VI - Un jour sans graines
Un jour, alors que le Préparateur cuisinait nos semences de plaisir, je fis la proposition au groupe de m’accompagner dans une vadrouille puis d’emporter avec nous cet aliment prodigieux. Le refus du Préparateur fut aussi catégorique que furieux. Il fit un sermon à propos de la nécessité de maintenir ce monde en équilibre, de ne pas le balancer d’un côté ou de l’autre.
J’étais désespéré à l’idée d’être cloué à jamais parmi ce groupe, et mes plaintes auprès de ce dernier demeuraient inutiles. Ceci pour une raison qui m’avait complètement surpris : tous partageaient le même sentiment que moi. Moi qui croyais que ce mode de vie les satisfaisait, il s’avérait que c’était le contraire. Je le compris la fois où Comhraic, accablé par la disparition de Leir, sa petite sœur, retrouvée morte à quelques pas du bois sans que nous le remarquions, s’écria que nous luttions dans la boue, puisque le malheur continuait de nous salir (j’étais surpris par mon insensibilité. Une femme était morte, et j’avais pour seule pensée : « Elle ne pourra plus prendre de graine »).
« Hé ! Vous m’écoutez ? Nous luttons pour rien ! Leir est morte, est-ce là une récompense pour nos actes ? Nous n’aidons en rien le monde ! Nous sommes juste là, à attendre de mourir ! » dit Comhraic. Son intervention déclencha une discussion brûlante, et tous étaient outrés par la violence de ses propos, puisqu’il disait quelque chose que tout le monde pensait mais que personne n’acceptait, moi y compris. Lors de cette dispute, personne ne s’écoutait, tout le monde souhaitait marquer son idée par la force du cri. Les mots s’évadaient inutilement. Ici et là je n’entendais que brailler. Tuig, Éist, Séan, Bhuachaill et Amadán, qui étaient indifférents à la situation, se mettaient à l’écart et attendaient le soir comme à notre habitude.
Gáire intervint afin de calmer notre embarras et répétait plusieurs fois « Che doute est une épreuve ! Che doute est un chortilège ! Ne choyez pas trompés par le doute, car le doute est haïchable ! ». Mais sa parole demeura sans effet, étouffée par les plaintes de Comhraic, attristé par la disparition de Leir : « Suspendons notre rituel quelque temps, vous verrez que rien ne changera ! Tout est pareil ! Sur ce point, je n’ai aucun doute ! ».
Cette proposition produisit une secousse si inattendue que tout le monde souhaitait réagir. « Le suspendre ? C’est tout l’équilibre de notre monde qui sera suspendu ! » ; « Combien de jours ? » ; « Qu’entends-tu par suspendre ? » ; « N’es-tu pas devenu fou ? » ; « Nous y sommes presque ! Pourquoi arrêter maintenant ? » ; « De quoi parles-tu exactement ? » ; « Si tu n’es pas content, pars d’ici ! » ; « Jamais de la vie ! ».
Le Préparateur, scandalisé, essayait de comprendre Comhraic afin de reprendre le contrôle de son esprit. Il lui dit : « Je suis d’accord avec toi, Comhraic. Nous sommes profondément touchés par la disparition de Leir, qui est morte en accomplissant son rôle jusqu’au bout. Crois-moi. Je dois ajouter ceci : nous n’avons bientôt plus de graines pour accomplir notre travail. Ce que tu dis tombe à pic, preuve que le destin ne fait jamais rien en vain. S’arrêter un peu me permettrait d’en préparer davantage, puis d’en cultiver suffisamment. Je vous ai déjà convaincu du bien-fondé de notre devoir, continuez à me faire confiance. Malgré tout, je dois me faire une raison, et il en va de mon rang de vous en informer : nous n’avons presque plus rien. Je soupçonne d’ailleurs que ce matin, quelqu’un s’est servi dans ma réserve personnelle. Il faut cesser ; cesser sur le champ ».
Je ne me doutais pas qu’on puisse un seul instant s’aventurer dans l’antre du Préparateur. Nous nous regardions toutes et tous pour tenter de deviner qui avait pu faire une chose pareille, tandis que Fearg secouait la tête. Le Préparateur lui demanda quel était son problème, et Fearg répondit : « Ne nous prends pas pour des idiots, Préparateur de mes deux ! On sait que tu en gardes un peu plus pour toi. C’est moi en ait pris ce matin ! Où est le problème, hein ? Je ne suis pas malade en plus de ça ! Comment l’expliquer, à part dire que tu nous as menti ! ».
Le Préparateur s’apprêtait à lui répondre, mais Fearg, gros de colère, continuait dans sa fureur : « Raclure ! Depuis le temps que tu nous mets en garde avec tes concoctions, on t’a toujours cru ! Je suis sûr que tu nous empoisonnerais exprès pour nous faire croire que tu dis vrai ! Avoue-le ! ». Anas prit part à la dispute : « Tu veux dire qu’on peut en prendre quand on veut ? ». Le Préparateur niait les reproches, et dit : « Que racontez-vous là, idiots ! Ne me voyez-vous pas, face à vous, du matin au soir, en train de chauffer, remuer, sécher ! Ma réserve n’a rien à voir dans tout cela. Tout ce qui s’y trouve n’a rien à voir là-dedans. Imbéciles, tu as donc osé pénétrer dans ma réserve, tu as donc osé me voler ! ».
« À d’autres ! Bâtard ! Hé, vous autres, venez voir, on va saluer les cieux ! », dit Fearg en se dirigeant vers l’abri du Préparateur. « Non ! reprit ce dernier. Arrêtez ! C’est faux, ne faites pas ça ! Vous allez vous rendre malade ! Ne gâchez pas mon travail… Gáire, arrête-les, je t’en prie ! Ma réserve n’a rien à voir avec tout cela, êtes-vous tous devenus fous ! ».
La prêtresse, dépassée par la situation, ne sachant pas comment réagir, se contenta de dire « Rangez vos colères, arrêtez ! ». C’était sans effet. De mon côté j’étais perdu ; perdu entre la pitié que j’éprouvais pour le Préparateur, et la curiosité envers cette réserve que je ne connaissais pas. Même ce fameux Comhraic avait oublié sa sœur, lui qui disait vouloir suspendre la consommation de ces graines, il avait fini par rejoindre le groupe en direction de la réserve. Ce même Comhraic, tourmenté il y a peu, se retrouvait à nouveau envoûté par la chose même qu’il combattait. Ce jour-là, la tournure des évènements prit enfin un cours intéressant.
Le préparateur, les bras tendus comme un filet, essayait de bloquer l’entrée de sa réserve pour empêcher le groupe de farfouiller. Il n’était pas un obstacle de taille. Il fut ligoté en plein milieu du camp.
J’avais pris le parti des curieux, et j’entrais dans le fond de la hutte ; nous étions menés par l’insolence de Fearg qui n’accordait plus le moindre respect pour le maître de ce lieu. J’ai honte en y repensant. Derrière le voile qui recouvrait sa demeure, on ne trouvait pas grand-chose à part des herbes, ou des plantes rangées dans un ordre dont seul le Préparateur avait le secret. Cette réserve était imprégnée d’une odeur âpre et terreuse ; hormis l’odeur, la cache abritait des fruits, comme des plaisirs dissimulés. Nous prenions ce qui nous intéressait, tandis que le Préparateur, dehors, crachait de rage en débitant une profusion d’insultes à notre égard : « Crevez ! crevez, bande de déséquilibrés ! Mon travail, tout cela est mon travail ! Voyez si je mens ! Ordures ! Voleurs ! Idiots ! Crevez ! ».
Crachait-il ainsi parce que nous ne le croyions pas, ou parce qu’il souffrait de voir toutes ses précieuses préparations disparaître sous ses yeux ? Toujours est-il que nous nous gavions de tout ce qui se trouvait à notre portée, comme si nous avions rédécouvert le cruel sentiment de la faim. Certains recrachaient ce qu’ils avalaient, d’autres donnaient l’air satisfait ; pour ma part, je goûtais à quelque chose de savoureux. Mais peu à peu nos humeurs commencèrent à se crisper. Ce ne fut pas le cas de tout le monde. Hélas, j’étais de ceux qui gémissaient à cause de maux d’estomac. Mes nerfs se contractaient, mon ventre gargouillait comme s’il criait lui aussi, et je suais à cause de la chaleur fiévreuse de mon corps. Fearg à mes côtés s’agitait, de la bave s’écoulait de sa bouche, il se tordait dans tous les sens de douleur. Il essayait d’articuler la haine maladive qu’il vouait à cet homme que nous avions ligoté. « Enfoiré, tu nous as encore empoisonnés ! Ah ! Enfoiré, je vais te tuer ! Enfoiré, soigne-moi ! Ah… ! », et ce fut Amadán qui prit l’initiative de tenir fermement le visage de Fearg, le regardant droit dans les yeux, lui intimant l’ordre de se taire, tout en lui enfonçant sa main au fond de bouche. Fearg se défendait en la lui mordant vigoureusement. Mais Amadán était allé si loin qu’il s’était mis à vomir tout ce qu’il n’avait pas encore digéré, souffrant de l’expulsion acide des poisons qui se trouvaient dans son ventre. Fearg comprit qu’Amadán essayait de lui venir en aide. Il se releva faiblement sans dire un mot, et s’isola dans sa hutte les bras croisés autour du ventre. Le Préparateur se moquait en lui disant « Ah ! Tu vois ! Idiot ! Idiot ! ». Amadán s’avança pendant ce temps-là vers moi, pour me faire subir la même chose. Je repoussai sa main, car j’avais compris le procédé, et j’essayais de le faire par moi-même. Toutes les personnes qui souffraient terriblement se firent vomir pour se libérer de leur mal.
Gáire avait libéré le ligoté. Il restait calme, et arrangeait le désordre que nous avions causé. Il réorganisa d’abord son repaire, puis vint soulager notre souffrance avec des mets cueillis dans le bois où reposait la dépouille de Leir. Il se chargea même de l’enterrer avec Comhraic. Je m’inclinais devant le peu de rancune qu’il avait envers nous. Honteux… je me sentais terriblement honteux.
Grâce à son art, il nous a fallu seulement attendre la lune du lendemain pour nous sentir en meilleure forme ; ce fut la première nuit sans que nous prenions tous ensemble ces graines à l’origine de cette discorde. Celles et ceux qui n’avaient pas contribué à la razzia pouvaient en avoir, c’est-à-dire Gáire, Tuig, Éist, Bhuachaill, Dílis, Séan, Beagnach et Amadán. Nous écarter de ce rite était notre punition.
La matinée suivante, sans grande surprise, nous nous réunissions à nouveau pour reprendre la discussion où nous l’avions arrêtée, pour à nouveau témoigner de notre malheur et de la mort de Leir, puis de célébrer sa mémoire et nous rappeler chacun des moments passés avec elle. Il ne régnait plus d’hostilité. Seul Fearg s’était isolé et n’était pas encore sorti de son abri. Mais dès l’instant où nous revenions sur cette affaire de graine, Fearg réapparut, et dit : « Je répète. Et je serais calme et bref. Écoutez-moi. Hier je me suis servi dans la réserve, c’est vrai. Mais pourquoi nous dire que tout est impropre à la consommation, si je ne suis pas tombé malade la première fois ? Nous prenons tout ce qu’il nous donne, surtout ses graines qui nous aident le soir, mais… Fearg s’arrêta un instant, il n’avait pas l’air de savoir où il voulait en venir, et il reprit. Mais c’est ce rat qui nous a empoisonnés. Il dit vouloir nous mettre en garde, il ment. Je ne sais pas comment, mais il ment. Il savait très bien que nous irions dans la réserve, il nous a manipulés. Tout notre malheur, c’est à cause de lui ! ». Il n’y eut aucune réaction dans l’assemblée.
« Fearg, ne dis plus rien. Tu as toujours eu du mal à reconnaître tes torts. Ton obstination est ton plus grand défaut, je te le dis. Hier comme aujourd’hui ne font pas exception. Tu le sais. Je le sais. Maintenant, ne dis plus rien, et laisse-nous traiter au mieux des affaires de notre clan, tu en as assez fait », ainsi avait parlé Ciúin.
Fearg ne répliqua pas, la froideur de son ami lui avait éteint son feu comme un crachat sur la braise. Les narines relevées de fureur, Fearg garda le silence. Ce fut Dílis, la timide, qui prit la parole d’une voix basse et calme. Ce devait être la première fois que je l’entendais s’exprimer ; et je fus étonné de la voir si affectée par ce qui se passait. Elle fit forte impression lorsqu’elle dit : « Vous tous là, vous me semblez unanimes sur un mal commun. Suis-je une des seules à ne pas me lamenter, comme vous le faites, du cours de ma vie ? Quand j’ai été acceptée parmi vous, vous m’avez tout enseigné. Comhraic, tu ne fais pas exception. Fearg aussi. J’ai une bonne raison de ne pas abandonner, et c’est vous qui m’avez dit cela la première fois. N’avez-vous donc pas assimilé, pour vous-mêmes, vos propres enseignements ? Comhraic, c’est à toi que je parle là. Ne pose pas ta sœur qui nourrit actuellement la terre, sur les épaules de notre devoir. Tu as été pour notre cause un des plus investis, alors toi aussi n’abandonne pas. Où voulais-je en venir ? Ah ! Oui ! Chaque jour qui passe est un pas de plus vers la réussite, Gáire nous le répète bien assez. Chaque bataille dans notre esprit est un chant de victoire. Qu’avez-vous à vous préoccuper de votre bonheur, quand il est question de la santé de notre ciel ? Nous ne vivrons pas éternellement, certes, mais veillons à assurer l’éternité, tant pis si nos vies sont mauvaises ! Les forces de l’autre-monde ne s’arrêteront pas de lutter, c’est ce que j’ai appris ici. Est-il donc permis que nous nous arrêtions ? Non, cela n’est pas permis. Jamais je n’ai douté depuis que je vous ai rencontrés, jamais. Le doute est haïssable, c’est Gáire qui le dit. Réfléchissez. Rien ni personne ne fera à notre place ce que nous sommes en mesure d’accomplir. Ni le vent ni la terre ne respirent ce que nous respirons ; à chacun son rôle. Ne vous laissez pas abattre par une simple fatigue. Fatigués. Voilà ce que nous sommes. De cette fatigue... je ne tire rien d’autre que de la fierté. La fierté d’être ce que je suis, une combattante de l’équilibre, dit-elle en souriant à l’adresse du Préparateur. Donc, remettons à plus tard cette discussion, et contentons-nous de vivre comme nous le faisons si bien ».
Elle savait être convaincante, ses paroles me touchèrent profondément, j’étais sûr qu’il en fut de même pour les autres. Mais Comhraic lui répondit : « Tu t’égares… Nous n’avons jamais remis en doute notre mission. Tes paroles sont appréciables et dignes de ton rang, mais elles sont hors de propos. Il n’est pas anodin que nous nous sentions malheureux. Ne mélange pas la valeur incomparable de notre but, avec la peine que l’on ressent dans notre vie. Je te prends au mot : peut-être que nos vies sont mauvaises, et là réside l’intérêt de cette discussion. Je ne tire, en ce qui me concerne bien entendu, aucune fierté de notre fatigue. Mais je reviens là où nous nous en étions arrêtés, quand il était question d’arrêter quelque temps nos prières. L’idée n’est pas simple à concevoir, je l’entends, mais admettez quand même que tout tourne autour de ces graines. S’il est vrai que grâce à elles nous avons pu apprécier un ciel nouveau et plus agréable que d’habitude, il n’est pas exclu qu’à cela s’ajoute une fatigue dévorant nos corps, faibles en comparaison de celui des dieux comme l’atteste la mort de ma sœur. Alors, essayons s’il vous plaît. Essayons, un temps, de nous reposer. Après quoi, nous reviendrons encore plus en forme, et encore plus fort. Il y a plus grave, en plus de cela. Notre Préparateur lui-même nous a annoncé qu’il ne resterait bientôt plus de quoi accomplir notre rôle, et notre comportement indigne nous a valu une correction méritée. Profitons comme il le suggérait, de ce temps, pour refaire des réserves. Surtout, reposons-nous ! ». Son dire, inférieur à celui de Dílis, n’en était pas moins superbe, car j’en tirais l’espoir d’un renouveau dans le fonctionnement du clan. J’étais balancé entre ces deux discours, comme tout le monde. L’inquiétude se partageait entre les personnes qui ne voyaient là qu’une insulte envers notre devoir, et celles qui redoutaient les difficultés des jours à venir. Ce qui était sûr, c’est que l’espérance de jouir d’une vie meilleure traversait tous les esprits.
Ce soir-là, plutôt que d’effectuer notre office, nous étions partis chasser, chose qui se faisait très peu, même en journée. Et jamais nous n’avions capturé autant d’insectes. Il ne s’était pas encore passé une nuit que nous étions convaincus de la justesse de notre décision. Elle se passa sans aucun trouble, et je dormais paisiblement.
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