L'Homme au Carnet 3
C'était une ombre qu'il voyait. Plongée dans la contemplation...de quoi, il ne savait pas vraiment, mais cet homme attablé était ailleurs. Et quelque chose l'incitait à venir vers lui.
- Monsieur...
L'homme cligna des yeux...des yeux verts profonds... Il posa la main sur un livre posé sur la table.
L'autre s'approcha. Alors l'homme au Carnet le regarda dans les yeux. Il s'arrêta ; il attendit un instant ; il dit enfin :
- Je vous ai entendu l'autre jour. J'ai entendu surtout ce dont vous avez parlé avant que Sam ne s'emporte. Je me souviens de ces mots : "avenirs", "possible", et surtout : "uchronie".
- Et vous ne me craignez pas ? Vous appréciez sincèrement ma présence ? Vous avez dû remarquer qu'il a bien plu sans discontinuer cette nuit, sous un ciel sans nuages. Que pensez-vous de mes prophéties ? Que pensez-vous de cette silhouette sombre mystérieuse devant vous ?
- Je vois en elle une infinie tristesse. Et cette tristesse est la passion qui l'anime.
Il ajouta :
-Je suis un artiste. C'est pour cela que je peux le ressentir. C'est cela qu'il faut connaître pour faire un portrait.
L'homme au Carnet but une gorgée de cidre, et confirma :
- Je suis nostalgique du futur. Ce qui n'est pas entièrement une tristesse. Dès lors qu'on nomme ce sentiment, on lui donne une beauté, et c'est sur un autre plan qu'il s'évalue alors. Être mélancolique, c'est déborder de vie. On rêve d'un ailleurs, qu'on a quitté, que peut-être on trouvera, et ce rêve dépasse notre vie présente, ce qui y est vraiment. Quand on en prend conscience, ce n'est plus ni bon ni mauvais, mais seulement beau. Et c'est vivre.
L'artiste appréciait ces paroles, mais en attendait d'autres. L'homme au Carnet continua donc :
- Les hommes aujourd'hui n'ont plus envie de vivre. C'est la réalité qui déborde le rêve. Alors ils doivent choisir, dans ce flot de paraître, cette exagération de vie sans rêve. Mais un jour, le rêve se réveillera.
C'était pour l'instant la rue qui se réveillait. Une clameur s'en échappait. "Sorcier !" criait-on.
- Sortons marcher un peu dehors.
L'homme au Carnet se leva et sortit en entraînant l'artiste. La rue longeant le café montait à droite ; c'est dans cette direction qu'ils marchèrent d'abord.
- Voyez ces hommes, se déplaçant rapidement. Tous sont fiers de monter, de croître. "Nous avançons !" annoncent-ils avec éclat. Mais c'est toujours par rapport à l'autre. Regardez-les s'épier, se suivre, chercher à se dépasser. Ils sont libres d'avancer, de se hâter tous dans la même direction, pensent-ils. Après tout, ils peuvent choisir entre divers véhicules. Mais ils ont depuis longtemps oublié pourquoi ils avancent. C'est un faux champ des possibles : il n'est que la réduction de l'horizon de la volonté et de la liberté à quelques points fixes. Le leurre est astucieux, l'illusion est parfaite. Partout des affiches, prétendant permettre un choix, dirigent toutes les volontés, les réduisent à ce choix, pâle copie de l'horizon de la liberté humaine.
Ces hommes qui montent dans la rue en recherchant la première place, voilà le monde ! Eux n'en doutent pas : puisque tous ces autres hommes avancent, puisque le paysage entier avance, sans doute faut-il avancer.
L'homme au Carnet s'arrêta. Il se redressa, et demeura immobile un long temps. Il fut vite dévisagé par les passants. Il cherchait assurément à les défier.
Poursuivant vraisemblablement cette idée, il se retourna, et partit dans l'autre sens.
- Il en faut au moins un pour rappeler qu'il y a de nombreuses autres directions, et même qu'on peut s'arrêter, se tourner ; il en faut un pour rompre l'illusion et la réduction de la volonté à une vitesse de marche, sur une même direction ; il en faut un pour rappeler que, libre, on peut échapper au point de vue de tous.
C'est sur cette dernière phrase que l'artiste vit sa silhouette disparaître.
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