à cela qu’on reconnait un dieu, à se complaire dans le silence ? Dans ce cas non. Je ne veux pas m’y résoudre. Je suis peut-être mort, mais je ne veux pas disparaître. Et mes souvenirs sont une consolation pour le mourant que je suis. Il ne me reste que ces branches dont je parcours les feuillages. Même dans la peine, c’est le seul moyen de ne pas être totalement privé de ce monde. Maudites sont les âmes noyées dans l’oubli qui n’ont pas le luxe de survivre dans la bouche d’un raconteur. Tandis que moi – moi ! – je suis là pour me raconter. Je survis de cette manière. Seuls l’oubli et le silence pourront définitivement me détruire. Qu’importe tout le reste. Qu’importe l’inconnu que je suis devenu. Que ma mort serve au moins de leçon. Je regrette ma vie, mais je n’ai pas honte de la dire. Je regrette d’avoir cru lui donner un sens. Je le regrette amèrement. J’aimerai tant qu’on m’entende. Juste au moins pour signifier à quel point j’ai été bête. Un idiot. Il n’y a que cela qui me console. Je me sentirais mieux de savoir que l’on m’entende, même si je ne parle pas. J’aimerai faire don de mes souvenirs, tous ces compagnons de ma honte. J’en ressens une profonde fierté. C’est vraiment très étrange. Moi l’inconnu perdu, moi l’étranger, qui suis-je au fond ? Daire, fils de Feidh et d’Aidlinn, est-ce lui que je suis ? Seulement lui ? Qui suis-je, là, maintenant ? Non, là je m’égare à nouveau... Le présent n’a pas d’importance. Que je sois un roi, une prêtresse, un bandit ou même un chien, cela n’a plus aucune espèce d’importance. Je sais qui j’ai été, cela doit me suffire. Et ce doit être une réelle consolation que d’être capable, par une simple pensée, d’embrasser mon existence. Ce doit être une charmante sensation que de faire à loisir le récit de ma vie…
Dieux de ce monde, moquez-vous si vous le souhaitez. Votre silence prouve que vous avez déjà succombé. Vous, honorables dieux, avez bel et bien disparu. Je ne me résignerai pas à vous imiter. Je ne me rabaisserai pas non plus à faire les éloges qu’on a coutume de vous octroyer, ni ne chanterai vos prouesses pour garantir votre salut, puisqu’il est uniquement question du mien. Dieux silencieux, devant vous je me raconte, oui je me raconte — éternellement s’il le faut ! — et je resterai en ces instants un être véritable. Rien ne me sera plus doux que d’arroser par un récit l’arbre de ma vie, que de donner forme à ce chaos si bien ancré dans ma mémoire. Si cela vous ennuie, je gagnerai au moins l’heureux sentiment de vous avoir irrité. Là, je peux le dire : je suis fier de ma honte. Que ma honte serve ! Je n’aurais pas vécu tout cela pour rien. Et je ne peux me résoudre à regretter indéfiniment ce que je dois accepter. Même si, depuis toujours, on m’a dit que ces cicatrices ne voulaient rien dire, au moins je le sais. J’aurai préféré ne rien savoir, mais c’est ainsi. Il me faut bien commencer par quelque chose, alors je commencerai par elles, car c’est pour elles que j’ai consacré ma vie. Si celle-ci était à refaire, alors je la referais sans ne jamais m’en préoccuper. J’ai gâché ma vie à les comprendre. J’ai gâché ma vie à vouloir donner un sens à ce corps qui, dans l’ensemble, n’avait rien, rien du tout d’intrigant. Hormis elles…
Je vais me raconter pour ne pas disparaître. Dieux moqueurs, allez-y de tout votre saoul, pouffez. Ma décision est prise. Je n’aurai pas vécu pour rien. Il me faut bien commencer par quelque chose. Ma honte et mon fardeau. Ces signes que je traquais, voilà une bonne raison de commencer. Mais c’est fini déjà. J’aurai préféré ne pas savoir qu’elles ne veulent rien dire. Ah ! Quelle vie ! La gloire m’a trop chatouillé. Je ne suis plus assez crédule pour croire que la vie ait un sens. Cela n’apporte rien. Connaître est inutile, ou douloureux. Quand j’ai compris qu’il me fallait juste vivre, je ne sais pourquoi j’ai souffert. J’étais si accroché à l’idée d’avoir un destin singulier. J’étais si naïf. Alors que ma naïveté serve ! J’ai assez pris le temps de ressasser tout ce que j’ai vécu. Je vais faire le récit de ma vie. Il sera beau. Il sera paré d’une odeur honteuse mais agréable de sincérité. Je sais déjà comment je vais m’y prendre. Je vais débuter parce qui a été ma préoccupation, et d’un trait, je chanterai l’éclosion de ma bêtise. Si l’on m’entend, cela servira à coup sûr. On se moquera de ma faiblesse, de ma petitesse, mais je l’accepte, je dois l’accepter. Tout comme j’ai déjà accepté ma mort…
Il a longtemps été question de mon corps. Pourtant, dans l’ensemble, il n’avait rien d’intrigant. Je n’étais pas plus grand que la plupart des gens ; mes cheveux noirs ondulaient quand ils étaient trempés ; mes dents, m’ayant causé tant de souffrance, étaient droites et bien rangées ; mes os avaient la particularité de faire des craquements insignifiants, entendus je crois de moi seul ; enfin ma peau était quelque peu brunie, à mi-chemin entre le pelage de l’écureuil et la fourrure du renard. Mais c’est sur cette peau que se situait le problème. Il y avait sur ma peau des cicatrices. Des marques que je n’observais pas ailleurs, des formes qui assombrissaient certaines régions de mon corps, incrustées dans ma chair comme des vers sous l’écorce d’une pomme. Sur mes bras, mes cuisses, mon ventre reposaient ces formes curieuses, qui serpentaient par endroits et non à d’autres, et dont l’origine m’était inconnue. Ce n’était pas moi qui me demandais le premier ce qu’elles signifiaient, mais les personnes avec qui je vivais. Je ne peux dire le nombre de fois où l’on me demandait « qu’as-tu sur le corps ? », par contre je sais les fois où je répondais « je ne sais pas » : toujours. Dès mon plus jeune âge, elles occupaient toutes mes pensées, et toutes mes rêveries. Je n’avais pas d’autre but que de percer leur étrangeté. Là, je peux le dire, la volonté de comprendre la nature de ces cicatrices m’a jeté dans l’exploration la plus insensée de ma vie. Hormis ce détail, j’étais un homme tout à fait banal…
Mon propre corps m’était étranger. Gamin je questionnais mon vieux père qui me répétait, d’une tristesse sans pareille, pour une raison que je n’ignore plus : « demande aux dieux » ; « seuls les dieux savent » ; « réjouis-toi, les dieux veillent sur toi ». Et je vous l’ai demandé, dieux silencieux. Vainement. Aussi, je ne comprenais pas l’embarras que lui causaient mes questions, que je remarquais à sa poitrine qui se gonflait avant de répondre, puis de cette mauvaise foi qui consistait à me faire croire que « ce n’est rien, n’y pense pas, ce n’est même pas important ». Des dires de mon père, je n’ai tiré aucune satisfaction, et je restais planté dans l’ignorance.
Pour y remédier, mes amis et moi-même inventions des histoires extraordinaires à propos de ces cicatrices, et je chérissais celles qui étaient les plus invraisemblables. Cette activité me réjouissait, puisque j’étais au centre de tous ces récits. Ces marques me promettaient un avenir glorieux sous la tutelle bienveillante des dieux. À mon grand regret, cela n’a duré qu’un temps. Il y avait des affaires quotidiennes plus urgentes à régler, et en grandissant, je devenais moins sensible aux fruits délirants de mon esprit. Il vient un âge où la crédulité se fatigue. Las de chercher une raison, je laissais en suspens la volonté de les comprendre. La routine s’installait, aussi sournoisement que le rythme des saisons. Je finissais par être à contrecœur attaché aux dires de mon père, lui qui m’affirmait que seuls les dieux savaient…
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