IV - Daire s'en va au Nord
Je ne voyais déjà plus le village ni les lueurs des feux qui éclairaient les sentiers connus.
Il m’arrivait de vadrouiller selon mon gré dans ces environs, là où les animaux tenaient résidence, or ce fut la première fois que je m’y aventurais de la sorte, c’est-à-dire sans avoir à l’esprit une promesse de retour. Dès lors, peut-être par inquiétude, le moindre détail nourrissait mon imaginaire, semant en moi des bourgeons déments de fantaisies, je me croyais à la merci des bois et des buissons touffus qui dissimulaient je ne sais quelle créature qui voudrait me nuire. Ma vigilance s’élargissait à mesure que je m’éloignais du village, ne laissant aucun répit à mon esprit alerte. Ces lieux calmes répandaient le vacarme dans mes pensées. Les choses invisibles que je croyais voir me provoquèrent plus d’émoi que si je ne les voyais, douter de mes observations était plus insupportable que la certitude de bien voir. Derrière ou devant moi, à ma droite ou à ma gauche, depuis le haut ou le bas, il y avait toujours des angles que je n’atteignais pas, et comme je ne pouvais pas tout voir d’un seul coup d’œil, je mis du temps avant de marcher d’un pas aussi assuré que rassuré.
Après des heures de marche, quand vint la paleur de l’aube, une sympathique euphorie combla ma solitude qui fit évanouir le malaise à l’origine de mes frayeurs : les paysages boisés perdaient leur feuillage sinistre afin de ne laisser entrevoir que des branches tendues telles des bras accueillants, et si un animal ou un homme se nichaient dans un buisson, c’était parce que l’un ou l’autre devaient forcément avoir plus de peur que je n’en avais. Cette humeur, comme si dans mon cœur battait un soleil, insufflait son agréable clarté aux alentours brunis, et reportait le désir de faire une halte. Cet enthousiasme à explorer des recoins étrangers se diffusait dans mes muscles, et je mis à chantonner gaiement Le Lierre de la Mer, une chanson que j’ai appris auprès de Colm, ami de mon père et célèbre pêcheur, qui lui servait à passer le temps. Il se moquait de ceux qui n’arrivaient pas à la chanter, et offrait parfois une partie de son butin à ceux qui réalisaient un sans-fautes. Rien que d’y penser je revis à nouveau ces premiers moments de gaieté :
La laine, le fil et le lin n’égalent pas la longueur ni l’allure du long lierre de la mer,
L’haleine des filles du matin n’égaleront pas l’odeur ni l’ardeur du lierre laid de la mer,
La haine est lente à l’atteindre elle n’aura pas le cœur ni l’amour du lent lierre de la mer,
La naine emplie de chagrin n’aura pas la lourdeur ni la pêche du lierre lourd de la mer,
L’élan ailé l’éloigne très loin des landes et le coule dans la liqueur glacée de la mer,
Les longs, les laids, les lents, les lourds lierres ont l’air d’aller au loin jusqu’au fond de la mer,
Le lierre se lance sans lien sous l’eau s’élance sous l’océan la tête la première,
Le lierre l’emporte sur la ligne maladroite et la langue malotrue du pêcheur de la
mer ....
Je me sentais bien. Résolu à «tout vivre», à jaillir comme une fleur qui s’épanouit à la surface de la terre. Ce fut la marche la plus chaleureuse de toute ma vie. Le pelage argenté des près disparaissait, l’herbe devenait verte, le soleil brillait haut. Toute cette fougue ralentissait à mesure que ma fatigue prit le dessus. Je me reposais sur ce prè sans ombre, puis je me réveillai dans l’après-midi à cause de la pluie fine. Enfin je reprenais, comme le recommandait Aiseach, un axe simple et régulier : je filais droit.
Jour et nuit se succédaient. Les nuits étaient froides. Pendant l’aube, une brume grisâtre flottait dans l’air et arrosait de fraîcheur la nouvelle matinée. Les herbes au sol en profitaient pour se restaurer, elles se gavaient tellement qu’elles s’inclinaient en vomissant des perles d’eau que je léchais pour m’hydrater. Puis je glanais de temps en temps de quoi satisfaire mon appétit. Fidèle au caractère insensé de mon entreprise, je goûtais à des insectes différents de mes coutumes ; j’assemblais des racines et des fleurs, mères et filles de la terre, et je m’amusais à composer des mets aussi inédits que les alentours.
Les montagnes de la Sliabh étaient proches, mais il n’était pas question que je m’y aventure. Je désirais rejoindre la mer du Nord le plus rapidement possible.
Les bosses de terre de la Sliabh avaient été soulevées, dit-on, par une force prodigieuse. On racontait que ces montagnes étaient dues à un taureau qui ne se laissait plus dompter par son maître, depuis que ce dernier avait mangé sa femelle sous ses yeux. Son maître décida de l’attacher pour de bon à l’arbre le plus solide de la ferme. Mais le taureau, aussi gros qu’une colline, tira de toutes ses forces sur le tronc qui souleva la terre hors du sol. On racontait aussi que c’était le fermier qui avait déplacé la terre en forme de croissant, pour former un enclos assez large afin de contenir le taureau, mais la bête s’était enfuie avant que le fermier ne puisse terminer. Dans tous les cas, le fermier n’eut aucune emprise sur le puissant taureau. J’y songeais, quand j’entendis derrière moi : « Hé ! ». Et le son de cette voix, je la reconnaissais, ça ne pouvait être que Gareich.
Je m’étais trompé.
Il s’agissait d’un homme qui vivait non loin, et qui se dirigeait vers la Sliabh pour aller chasser. Il me demanda d’où je venais, et je lui dis que je voulais rejoindre la mer du Nord. Il avait un caractère très aimable, aussi je lui ai accordé une grande confiance, sans d’autres raisons que celle-ci. Il me dit qu’il me restait encore quelques lunes de marche à réaliser, et demandait si je n’avais pas peur de me mettre en danger, que je ne possédais rien de dissuasif sur moi. Il m’inquiétait beaucoup, c’est vrai, mais je ne le prenais pas au sérieux. Seule la mer que j’allais bientôt rejoindre comptait pour moi. Il me dit enfin que plus j’avancerais vers le nord, plus il me serait difficile de ne pas croiser d’ennuis, mais qu’en général, tant qu’on reste loin des groupes qu’on ne connait pas, il ne nous arrive rien. Avant de partir, il partagea un morceau de sanglier séché qu’il comptait manger plus tard, et me donna une indication tout aussi floue que celle d’Aiseach : « continue par là-bas, et tu arriveras bientôt ! ». Ainsi le périple n’allait pas être aussi long que je l’imaginais.. Je ne voyais désormais plus que l’horizon du nord.
Les lunes passaient. Je continuais à tracer le pas en allant « par là-bas », en direction de la côte. L’horizon se profilait comme un animal en fuite, fuyant vers la limite de la terre dans une course interminable. Et moi, tel un chien derrière sa proie, je le pourchassais du soir au matin, du matin au soir. Jusqu’à – enfin! – apercevoir le large.
Je n’en croyais pas mes yeux. Autour de moi dansaient d’imposants oiseaux au plumage blanc. Je sentais un mélange d’odeurs curieuses et gorgées de vie, qui n’était autre que le parfum suave de la mer. Mes pas devenaient plus lourds et hésitants, une immense vague d’appréhension me submergeait. J’avais vu les lacs et les gués, mais ce rendez-vous avec ce champ d’eau dépassait de loin l’idée que j’avais des frontières de la terre. L’horizon fuyard avait disparu. Le ciel se confondait avec la plaine bleue. Ciel et plaine s’unissaient pour former un enclos céleste. Cette bordure d’immensité serrait mon ventre et ma poitrine. Je devais me retourner pour revoir les espaces familiers de la terre, afin de reprendre mon souffle, coupé, par cette impressionnante vision. Tout ce que mon regard ne pouvait saisir de ce paysage, il le substituait en vertige, ce fut comme si ma vue se gavait jusqu’à n’en plus pouvoir. Ce n’était ni le haut, ni le bas, ni le proche, ni le lointain qui m’impressionnaient, mais cette totalité bleutée, haute et basse, proche et lointaine à la fois. Je me sentais coincé dans un tout. Seule se profilait ma perte, et j’étouffais de ce bleu impérieux. Je n’étais pas dans l’eau que je me noyais. Je repensais aux poissons qui suffoquaient à la surface de la terre. Là c’était moi qui m’époumonait, haletant comme un saumon face à la mer. Il m’était impossible de ne pas me sentir écrasé. Un vent lourd et puissant caressait ma peau ; les vagues se heurtaient comme une foule qui se bouscule ; tous ce déluge chavirait dans mes oreilles et mes pensées pénétrées par des hurlements sans gorges.
Et j’ai voulu faire demi-tour.
« C’est du vent. C’est de l’eau. C’est du vent. C’est de l’eau... », me disais-je, ouvrant et fermant les yeux pour contrôler mon émoi. J’essayais de puiser en moi le cran pour ne pas me laisser abattre par cette émotion, comme un tronc à l’écorce fière qui résiste aux coups secs de la hache.
Peu à peu, la vue du tout-bleu commençait à se faire moins insoutenable. J’arpentais les sentiers près du bord de la côte qui surplombaient les flots marins. « Ah ! voilà donc la mer inconnue et ses rivages… » me disais-je, sans trop savoir à quoi penser exactement.
Je restais là à contempler le décor, entre stupeur et fascination. Et je fis une découverte fabuleuse, une observation pleine d’évidence : « La mer est un fragment du ciel qui s’est échoué ! » Cette idée folle s’emparait de mes pensées : « La mer, c’est le ciel ! », me répétai-je, tout en regrettant de ne pas partager cette découverte avec mes amis.
Je regardais à pas lent vers le bord, désirant aller sur la grève et voir cette eau de plus près. Ne prenant pas trop de risques, j’avançais accroupi, les mains proches du sol. La grève était quelque peu noircie, comme si l’eau calcinait le sol par sa fièvre houleuse. Elle engloutissait d’un voile de mousse blanc des débris rocheux dans un reflux proche du gargarisme.
La mer s’érigeait devant moi, ondulant tel un drapeau : rapide quand elle se soulevait, lente quand elle s’affaissait. Les allées et venues de la mer m’hypnotisaient. Le chant tonnant des eaux ; le balancement du pli des vagues ; une écume faite de l’étoffe des nuages, j’étais envoûté par le charme impudique et obscène de la mer danseuse.
« Mer, Seigneur ! Je ne te veux aucun mal ! Ne me fais pas de mal en retour ! » dis-je. Je m’approchais encore un peu, jusqu’à sentir d’infimes gouttes d’eau s’échouer sur mon visage. D’instinct, je fis un mouvement de recul, car je croyais l’eau bouillante.
Les flots se calmaient. C’était selon moi de bon augure. Je posai ma main craintivement à la surface de l’eau. Elle était si fraîche. Je portais à ma bouche ce corps liquide dont je souhaitais m’abreuver. À peine avalée, je recrachai cette gorgée détestable et piquante. Au même moment, une puissante vague m’aspergea d’eau et dans la panique je tombai par terre. D’un bond je me suis relevé en fuyant de terreur jusqu’à ce point surélevé depuis lequel j’étais arrivé, convaincu qu’elle s’était vengée parce que je l’avais goûtée.
J’en avais assez vu. Et j’abandonnais mon projet fou. « Jamais je ne traverserai la mer ! » Je décidai sans regret de faire demi-tour. Mais le chemin du retour n’était pas le même qu’à l’aller. J’avais débouché sur je ne sais quelle route. Perdu dans la nuit à cause de l’obscurité. Et c’est ici que je les ai rencontrés.
Me voilà dans un lieu reculé où se trouvaient des semblables, éclairés par de faibles feux. J’allais vers eux, espérant manger ou boire. Même de loin, ils avaient l’air étranges. Allongés, ils ne portaient presque pas de vêtements, les yeux grands ouverts et rivés en direction du ciel. À en juger par leurs postures et leurs murmures, c’était une prière que je ne connaissais pas.
Usé par la marche, fatigué de tout ce chemin, j’approchais en titubant à cause d’une courbature à la cuisse, qui était survenue quand j’avais fui la mer. Une femme du groupe en m’apercevant s’était détachée d’eux, et vint à ma rencontre de façon aussi éreintée que la mienne. Elle m’imitait pour me railler. Je lui dis « Je te salue », et elle ne répondait pas. Au lieu de ça, elle me reluquait de bas en haut puis sentait ma peau avec de fortes inspirations. Quand nos regards se croisaient, je sentais que son esprit était ailleurs, distant, comme si elle était coincée entre l’éveil et le rêve. Les dégâts et les rougeurs de son visage arrondi ne cachaient pas sa jeunesse. Je dirais même qu’elle était belle, d’une certaine façon. Sa tunique déchirée dégageait un parfum qui n’était pas agréable, sans être repoussant. Elle tâtait du bout de son index ma poitrine, mes joues, mon nez, et je me laissais faire en silence, ne souhaitant pas la contrarier. Et j’avais peur. Par prudence, je jetai un œil vers les siens, encore allongés et indifférents quant à ma présence. Elle enfonça son doigt dans ma bouche, et je fis un mouvement de recul en disant « ho ! ».
Elle pouffa de rire, et je remarquais, étonné, sa bouche édentée. Je trouvais ce détail inquiétant, comme si ma sécurité s’était évanouie en même temps que sa beauté. Elle riait sans s’arrêter. D’un rire insupportable et grinçant, qui a continué de résonner plus tard dans mes songes, où je la voyais se moquer de moi avec sa vilaine bouche.
Annotations
Versions