Chapitre 1
Inspire.
Le monde est beau, pas moche. Le monde est protecteur, pas destructeur. Il fait rêver, pas pleurer.
Expire.
Tout va bien se passer, ça va aller.
— Léna ! Bon sang qu’est-ce que tu fais encore assise ? On doit partir dans dix minutes et tu n’es même pas habillée !
Le son de l’affolement de ma mère me fait sortir de ma torpeur. Dix minutes ? Vraiment ? Oh non. Un coup d'œil à mon radio-réveil m’indique qu’il est 8h. Attendez, quoi ? C’est pas vrai ! Comment j’ai pu ne pas remarquer l’heure ?
Je me lève, comme si je venais soudain de me brûler. Ensuite, dans un mouvement précipité, je claque la porte pour un minimum d’intimité et enfile difficilement ma tenue du jour. Je me coince le pied dans un pli de mon pantalon que je croyais inexistant, ma tête refuse de passer le col de mon pull à capuche, et mes chaussettes ont décidé de m’envoyer en enfer en se pliant entre mes orteils.
Une fois que mon apparence est présentable, je file dans la pièce annexe à ma chambre - qui est un ancien hangar réaménagé en salle-de-bain provisoire. Mes parents se sont lancés dans un projet fou de retravailler toute l’organisation de la maison. OK, c’est bien beau tous ces changements, mais mon dieu ce que c'est perturbant ! Je pense aller dans ma chambre ? Eh bien non, c’est la cuisine. Mais à côté, c’est la chambre de ma sœur, n’est-ce pas ? Non, bien sûr que non. Maintenant, ce sont les toilettes.
Bref, il s’agit d’un quotidien très compliqué, quoi qu’en disent mes parents. C’est même horrible. Mon corps et mon cerveau sont faits de telle sorte que n’importe quel changement, si minime soit-il, me déstabilise fortement. Alors, changer tout l’agencement de la maison dans laquelle je vis depuis dix-sept ans ? Il faut être fou pour commettre un tel délit !
Inspire.
Cesse donc de t’inquiéter, rien ne va t’arriver.
Le monde est beau, pas moche. Le monde est protecteur, pas destructeur. Il fait rêver, pas pleurer.
Expire.
Tout va bien se passer, ça va aller.
Mon portrait me donne envie de bailler. La fatigue se reflète d’elle-même sur mon visage. J’ai l’air d’un zombie dans un corps humain. Mes cheveux sont en bataille sur mon crâne, mon mascara que j’ai oublié de démaquiller la veille est étalé partout autour de mes yeux et j’ai le teint pâle de quelqu’un qui n’a pas assez dormi.
En gros, c’est moi tous les jours.
Je me dépêche de me nettoyer le visage, puis je brosse mes cheveux qui gonflent autour de ma tête, je remets une touche de noir sur mes cils puis me parfume. J’ai déjà meilleure mine, mais mes cernes me trahissent.
Dans mon dos, ma mère toque doucement à la porte avant d’entrer avec un air attendri sur son visage.
— Tout va bien ? Désolée d’avoir crié avant. C’est juste que je ne veux pas que tu sois en retard aujourd’hui. C’est ta dernière rentrée au lycée ! Tu vas retrouver tes amis, rencontrer tes nouveaux professeurs.
J’acquiesce sans vraiment écouter ce qu’elle raconte. C’est toujours comme ça avec ma mère ; elle s’énerve et se stress, puis revient toujours vers moi en s’excusant comme si elle venait de commettre le pire des crimes.
— C’est moi qui doit m’excuser. J’aurais dû me préparer plus vite. Maintenant, on va arriver en retard.
Je me mords la lèvre inférieure quand je sens la désagréable sensation des larmes derrière mes paupières. Voilà le problème quand on est hypersensible : on passe son temps à pleurer pour un rien. C’est très dérangeant dans la vie de tous les jours.
Ma mère semble remarquer que ça ne va pas, car elle fronce les sourcils.
— Allez, viens. Tu vas voir, tout va bien se passer, ça va aller. Ce n’est qu’une rentrée. Et tu vas retrouver Juliette.
La seule mention de ma meilleure amie me donne envie de sourire. Juliette et moi, on se connait depuis tellement longtemps que je ne me souviens même plus de notre rencontre. Tout ce que je sais, c’est qu’à chaque fois qu’on est ensemble, elle est mon rayon de soleil. C’est elle qui vient égayer mes pires moments.
Quand ma mère quitte la petite salle de bain, je la suis sans broncher et attrape mon sac qui traîne sur une chaise. Je le lance sur mon épaule gauche et embrasse mon père et ma sœur. Cette dernière se bat avec sa brosse à cheveux, assise en tailleurs sur le canapé.
— Léna, geint-elle. J’ai trop mal, tu peux me démêler les cheveux s’il-te-plait ?
— Désolée Sam, je dois vraiment y aller. Mais demande à papa, ça lui changera sûrement les idées.
Dans un mouvement synchronisé, Samuelle et moi nous retournons vers notre père qui lit le mode d’emploi d’une bibliothèque. Il a les sourcils froncés et une mine soucieuse. Comme s’il sentait le poids de nos regards sur lui, ses yeux quittent le petit livret pour se poser sur nous qui l’observons, rieuses.
— Ne riez pas, ce plan est très mal fait. Il faudrait vraiment qu’ils pensent à les refaire.
Sam pouffe et je l’imite avant de l’embrasser une nouvelle fois. Ensuite, je quitte la maison, emportant avec moi un pain au chocolat qui traîne sur le plan de travail.
Ma petite sœur a douze ans et est encore au collège. La pauvre est malade le jour de la rentrée et découvrira donc sa classe après tout le monde.
— Alors ? m’interroge ma mère en faisant vrombir le moteur. Comment interprètes-tu cette nouvelle année ?
— Aucune idée, je réponds d’un ton blasé en mordant dans ma viennoiserie.
Maman me regarde avec un air entendu avant de me relancer.
— Allez Nana, même pas un petit projet ? Comme par exemple un petit ami ? Ou une petite amie ! se précipite-t-elle d’ajouter. Enfin, tu vois ce que je veux dire. Tu ne veux pas vivre une histoire d’amour ? T’épanouir avec quelqu’un ?
Je n’ai pas besoin de miroir pour savoir que mes joues sont cramoisies. Je sens la chaleur se répandre sur tout mon visage à la vitesse de l’éclair. Je voudrais disparaître sous terre, mais je ne peux pas. Alors, à la place, je me cache derrière mon pain au chocolat à moitié mangé.
— Maman, je me plains. On ne peut pas parler d’autre chose ?
— Quoi ? Je m’intéresse ! se justifie-t-elle en riant. Ne me fais pas croire que tu n’as jamais été intéressée par un garçon.
Le problème, c’est que je ne mentirais pas en lui disant cela. Je ne suis jamais tombée amoureuse, ou du moins, pas vraiment. Oui, j’ai déjà trouvé des garçons jolis, gentils ou drôles, mais ce n’est jamais vrai. Et je dois avouer que l’idée de tomber amoureuse me donne des frissons. Je m’attache très rarement et très lentement aux gens.
— J’ai pas envie de penser à ça, je marmonne en espérant qu’elle se taise.
— Et pourquoi pas ? rétorque-t-elle tout de même.
— Je sais pas ! C’est juste que ça ne m’intéresse pas, c’est tout.
Elle fronce les sourcils et se concentre sur la route sans me répondre et j’espère que ce silence va durer. Dans un mouvement presque timide, je mords dans mon pain au chocolat. Il a un goût bizarre. Un petit truc qu’il n’y a pas d'habitude. Un petit goût de… vanille ?
— Maman ? je l’interroge en mâchant, les sourcils froncés.
— Oui ? ?
— Tu as changé la marque des pains au chocolat ?
Elle se mord l’intérieur des joues, prise au piège. Je secoue la tête. Elle sait pourtant que je n’aime pas quand elle change de marque sans me prévenir.
— Oh, désolée Nana, se lamente-t-elle. Il n’y avait plus celle que je prenais avant. Mais c’est quand même bon ?
Je soupire. Oui, c’est bon. Mais c’est différent. Et c’est ça qui me dérange. Mes papilles gustatives doivent s’habituer à quelque chose qu’elles ne connaissent pas.
— C’est bizarre, ça goûte la vanille. Et les barres de chocolat sont plus rapprochées du centre.
Un sourire se peint sur les lèvres de ma mère. Elle paraît attendrie, peut-être même amusée. Pourtant, ce n’est pas si drôle. Nouveau problème chez moi : j’ai les sens beaucoup plus développés que la moyenne. C’est à dire que je peux sentir des odeurs que personne ne remarque, je vois des choses même quand elles sont très loin, j’entends les murmures qui peuvent sembler inaudibles, mon toucher est très développé ce qui me perturbe beaucoup, mais il en est de même pour le goût. Le moindre changement dans la nourriture, je le remarque.
Et tout ça n’a rien d’un super pouvoir. On pourrait penser, mais non. C’est même handicapant, en fait.
— Léna.
Je sursaute et tourne la tête vers maman. Elle me dévisage. Je remarque seulement maintenant que nous sommes à l’arrêt. Devant nous se dresse le grand lycée de Jules Ferry.
Inspire.
Le monde est beau, pas moche. Le monde est protecteur, pas destructeur. Il fait rêver, pas pleurer.
Expire.
Tout va bien se passer, ça va aller.
— Léna, répète ma mère, ça va ?
— Oui, oui, ça va. Je suis juste un peu stressée, mais ça va aller.
Maman acquiesce avant de me montrer l’heure. 8h27. Dans trois minutes, la sonnerie retentira. Dans trois minutes, une nouvelle année commencera. Ma dernière année de lycée commencera.
— Bon. J’y vais, j’annonce.
— A ce soir Nana. Tu verras, ça va aller. N’oublies pas : ça a toujours été, ce sera pareil cette fois.
J’acquiesce puis l’embrasse avant de quitter la voiture grise. Mon sac sur l’épaule, je prends une grande inspiration et me dirige vers le portail de l’école. Inspire. Expire. Tout va bien se passer, ça va aller.
L’école n’a jamais été un problème pour moi. C’est juste… j’ai peur. J’ai toujours peur. Je suis parano, c’est vrai, mais je ne sais pas contrôler ça. C’est une obligation, pour moi, d’avoir peur. Parce que quand je crains le pire, je ne peux pas être déçue, je ne peux pas tomber.
— Léna !
Je sursaute quand je vois Juliette s’approcher de moi, mais un sourire vient vite remplacer mon air surpris. Ses cheveux auburn lissés encadrent son visage en forme de cœur. Un trait noir souligne le vert foncé de ses yeux et ses joues sont rosies par le blush.
— J’ai cru que tu n’allais jamais arriver, soupire-t-elle.
— Désolée, je réponds pas si désolée que ça. J’ai pris un petit moment pour me préparer.
— Petit moment ? sourit-elle.
Je lui rends son sourire et nous commençons à marcher côte à côte. Je m’apprête à lui demander de ses nouvelles, quand la sonnerie retentit. Une nouvelle année commence. Ma dernière année de lycée commence.
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