Chapitre 3 - Partie 4
Marguerite redressa ses lunettes, ravie de capter l'attention de quelqu'un.
« Fiona t'en a déjà parlé je pense... mais être un fantôme, c'est être coincé dans une sorte de dimension où la frontière avec le monde réel est très fine. Au début, notre esprit tourne en boucle sur les mêmes pensées.
— C'est ce que j'ai ressenti, au début. Fiona m'a parlé d'oubli.
— Oui, tout à fait. J'ai réussi à élaborer une théorie, comme quoi les pensées des êtres comme nous sont articulées autour d'un cycle. Je ne sais pas encore comment l'appeler... Le Cycle des Pensées Funestes, ou le Cycle Fantomatique... Ce cycle, continua Marguerite, est d'après moi en six étapes. Et tu vas toutes les traverser. Elles se répètent comme une sorte de roue, enfin; si tu en fais l'effort. C'est important de les connaître, chaque Trépassé les connaît aussi. Les SDF commencent juste à comprendre mon idée. Mais ils appellent tout ce qu'ils trouvent dangereux des démons, c'est trop réducteur.
— Et donc..., commença Charles.
— La première des six étapes est le phase de l'Oubli : tu apparais dans cette dimension sans réaliser que tu es mort. Certaines personnes sont amnésiques dans un premier temps et tout le monde erre sans vraiment savoir où aller. Ensuite, si tu es observateur, tu entres dans la phase de Conscience, tu réalises ta mort et que personne ne peut te voir. Certaines personnes paniquent et peuvent alors devenir dangereuses. Certains fantômes restent bloqués dans cette phase là... Je pense, d'après mes observations, que c'est à cette étape que le point d'ancrage se fait; que certains restent sur leur lieu d'apparition. La troisième étape est celle de l'Acceptation. Tu acceptes d'être mort et d'être un fantôme. C'est la phase la plus difficile je pense... Certaines personnes sont si attachées à leur vie d'avant qu'elles refusent d'avancer. Elles sont parfois solitaires, ou agressives. Puis vient la phase de l'Éclosion, tu sais que tu es un fantôme et que tu fais partie d'une dimension à part entière. C'est la phase la plus subtile. Selon tes choix d'activités, tu peux plus ou moins... profiter de ta nouvelle condition de fantôme. Tous les Trépassés sont actuellement dans la phase d’Éclosion, et nous essayons de tous y rester le plus longtemps possible... La cinquième étape est la Frustration. Tu te rends compte qu'être coincé dans cette dimension, c'est être limité. Elle est aussi très dangereuse et amène tôt ou tard à la dernière phase, qui est celle de la Colère. Tu subis cette injustice et c'est une phase plus ou moins violente selon les personnes. Une fois ta colère passée, tu replonges alors dans l'Oubli, dans un état dépressif, et le cycle recommence. »
Charles garda le silence plusieurs instants. Le concept du cycle et de ses étapes ne l'enchantait pas. Marguerite semblait sûre d'elle.
« Quand tu dis que c'est dangereux, c'est jusqu'à quel point ?
— Au point que tu peux te faire aspirer par un Miasme ou bien te transformer en Dévoreur. Tu peux aussi finir par t'en prendre aux vivants.
— C'est possible ? »
Marguerite garda le silence à son tour.
Elle n'avait jamais vraiment profité de la vie. Violemment brimée à l'école, elle avait voulu disparaître plusieurs fois. Devenue fantôme, elle avait rapidement accepté sa mort. C'était même pour elle une renaissance, mais elle n'avait jamais osé l'avouer à qui que ce soit.
Être invisible ne la dérangeait pas, elle y était déjà habituée. À ses yeux, il n'y avait que des avantages à être morte. Elle pouvait flâner autant de fois qu'elle le souhaitait dans les librairies ou n'importe où ailleurs. Personne ne pouvait plus la blesser ou la forcer à s'intégrer.
Et surtout, elle avait eu le temps de hanter durant des années, les gens qui avaient maltraité son existence de vivante; qui avaient ri en apprenant la nouvelle de sa disparition et celle de ses frères. Marguerite, comme beaucoup de fantômes, n'aimait plus les gens.
« Oui, c'est possible, dit-elle vaguement.
— Combien de temps dure la phase d’Éclosion ? J'ai compris que c'était la plus agréable.
— Elle peut durer des années, voir des siècles. Des fantômes deviennent très puissants. Une légende parmi les esprits raconte que certains fantômes ont réussis à se libérer de leur point d'ancrage, et qu'ils peuvent circuler partout sur Terre. On les appelle les Esprits Errants. Tous les fantômes rêveraient de réussir, c'est leur second souhait après celui de passer de l'Autre-Côté.
Charles imagina la chose : être capable de voyager n'importe où, sans aucune contrainte.
— Ils seront alors errants d'une mer à l'autre. Du septentrion à l'orient..., murmura t-il sans s'en rendre compte.
— Je ne t'ai pas bien entendu, qu'est ce que tu viens de dire ? questionna Marguerite en redressant ses lunettes.
— Et qu'est ce qu'il faut faire pour passer de l'autre côté ? répondit-il sans même se souvenir de sa phrase précédente, trouver la paix ou quelque chose du genre...?
— Oui, je pense que c'est à peu près ça. Tu sais, certains fantômes traversent les six phases du cycle rapidement. Parfois en quelques jours, ou en quelques heures. Ils sont totalement instables, ou le sont devenus à cause de quelque chose qui les a perturbés. »
Marguerite le regardait à présent en plissant des yeux.
Charles comprit enfin pourquoi les Trépassés le pressait autant à trouver la mémoire. Son amnésie le rendait vulnérable.
« Et je suis aussi une proie facile pour le Dévoreur.
— Oui, et n'importe quoi peut te faire changer de phase. La vue d'un objet, l'air d'une chanson. Ta présence est également un risque pour les Trépassés, qui sont déjà fragiles.
Charles pensa à tous ces enfants en pyjamas et débraillés.
— Si Fiona t'a amené ici, c'est parce qu'elle est l'un des esprits les plus puissants de la ville. Elle saurait te maîtriser, comme elle le fait pour les autres.
— J'aimerais bien apprendre à traverser les murs. Je pense que cela pourrait me servir.
Marguerite hocha la tête. Elle aussi adorait ça.
— Greg sera ravi de te montrer tout ça... Mais là également, être le plus stable possible te facilitera la tâche. Certains des SDF ont même appris à voler.
Charles eut soudain les yeux brillants.
— Cela semble difficile mais j'ai compris... »
Depuis qu'il s'était réveillé au crématorium, Charles s'était laissé porter par les événements. Jusqu'à présent, il n'avait pas eu de but. Il s'était senti vide, étrangement libre. Le Miasme lui avait fait peur, il avait perçu, dans le fond de son éther, que cette chose était dangereuse. Mais il aurait pu malgré tout finir absorbé par cette affreuse flaque. Il ne connaissait rien de sa vie d'avant, ni son nom ni même ses goûts. Il savait que si sa mémoire avait disparue, c'est que la vérité l'avait sans doute rendu fou, ou même tué.
Sans doute, bien qu'il fût déjà mort, avait-il peur d'en mourir une seconde fois. La présence des Trépassés le rassurait, peut-être qu'eux non plus ne se rappelaient pas des détails. Peut-être que leur mort était pire que la sienne... Charles était décidé à connaître la vérité, mais dans ses grandes lignes. Peu lui importait son ancienne vie, ses anciens amis. C'était à présent la vie d'un autre.
Marguerite se mit à sourire en tirant sur sa chemise de nuit rose bonbon. Complexée par son ventre rebondi, elle cherchait secrètement un moyen de manipuler son éther afin de changer définitivement son apparence. Réussir à modeler un gilet ou une robe enchanteresse lui conviendrait bien.
Personne ne savait, hormis Fiona, que Marguerite était capable de tenir un stylo et de s'en servir pendant des heures. Le Clodo du Pont s'en vantait, asseyait son autorité sur la ville grâce à cette capacité. Il ne pouvait écrire pourtant que quelques instants, alors que Marguerite pouvait remplir des cahiers entiers.
Elle n'avait pas non plus besoin d'encre. Elle avait trouvé le moyen de concentrer son éther à la pointe de la mine, traçant des mots seulement visibles des morts et de la lune. Elle occupait donc ses éternelles journées à l'étude des esprits et des Miasmes en tout genre.
Depuis le début de ses recherches, et de sa mort, elle n'avait jamais rencontré un fantôme tel que Charles. Aussi amnésique et détaché de sa vie d'avant, ni aussi vite entré en Éclosion. Il fallait qu'elle mène ses théories jusqu'au bout.
« Lorsque tu es mort, l'idée ne t'est pas venue de lire ton nom sur ta tombe ?
— Ils m'ont incinéré, il n'y avait que ma photo. Je n'arrivais pas à entendre les mots des gens, tous les sons semblaient éloignés autour de moi. Je suppose qu'il doit rester des traces de ma mort quelque part... comme à l’hôpital ou dans l'entreprise des pompes funèbres.
Marguerite se mit à sourire en remontant encore ses grosses lunettes.
— Je suis d'accord. Nous verrons cela avec Fiona dès son retour. Nous ne découvrirons pas tout, mais ce sera un début. Elle reviendra dans quelques jours... peut-être avant, si le Dévoreur fait son apparition. »
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