V - La vie au clan

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Cette femme et ce rire, ces personnes allongées, ce rite que je ne comprenais pas, les avertissements de cet homme près de la Sliabh, tout semblait m’indiquer que j’étais entouré d’un clan aux pratiques douteuses. Je voulais partir. Mais à peine me suis-je retourné que cette femme était déjà postée devant moi. Je ne rentrerai pas aussi facilement que prévu. Ma crainte devait se lire sur mes yeux. Elle s’approcha tout près de mon visage, puis le lécha d’un coup sec tout en riant encore plus fort. Écœuré, fatigué, je comptais lui dire que je ne voulais pas les déranger. Je lui dis « Désolé, je m’en vais ». Là, elle me chuchotait des phrases insensées à propos du destin et de la fatalité, des dieux et de la mort, du ciel et de la terre, des propos énoncé sur un ton ridicule. Je lui dis à nouveau « Désolé, désolé, je m’en vais ». Elle se tordait de rire, « Regarde-nous ! Regarde-nous ! On lutte, on che bat pour le monde, et toi tu veux partir ! Ka ka ka ka ! Ah cha non ! Tu ne partiras pas avant de nous chavoir aidés ! » me dit-elle en mâchouillant les sons qu’elle ne savait plus correctement articuler.

Angoissé et paniqué, je répétais que j’étais désolé et que je ne pouvais rien faire pour eux.

Le silence était total, presque oppressant. Il n’y avait plus aucun bruit, elle ne riait plus. L’édentée prit ma main avec chaleur et y déposa une graine en son creux. « Oh que chi ! Tu peux faire quelque chose ! Aide-nous, toi auchi ! aide-nous à terracher le fléau qui ch’abat chur nous ! ». D’après ses dires, cette graine me donnerait la force d’affronter tout ce qui se mettrait en travers de mon chemin. Non seulement ma faim serait comblée, mais je pourrais aussi accomplir tout un tas d’exploits. Elle m’invita à la suivre pour rejoindre les autres et me prouver ses dires. Je l’ai fait, non pas par confiance, mais parce que la peur ne me permettait plus d’agir comme je le désirais.

Ils étaient nombreux. Tout le monde nous regardait. Cette femme, Gáire de son nom (tout le monde le répétait quand elle passait) s’écria « Chiúin, vas-chy ! ». Un homme immense s’assit, entouré d’individus qui avaient le visage barbouillé d’une teinte jaunâtre. Elle lui donna une de ces graines qu’il avala sans rechigner. Presque tout le monde se levait afin de l’encercler et de le caresser, mêlant à leurs gestes des paroles obscures, et il s’allongea. Le visage ravi et serein, ses yeux grossissaient, les muscles de son visage se relâchaient de contentement. Je demandais à Gáire ce qui lui arrivait, mais elle m’ignora. Il entrait dans une sorte de transe. Son corps remuait, ses yeux roulaient de la droite vers la gauche.

Gáire me dit « Allez, avale-là ! Mais avant, chens-là ! Chens son pouvoir ! » Je ne comptais pas avaler cette graine. Or elle dégageait une odeur aussi enivrante que sournoise, une senteur de bois agréable qui s’infiltrait dans mes narines affamées, un parfum plus envoûtant que celui des arbres mousseux, des chênes et des pins. Mes désirs, froids par la fatigue, se réchauffèrent quand je portais cette graine à mon nez. Toute résistance était inutile, à chaque inspiration mes muscles se détendaient. À la troisième inspiration je flottais, comme si je ne touchais plus le sol. Jamais je n’avais vécu une chose pareille. Je ballottais contre mon gré dans un vide chaleureux.

« Tu chens chette récholuchion divine qui che faufile en toi ! Allonche-toi main’nant, et avale. Rien ne chera plus important qu’après ! ». Ma volonté se pliait à ses ordres, et je m’allongeai. Une partie du groupe s’empressait d’accompagner mon mouvement. Leurs mains étaient laineuses, douces et moelleuses à la fois, tout comme l’herbe qui chatouillait mon dos, comme mes cheveux non moins doux que le reste. On porta ma main engourdie jusqu’à ma bouche, pour m’aider à avaler cette graine qui reposait dans son creux. Et je ne m’attendais pas à voir ce que j’ai vu, sentir ce que j’ai senti, désirer ce que j’ai désiré. J’étouffais d’une panique intense. Une cohorte de visions indescriptibles se tortillaient devant moi. Toute la folie de mon âme se déversait tel un torrent enchanté. À peine cette graine venait-elle d’être avalée, que je voyais des choses extraordinaires. Était-ce réel ou chimérique ? Je n’en savais rien. Mes songes ont dû jalouser ces visions faites de chair : au lieu d’un reflet brumeux et informe, c’était de la rêverie incarnée. Des bêtes avec ou sans ailes nageaient dans les cieux, des hommes minuscules et des femmes géantes rivalisaient entre eux. Dans ce monde où régnait la variété et la bizarrerie, je restais là, cloué au sol, dans l’incapacité de bouger. Mon esprit quant à lui s’agitait follement. J’errais dans le sillage de mes fantaisies. Mon corps devenait de plus en plus leste, aérien ; mon esprit se dispersait dans les directions les plus saugrenues et les plus violentes. Les légendes et les chants de mes ancêtres se manifestaient en dehors de moi-même. Les dieux d’un autre monde faisaient l’étalage de leur puissance. Mais le plus surprenant, en vérité, c’étaient toutes ces lumières vives et ardentes que je ne saurai décrire. Autour de moi valsaient des tons plus céruléens que les bleus célestes ; des rayons plus rutilants que les lueurs du soleil ; des traits de cuivre scintillants comme la lune rousse, prête à se faire dévorer par le jour. J’étais ébloui par des tonnerres colorés qui manquaient de me crever les yeux. Des formes insaisissables qui occupaient l’espace tempétueux. Heureux, j’étais convaincu que j’allais mourir dans un bain de couleurs. Je laissais jaillir hors de moi des larmes discrètes, et mon cœur remuait comme un arbre qu’on secoue. Je n’avais pas digéré les quelques miettes de mon voyage, que je croyais mon ambition s’achever ici, dans cette tempête bariolée. Je sentais alors une langue parcourir le long de mon visage, accompagnée d’une autre qui léchait mes bras. Je les entendais me dire : « Affronte-les, affronte nos ennemis ». Malgré mes poings serrés, parés pour un affrontement qui n’eut jamais lieu, une douce sérénité passait dans mon corps. Mon crâne chauffait, une bouffée de chaleur circulait dans chacune de mes veines. Puis je disparus. Je n’avais plus de corps et je ne sentais plus rien. Je n’étais plus qu’une brise. L’air, en cet instant, était comme un frère ; je pouvais me blottir dans sa danse, caresser tous mes souhaits par son courant délicieux. Respirer m’était inutile, car j’étouffais de joie.

D’ici, je n’ai plus aucun souvenir. Fatigué des derniers évènements, je restais dans une posture incommode. La lumière du jour me déchirait la vue. J’essayai de me lever, quand un de ces hommes, petit et très mince, les yeux rapprochés, entra dans la hutte où j’étais planté. Il débitait des phrases sans aucun lien, prononçait des mots que je n’avais jamais entendus. À en croire les gestes qu’il faisait, il parlait de mon membre, car il n’arrêtait pas de diriger son attention vers lui. Je remarquais alors que j’étais complètement nu. Ma tunique se trouvait juste à mes côtés, que j’enfilai dans la foulée. Un autre homme entra à son tour, qui parlait aussi d’une manière étrange, mais plus compréhensible. « Voilà l’non-arrêtab’ ! L’effet y t’fait plais’ hein ? C’connu ici ! » Je n’avais aucune idée de ce à quoi il faisait allusion. Les deux hommes s’échangeaient un regard ; peut-être espéraient-ils que je dise quelque chose, mais le trouble dans lequel j’étais ne me disposait pas à échanger le moindre mot.

Je ne me souvenais de rien, hormis les visions ; et rien ne m’informait sur la situation dans laquelle j’étais. Quand je tentais d’organiser les images qui défilaient dans mon esprit, sans que je susse si c’était ou non un rêve, je ne distinguais que des corps nus et frénétiques, ou alors les gencives de Gáire que je caressais et chatouillais. Gáire arriva à son tour. Son apparition fit naître en moi un vif désir. Mon membre s’était mis à tressaillir. Cette partie dressée de mon corps m’était très douloureuse. Il n’en fallait pas davantage pour qu’ils se mettent à rire. « Voilà qui r’demande ! » disait Anas, l’homme entré en second, s’esclaffant et sortant de la hutte. L’édentée prit alors la parole : « Homme, tu es un chacré numéro… Tu as voulu nous connaître à fond, tu ne voulais t’épargner d’aucun détail ! Ka ka ka ! ».

Je m’excusais, sans trop savoir pourquoi.

— Qu’est-ce que vous m’avez fait ? Que s’est-il passé ? dis-je, inquiet.

— Che que nous t’avons fait… Dis-lui, Amadán, che que nous avons fait.

Il balbutiait dans un langage hors de ma portée, hors de la portée de n’importe qui. Elle souriait, comme si cela l’amusait de l’entendre débiter ces choses inintelligibles. Puis il s’était retourné face au mur, en entamant une discussion solitaire.

— Je ne comprends pas ce qu’il dit…

— Parch’ qu’il n’y a rien à comprendre, ka ka ka ! Tes pas t’ont mené juchqu’ichi. Tu nous as donné checours. Que veux-tu comprendre de plu’ ?

— Je ne comprends vraiment pas. Je suis désolé de vous avoir dérangés. Je vais partir, je ne souhaite pas perturber vos rites, dis-je en me levant.

— Nos rites ? Ch’est ainchi que tu vois les choses ! Il n’est pas quechtion de rites. Comment appelle-t-on l’évènement roi de toutes les coïnchidenches ? Réponds, dit-elle avec un ton d’examen.

— Je ne sais pas. Je ne comprends pas non plus la question.

— Je te la repoch ». Chais-tu che qu’est le dechtin ?

— Oui, je crois.

— Comment appelle-t-on l’évènement roi de toutes coïnchidenches ?

— C’est… le destin ? Vraiment, je ne suis pas sûr de comprendre, dis-je sans la moindre assurance, décontenancé par l’évidence de sa question.

— Oh ! mais tu comprends, tu vois ! tu comprends ! Alors, chi j’accorde foi en tes dires d’hier : tu as quitté les tchiens ; tu as manqué d’être noyé par la mer ; tu t’es égaré ; tu nouch’as retrouvé, et tu as chu affronter des vichions terribles. N’ech pas ? Ch’est cha le dechtin. D’ailleurs, réponds ! Comment t’es-tu chenti à la fin ?

Il me semblait difficile de la contrarier, ainsi je répondis : bien.

— Bien ? Cheulement bien ? Ne mens pas avec moi.

— Je ne sais pas quoi dire de plus. Je ne sais plus ce qui s’est passé, et je me sens encore trop fatigué… Je ferai mieux de partir, je vous remercie pour votre accueil, dame Gáire.

— Moi, je chais che qui est arrivé. Tu as vu dech horreurs, tu as vu des choses que nous ne devrions pas voir. Et tu nouch’ as juré fidélité, tu as juré de nouch’ aider à vaincre le mal, pour rendre chon équilibre à la natchure des choses. Et ton corps ! Ché marques affreuch chur ton corps, qu’eche que chela ? De la mutchilation ? Hier, tu n’as pas voulu répondre.

— Vraiment ? Non, non il ne s’agit pas de mutilation. Je ne le sais pas moi-même.

— Ah ! Tu vois ! Tu ne le chais pas ! Crois-tu être parmi nous par pur capriche ? Non, auchi étrange que chela puiche te paraître, tu es là pour une bonne raichon ! Rechte avec nous, combats che que nous combattons, et je chuis chûre que tu chauras !

Je n’étais pas convaincu par son propos, bien au contraire. Mais je m’accrochai au plus fin des espoirs qu’elle fit naître en mon cœur. C’était précisément des rencontres de ce type que j’espérais. Au lieu d’afficher mon désintérêt, je désirais dialoguer avec elle, afin de la connaître, posant à mon tour les questions qui m’intriguaient. « Que combattez-vous précisément ? Qu’est-il arrivé à tes dents ? ».

Elle fit une moue étonnée, et elle partit fâchée. Mon indélicatesse avait dû lui faire du mal, et je n’osai pas sortir devant toute l’assemblée. Il ne restait plus que moi et le bon Amadán, qui continuait à bafouiller des mots qui n’existaient pas. Il avait l’air de tenir une conversation sérieuse et profonde ; les gestes de ses mains et de sa tête accompagnaient ses paroles, mais il n’y avait personne d’autre que moi ; et il ne me regardait même pas. « Amadán ? » demandai-je. Il s’était contenté d’un regard fuyant dans ma direction, et reprenait son monologue, levant les sourcils comme si j’avais été impoli de l’interrompre.

J’ai attendu longtemps à l’intérieur, Amadán restant à mes côtés. Et j’ai décidé, malgré la trouille, de sortir.

Une fois hors de la hutte, je m’attendais à les voir allongés comme hier soir, absents et distants, bizarres. Mais ils étaient rassemblés en groupes et restaient silencieux autour d’aliments que je n’aurais jamais cru mangeables, faits de fleurs et d’écorces.

Il n’y avait pas une profusion d’aliments, mais cela semblait suffisant pour se nourrir. Mais je ne m’expliquais pas la raison de leur minceur. Les boissons qu’ils buvaient avaient toutes une teinte suspecte, jaunes ou vertes, qu’ils s’échangeaient chacun leur tour dans une coupelle de bois bien taillée. Au centre du camp se tenait un homme que tous nommaient Préparateur , et qui n’était pas présent le soir de ma venue. Fidèle à ce surnom, il était entouré d’un nombre impressionnant de plantes, de fruits, de vaisselles qu’il entreposait à sa convenance, et tentait des arrangements culinaires farfelus. L’observer était une activité réjouissante, à la fois pour la variété des choses qu’il s’échinait à préparer, mais aussi par cet éclat de maîtrise toute naturelle. Il se plaisait à nommer chaque chose, leurs vertus, leurs façons d’être cuisinées, leurs façons de ne pas l’être, leurs usages, leurs histoires réelles ou non, et c’est ainsi que j’apprenais de vastes éléments en lien avec la terre et le sol, les fruits, les plantes et les arbres.

Mon arrivée au sein de ce clan ne suscitait aucune réaction. Je ne savais pas vers quel groupe me diriger. Il y en avait trois. Celui le plus proche du Préparateur me semblait être le plus respecté, car il y avait Gáire ; je sentais l’admiration qu’elle suscitait aux yeux de tout le monde. Je n’osais pas m’immiscer dans aucun de ces groupes, même auprès de celui où se trouvait l’homme qui s’était moqué de moi dans la hutte, Anas. Il me fit un signe. Amadán m’empoigna par-derrière et m’emmena auprès de ses camarades. Anas me dit « Alors ? Comment qu’tu t’sens ? Aprés c’qu’on a vécu toi et moi ? » L’assemblée se bidonnait, même Amadán, qui posait sa tête sur mon épaule. J’étais contrarié par l’attention humiliante qui planait sur moi. « Allez ! Tu t’sers hein, mange faut pas qu’tu manges pas allez sers toi ! ».

Je les remerciais d’un signe de tête en portant à ma bouche une poignée de ces aliments nouveaux. Il y avait des bonnes comme de très mauvaises choses, mais j’étais si affamé que la saveur n’avait aucune espèce d’importance.

 — Alors ? D’où qu’tu viens ? demanda Anas.

— Je viens de Monaìn, près de Ros Mór, non loin des monts de la Sliabh.

— J’connais pas.

Les autres me posaient tour à tour des questions similaires ; sur la raison de mon arrivée ici ; sur mon expérience face à la mer ; sur les visions de la veille ; et on me répondait par : « C’est curieux. Tout ça, c’est curieux ». Amadán grommelait des choses inaudibles avec fierté, il essayait de me présenter le groupe, à sa manière, en grimaces et en gestes. Il ne savait prononcer avec exactitude que leurs noms, et ainsi j’apprenais que j’étais entouré d’Anas, celui dont la parole rapide et maladroite nécessitait une vigilance particulière ; Tuig, distante et silencieuse, sans la moindre émotion qui se dégageait de ses yeux ; Fearg, à la fois curieux, à la fois arrogant, je ne savais déterminer si son attitude devait m’inspirer de la sympathie ou le contraire ; Bhuachaill, peut-être une des femmes les plus velues qu’il m’ait été donné de rencontrer, toujours friande des remarques d’Anas ; Éist, légèrement en retrait, mais très concentré sur la moindre parole prononcée. Pendant les présentations d’Amadán, tous hochaient de la tête en guise d’approbation. J’étais assez déconcerté, parce que je ne savais pas s’ils le comprenaient ou s’ils feignaient de le comprendre. Je finissais par hocher la tête à mon tour, et Bhuachaill m’interpella en me disant « Tu as compris ce qu’il t’a dit ? ». Amadán et le reste du groupe observaient ma réaction, et je dis « Il vous a présenté ».

« Oui, Amadán est doué pour nous relier les uns aux autres, il est arrivé plus tard que nous, et c’est pourtant grâce à lui que nous nous entendons assez bien » dit-elle. Je demandais pourquoi nous étions séparés des autres groupes, et j’apprenais qu’ils vivaient selon une formation particulière. Ils me présentèrent le clan ainsi : le groupe aux côtés du Préparateur se composait des « guides », avec Gáire, la prêtresse de ce clan, qui avait la responsabilité de mener à bien les rites ; Comhraic et Leir, frère et sœur ; l’imposant Ciúin, qui était celui qui entra dans une transe lors de mon arrivée, dans le but justement d’acquérir le statut de guide. Le second groupe était constitué d’initiés, suivant la même voie que Ciúin ; il y avait Beagnach, profitant de la moindre occasion pour causer avec le Préparateur ; Dílis la timide ; et Seán, plein de rides et de cheveux d’un gris luisant, disséminés çà et là. Le reste et moi-même formions un groupe d’apprentis. Je ne m’en rendais alors pas compte, mais, à mon insu, je leur appartenais déjà.

Dès l’instant où Bhuachaill me présenta le clan, un nuage de sérieux passait sur leurs visages. Il n’y avait plus de place pour les rires ou la joie, comme s’ils reprenaient conscience de la voie dans laquelle ils s’étaient embarqués. Tout tournait désormais autour des rites à venir, et tous s’interrogeaient sur l’intensité de nos visions, des conséquences de nos actes, jusqu’à ne plus prononcer le moindre mot jusqu’à la fin de la journée.

Vu la façon dont j’étais accueilli, et ne les considérant plus comme hostiles, je m’étais fait à l’idée que je resterai quelque temps avec eux. Quand la nuit tomba, Amadán se mettait à bredouiller en direction du ciel noir, meublant le silence. J’admirais sa simplicité. Et les guides se levèrent. Gáire annonça « Il est temps ». Nous nous placions alors en file, afin d’obtenir chacun notre tour cette mystérieuse petite graine. C’était le Préparateur qui nous les donnait avec éminence, en déclarant gravement « Pour l’équilibre ». Je me laissais porter par le mouvement sans même le questionner. Nous nous allongions, et patientons jusqu’à sentir ce crépuscule d’extase redescendre dans nos esprits. J’avais l’impression de savoir comment agir. Il me suffisait de les observer, et j’espérais revivre une expérience aussi réjouissante que celle de la veille.

Encore une fois, il m’était impossible de me souvenir ce qui s’était produit. Mais la chose qui était sûre, c’est que j’attendais impatiemment que la nuit revienne, pour réitérer ce moment indescriptible. La journée passait tranquillement, jusqu’au soir, et demain était un nouveau jour. Les nuits se succédaient en compagnie de ces guerriers de l’irréel. Et j’étais troublé du fait de ne pas savoir ce qui me retenait ici ni pour quelle raison je n’arrivais pas à partir. Je ne savais pas quel maléfice se nichait dans ces graines, mais je savais qu’elles me faisaient perdre de vue la raison de mon errance. J’ajournais chacun de mes projets de fuite. À la longue, une sorte de familiarité avec ce camp me liait à eux, en partie pour ce nœud de dévotion que je n’arrivais plus à défaire. La prêtresse avait raison, j’avais peu faim, peu soif, et je n’attendais rien d’autre que d’avaler ces graines. L’idée d’en emporter avec moi et de partir m’avait traversé l’esprit, mais je ne savais pas reconnaître « les bonnes ou les mauvaises », car seul le Préparateur était mesure de le faire. C’était d’ailleurs la seule chose qui nous liait à lui. Les bonnes étaient soigneusement préparées pour garantir cet accès à ce monde fait du bois des songes ; et les mauvaises, c’est-à-dire celles qui n’étaient pas préparées, ne donnaient semblait-il que des accès de fièvre et de fatigues aiguës. « Vous n’imaginez même pas la souffrance que c’est », disait-il parfois pour nous en dissuader.

Et la nuit tombait. L’ivresse des premières fois n’avait plus lieu, à la place je somnolais. Le Préparateur me disait que je devenais plus aguerri. Pourtant je ressentais toujours le besoin d’en avaler une. Chaque soir, dans l’attente du merveilleux, je contemplais les rejetons de la lune, ces innombrables bouts de lumière qui pouvaient s’effondrer sur moi.

Aucun étranger ne pénétrait sur ces terres. J’appris bien plus tard qu’une grande cité se trouvait à quelques jours de marche. Je manifestais mon intérêt pour m’y rendre. Mais je ne laissais aucune chance à ce souhait. L’attention que je dirigeais vers ce que je considérais être un plus grand bien était plus forte. Mon plus cher souhait était de pouvoir voyager avec ces graines en guise de compagnons.

Nous parlions très peu. Les discussions n’étaient pas fréquentes. Gáire, de son côté, ne m’adressait plus la parole ni ne riait. Elle me disait que sa fonction avec moi était accomplie, qu’il n’y avait plus lieu de causer davantage, que mon arrivée parmi ce clan était pour elle le signe de « je ne sais quelle providence », mais qu’à la longue, elle ne voyait en moi qu’un être banal et pas plus utile qu’un autre. « Tu as été épatant. Tu as été ennuyant » furent ses mots qui m’avaient mordu le cœur. C’était à ce moment-là que je remarquais la circularité de leur mode de vie, comme si la veille n’existait pas, et qu’aujourd’hui existait depuis toujours. Je comparais par nostalgie ce clan avec celui dans lequel j’avais grandi. Dix lunes de marche les séparaient, et déjà il y avait un fossé entre eux. Chez moi, un évènement survenait chaque jour, imprévisible, imprédictible ; l’inquiétude rendait hommes et femmes, même les plus aguerris, sur leur qui-vive. Ici, les évènements sont au mieux invisibles, sinon absents. Absolument rien ne se passait. Ou plutôt, je dirais qu’il n’y avait de place pour rien d’autre que ces graines qui nous procuraient une jouissance éphémère. Moi-même, entièrement envoûté, j’attendais le long du jour ce morceau boisé. Malgré les repas de la matinée, je maigrissais aussi vite que la neige sous le soleil.

Tous les jours je regrettais, tous les jours j’étais écœuré, tous les jours je me préparais à fuire le lendemain. Mais le lendemain ressemblait à hier et hier à demain…

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