II - Les amis de Daire
Ma communauté tenait résidence dans un lieu reculé à l’abri des querelles humaines, au centre d’Éireann. Nous avions pour unique préoccupation celle de vivre, sans empiéter sur les affaires de nos voisins. Les clans aux alentours ne nous devaient rien. Il n’y avait aucune rivalité ni hostilité, et les unions consenties entre nos familles favorisaient nos rapports. En vérité, la plupart des clans avaient fui comme nous les conflits des gens de royaume. Si la paix connaissait des soubresauts, au moins nous étions tranquilles. Les difficultés provenaient surtout du ciel qui nous pliait à ses imprévisibles caprices. Nous priions pour faire en sorte que la fortune soit soumise à nos vœux. Mais nos prières n’eurent jamais d’heureux effets, étant donné que nous priions sans cesse. Les récoltes dépendaient de l’humeur du ciel, en grande partie de cette flamme ronde qu’on nomme soleil : les nuages fondaient par son intense chaleur, provoquant d’innombrables pluies ; de temps à autre, les nuages profitaient de son absence pour durcir et retomber en miettes gelées. Quelquefois, le ciel pleurait d’indécision, écartelé par le chaud et le froid, déchirant sa chair comme on déchire un tissu, et son cri foudroyait les vents noirs. Ces incidents appauvrissaient les récoltes et nourrissaient nos peines. Femmes et hommes œuvraient de concert afin de faire face au manque de nourriture ; personne n’était épargné. Le travail de la terre et du bétail occupait mes jeunes années. Ce travail quotidien contribuait à l’oubli de ces cicatrices qui n’intéressaient plus personne…
Ce fut Lothar, fille d’Aobh et d’Eolas, qui me fit sérieusement repenser à elles. Je partais en direction de chez moi lorsque je la vis accompagnée d’Eanna et de Findabair. Elles ensemençaient la terre qui était réservée à l’orge et au blé. Ces femmes qui n’avaient pas choisi l’homme avec qui elles feraient un enfant, laissaient s’écouler le sang de leurs bébés sans enveloppe de leurs cuisses. Elles en répandaient soignement sur le sol. Je passais dans le coin à ce moment-là, tête baissée, car je craignais que l’une d’elles me prenne pour être père, étant donné que j’étais en âge d’avoir une épouse. De toute la communauté, Lothar était de celles qui se faisaient une joie de plaisanter par l’offense. Voyant que je n’osais pas les regarder, elle cria : « Viens nous aider, au lieu de nous ignorer ! ». Je mesurais chacun de mes gestes pour ne pas donner l’impression que je les désirais. Intimidé, j’approchais à pas lent. Lothar, surprise de me voir arriver, s’écria : « Je plaisante ! Je plaisante ! Ne t’approche pas, tu sais à quoi tu t’engages sinon… disait-elle le regard bas vers son sang qui nourrissait la terre. Qui sait à quoi mon fils ressemblerait, si jamais il était le tien ! ». Findabair ajouta « Il serait bien laid ! », et elles riaient toutes les trois. J’étais piqué par leur plaisanterie. Pour ne pas perdre la face, je me mis à rire avec elles. Puis je repartis en direction de chez moi, malgré la honte, en leur faisant un salut. J’étais un jeune homme tout à fait banal. Mais sur le chemin, je repensais à ces anomalies sur ma peau, celles qui devaient être l’objet de leur moquerie…
La maison de Feidh, mon vieux père, était bâtie aux abords du village. Il avait décidé de l’éloigner du reste de la communauté parce qu’il ne supportait pas les visites, et espérait décourager les âmes trop conviviales. Il conversait très peu avec moi. Il préférait le silence à la discussion, comme vous, honorables dieux.
Son clan avait été décimé par la guerre, et sa femme, ma mère, que je n’ai jamais connue sauf son nom, Aidlinn, avait péri lors de cet incident. Je repense à elle désormais avec autant de pitié que de douleur… Passons.
Il m’a emporté avec lui, accompagné de Colm, Vaughn et Enda, et ils choisirent ce lieu vierge d’habitants pour s’installer. J’ai assisté à la naissance de ce village, aux arbres coupés devenus planches, aux maisons semées ici et là, aux premiers carrés de récoltes. Il a fallu peu de temps avant que le village prenne forme. Les feux de compagnie s’agrandissaient ; de plus en plus de familles s’installaient ; la vie devenait plus simple avec le temps. J’aimais traverser le village avec le souvenir chaleureux de ses débuts, où nous fêtions chaque naissance, chaque mort, où nous partagions le peu de nourriture cueillie, chassée, et préparée. C’était lors de ses maigres repas que j’en profitais pour jouer avec les enfants de mon âge. Nous courrions vers la maison de mon père, la première à avoir été construite, mais aussi la plus petite de toutes, ne disposant que d’une seule pièce, remplie de la paille sur laquelle nous nous jetions pour nous amuser...
Le temps de sa mort arriva, et sa maison m’appartenait désormais. Rien n’était diffèrent, même en étant un jeune homme. À ceci près que mes proches venaient me rendre visite. Cette maison bâtie à l’écart pour éloigner les bavardages inutiles devint le lieu de rencontre de mes amis. Par son ancienneté, beaucoup la considéraient comme leur propre demeure. Et il n’était pas rare que quelqu’un s’y installât quelque temps pour y faire une halte. Gareich faisait partie de ceux-là. Il arrivait habituellement tard le soir, après moi, une fois ses tâches achevées. Mais lorsque j’arrivais à la maison, la fois où Lothar m’avait insulté, il était déjà à l’intérieur.
Gareich ce jour-là devait partir pour Ros Mór, dans les plaines de l’Est, délivrer des bois taillés aux habitants qui aimaient ses confections. Ses figures en bois étaient impeccablement façonnées, lissées, et agréables à manipuler. Il adorait confectionner toutes sortes de bêtes, en particulier des abeilles, car il admirait le soin avec lequel elles maniaient la cire. Lorsqu’il terminait ses œuvres, il proclamait : « Regarde, mon travail est aussi parfait que le leur ! », le sourire plein de fierté. D’ailleurs, au lieu de dire « Tu travailles comme une abeille ! », nous disions « Tu travailles comme Gareich ! ». Ses contributions en matière de charpenterie lui avaient valu une réputation aussi solide et ferme que le plus imposant des chênes. Ses talents ne se réduisaient pas à cela. On n’hésitait pas à faire appel à lui pour fabriquer un logis, un meuble ou une arme, et il répondait avec plaisir : « oui ! ». L’âme entièrement vouée au travail, il ne pardonnait pas la paresse, et se donnait pour règle de conclure d’un pas vif toutes les demandes qu’on lui faisait. Il accomplissait ces tâches à la hâte, en vue des prochaines, et passait plus de temps à penser aux autres qu’à lui-même. Je ne m’attendais donc pas à le retrouver là, aussi tôt, assis la tête posée sur les genoux, dans cette posture qui trahissait son chagrin. J’entrai à peine qu’il levât la tête, comme s’il n’avait fait qu’attendre ma venue. Il tendit la main vers des sculptures qui trainaient par terre, en me disant consterné : « Ces bâtards n’en veulent pas !
— De qui tu parles ? demandai-je en ramassant l’une d’entre-elles qui représentait un sanglier.
— Des Goltraig ! Ils m’ont demandé il y a quelques mois des figurines pour décorer un autel et de leur ramener dès que je pouvais. Je l’ai fait tout de suite, et bien ! Regarde, dit-il le bras raidi en grossissant les yeux pour soutenir une évidence, tu vois bien qu’elles n’ont aucun défaut ! Et devine ce qu’ils me disent ?
— C’est même encore mieux que d’habitude, non ? On dirait qu’elles brillent !
— Mais ! Elles brillent ! Maintenant, devine ! Devine ce qu’ils m’ont dit ?
— Qu’en sais-je, moi ? Que justement ils n’aiment pas quand ça brille ?
— Rah ! Mets-la au feu ta brillance ! Je ne te parle pas de ça ! Ils m’ont dit qu’elles n’étaient plus conformes à leurs croyances ! Comme si je faisais du mal à leurs cultes… Que vont-ils s’imaginer ? Ah ! Mon ami, elles doivent être bâties sur l’eau leurs croyances, pour les changer comme ça au moindre coup de vent. Qu’est-ce que ça veut dire, hein ? Quasiment tout ce qui se fait de mieux, chez eux, c’est grâce à mes conseils, et là, d’un coup, ils refusent mon travail ?
— Ne sois pas si affligé. Ils ne t’ont donné aucune autre raison ? Qu’est-ce qu’elles ont leurs croyances ? Elles ne sont pas si différentes des nôtres… soufflai-je en manipulant son œuvre en bois.
— Mais oui ! C’est pour ça que je ne comprends pas ! Ils ont dit qu’ils allaient remplacer leurs autels par une “Église”, et qu’ils nous invitaient à faire de même. Que c’est mieux ! En quoi, mieux ? Alors tu sais, j’appelle Mairin — c’était elle qui me les avait demandées les figurines. Je lui demande si j’ai fait tout ce chemin pour rien. Elle se contente de me dire : c’est Magd qui a décidé. Il décide, il décide... dit-il en secouant la tête. Je ne suis pas assez fou pour me plaindre à Magd, donc je suis parti. Mais je me suis déplacé pour rien ! C’est la première fois qu’on me fait ça. Peut-être n’aimaient- ils pas mes figurines ? Si c’était le cas, pourquoi inventer de pareilles excuses ? ».
Lui qui cueillait son bonheur dans le jardin des autres, il devenait facilement attristé quand on lui en refusait les accès. La moindre clôture le vexait. Heureusement pour lui, cela n’arrivait pas souvent. Le peu de fois où cela arrivait, il s’en remettait à moi, dans l’espoir d’obtenir une maigre consolation. J’étais dans ces moments-là tout aussi affecté que lui pour d’autres raisons, et j’espérais de sa part la même oreille.
Allongé à ses côtés, les mains placées derrière la tête, j’écoutais son chagrin. Quand il eut terminé, il me regarda et me dit : « et toi, alors, sinon ? ». À mon tour, je lui fis part de mes derniers ennuis. Nous fonctionnions ainsi. Les chagrins que nous partagions plantaient, jour après jour, les graines de notre profonde amitié.
Je m’apprêtais à lui raconter ma journée, quand Aiseach s’introduisit dans la maison en disant « Tiens donc ! ». Il était étonné de nous voir à l’intérieur. Mais son étonnement visait surtout Gareich qui, inactif en cette heure de la journée, aurait étonné tout le monde. Il entra en disant « Qu’est-ce que vous faites là ? ». Cette question, bien entendu, ne s’adressait pas directement à moi. Gareich le comprit lui aussi, et il fit alors part de son aventure avec les Goltraig. Aiseach joua la consternation par des « Ah la la ! » tout en levant les sourcils. Puis il nous informa sur la raison de sa venue : il venait récupérer la masse qu’il avait laissée traîner la veille. « Je pensais ne pas en avoir besoin. En fait, si », avait-il dit en la prenant.
Il allait partir. Mais il s’arrêta et fut retenu par je ne sais quelle préoccupation. Il examina quelques secondes la masse qu’il tenait dans sa main, tandis que l’autre main lui massait le front, comme s’il envisageait une situation où, ayant autant faim que soif, il devait choisir entre commencer à boire ou commencer à manger. Finalement il reposa la masse où il l’avait trouvée, et déclara « Je vais d’abord rester avec vous ». Gareich se décala pour lui faire de la place.
Quand on les voyait tous les deux côte à côte, il était impossible de deviner qu’ils étaient frères. La noirceur des cheveux de Gareich contrastait avec le teint blond de ceux d’Aiseach. Le premier était plutôt petit, le second assez grand. Gareich souriait souvent, Aiseach beaucoup moins. Les deux savaient travailler, mais l’un des deux dépensait, osé- je le dire, peu d’énergie. Celui-là n’en était pas moins remercié. Seulement, il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il respectât le moindre délai. Il y avait de nombreuses discussions pour savoir lequel des deux faisait le meilleur travail. Gareich l’emportait généralement par sa disponibilité et sa ponctualité. Au lieu de dire « Tu travailles comme Gareich ! », on disait « Ne fais pas comme Aiseach ! ». Ces différences entre eux, pour des personnes qui ne les connaissaient pas, pouvaient donner l’impression d’avoir en face de soi des êtres opposés et ennemis, qui se jalousaient ou par envie ou par dédain. Rien n’était plus faux. Et Aiseach ne manquait pas de détracteurs. Ceux-là voulaient s’attirer les faveurs de l’aîné. Tous croyaient y arriver en disant à Gareich « ton petit frère, quelle plaie ! » ; « Il ne te ressemble pas du tout » ; « Heureusement que tu n’es pas comme lui ! ». Gareich ne répondait pas, ou alors disait ironiquement « Eh oui… ». Quant à ceux qui pensaient gagner les faveurs de l’un par le mépris de l’autre perdaient le respect de trois personnes : celui de Gareich, celui d’Aiseach, et le mien. En ce qui me concerne, frères ou non, je voyais simplement Gareich, et je voyais simplement Aiseach, je les voyais comme tels, et je les aimais tous les deux.
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