Chapitre 1
Gwenn s’écroula sur son lit. La journée avait été longue, et les cours de plus en plus compliqués. Et dire qu’elle n’était ici que depuis six mois ! Tant de choses s’étaient déjà produites ! Elle avait rencontré tant de nouvelles personnes, tant de professeurs, et tant travaillé qu’elle avait déjà l’impression d’être à l’Académie des sciences depuis des années. La jeune fille ôta ses chaussures et les balança à travers la pièce avec nonchalance. Elle n’aimait pas beaucoup les sciences, mais ses parents envisageaient pour elle un grand avenir, en l’inscrivant à l’académie la plus prestigieuse de la cité d’Enga, capitale de l’empire d’Hare. Gwenn était issue d’une famille riche, en bon termes avec le gouverneur. Mais la jeune fille maudissait presque sa fortune, qui l’obligeait à se rendre à des soirées mondaines où elle devait se montrer irréprochable, à rendre visite à des gens fortunés qu’elle ne connaissait même pas, et à étudier des œuvres compliquées pour se montrer instruite. Tout cela la fatiguait. Heureusement, depuis qu’elle était à l’Académie, sa vie était beaucoup moins ennuyeuse. On toqua à la porte, arrachant Gwenn à ses réflexions.
- Entrez ! cria-t-elle depuis son lit.
Une jeune fille aux cheveux roux noués en chignon entrouvrit la porte. Gwenn reconnut immédiatement Clena, et lui fit signe de la rejoindre. Gwenn avait rencontré Clena plusieurs années plus tôt, lorsqu’elle avait à peine douze ans. Depuis, les deux jeunes filles étaient inséparables.
- J’ai récupéré quelques livres à la bibliothèque, annonça Clena, les couloirs sont déjà déserts ! J’ai tellement hâte d’être cette nuit !
- Moi aussi, confia Gwenn en hochant la tête, ça fait maintenant plusieurs jours que nous ne sommes pas retournées au passage secret !
- A propos de passages secrets, murmura Clena en fouillant dans sa sacoche qu’elle avait à l’épaule, j’ai trouvé ça en fouillant dans des vieux livres de l’histoire du château.
Sur ces mots, la jeune fille sortit deux parchemins usés de sa besace et les tendit à Gwenn. Ils étaient tellement vieux et usés qu’il était devenu difficile de lire les petits caractères qui y étaient inscrits, et les lignes des plans qui y étaient dessinés s’effaçaient. Gwenn s’en saisit et les parcourut rapidement du regard. Son visage s’éclaircit :
- Il y aurait un passage secret sous les escaliers du réfectoire ?! C’est génial, tu as bien fait de fouiller un peu !
- On y va ce soir ? demanda Clena avec un sourire en coin.
- Alors là, compte sur moi pour venir ! Je ne veux pas rater ça !
Clena sourit et rangea les parchemins dans sa sacoche avant de rappeler :
- Il ne faut pas qu’on oublie de les recopier, ensuite il faudra les remettre à leur place !
- Oui, je m’en chargerai demain, assura Gwenn.
- Rendez-vous au réfectoire à minuit alors, et cette fois n’oublie pas ta lampe !
Clena salua son amie d’un clin d’œil et repartit vers sa chambre. Gwenn soupira, se leva et prit son sac de cours pour en sortir un gros dossier rempli de feuilles de toutes sortes. Elle allait devoir tout classer, cette fois il fallait passer par le rangement : chaque soir, elle repoussait cette étape mais l’état de son trieur devenait vraiment déplorable. La jeune fille posa le dossier sur son bureau de bois massif et s’assit de mauvaise grâce. Ensuite, il lui resterait un devoir d’astronomie sur les Lunes, et il fallait absolument qu’elle obtienne une excellente note si elle voulait avoir son année.
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Il faisait nuit noire. Gwenn sortit de sa chambre sur la pointe des pieds et referma la porte avec précaution. Avant d’avancer dans le couloir, elle vérifia que personne n’était levé, et ne remarquant rien d’anormal, la jeune fille alluma sa lampe et traversa le couloir obscur sans un bruit. Presques fantômatiques dans le noir, les escaliers de pierre lui parurent glacés, et elle se dépêcha de les descendre jusqu’au rez de chaussée. Arrivée en bas, elle trottina jusqu’au réfectoire, emmitoufflée dans son pull bien chaud. Clena était bien là, fidèle au rendez-vous.
- Il faut traverser tout le réfectoire à l’aveuglette, murmura cette dernière d’une voix presque inaudible, sinon, la lumière risque de réveiller Madame Ly, sa chambre est juste à côté.
- Il faudra quand même allumer s’il y a un mécanisme à débloquer, chuchota Gwenn.
- On a intérêt à faire attention ; le moindre bruit peut nous être fatal. On y va ?
- Oui. Tu as les plans ?
Clena acquiesça et éteignit sa lampe. Gwenn en fit de même et la posa dans un coin sombre avant de suivre son amie qui poussait déjà la porte du réfectoire. Toutes deux traversèrent la grande salle sans un mot, tentant de repérer les silhouettes noires des tables et des chaises pour ne pas les heurter. Gwenn pesta en silence : ses souliers grinçaient. Ses yeux s’habituèrent à l’obscurité et elle put entrevoir les escaliers de bois qui menaient au grenier. Clena se retourna et chuchota :
- D’après les plans, le passage est dissimulé par un faux mur qui coulisse. Mais je ne sais pas comment l’ouvrir, ce n’est pas écrit.
- On va voir, il faut déjà qu’on repère le bon mur.
Les deux jeunes filles se glissèrent dans le petit espace derrière les escaliers et allumèrent la lampe de Clena : elles étaient bien obligées de voir ce qu’elles faisaient. Excitée à l’idée de découvrir un nouveau passage secret de l’Académie des sciences, Gwenn passa sa main sur chaque pan de mur, tentant de repérer une aspérité ou un signe qui aurait pu révéler quelque chose d’intéressant. Elle avait hâte de voir si ce passage secret aboutissait à l’extérieur de l’Académie. Leur rêve. Sortir enfin de cette cage dorée, se retrouver dans la rue, fureter parmi les passants. Au premier abord, rien ne semblait indiquer quel était le mur qui coulissait. Gwenn haussa les épaules : Clena et elle avaient l’habitude de chercher longtemps avant de pouvoir ouvrir un passage. A la faible lueur de la lampe, la jeune fille aperçut quelques aspérités à la jonction entre le mur et le plafond.
- Clena, il y a quelque chose par là ! chuchota-t-elle.
- Comment on va l’atteindre ? C’est trop haut ! répondit l’intéressée en levant les yeux vers ce que montrait Gwenn.
- Fais-moi la courte échelle !
- Tu es folle ?! Tu vas te rompre le cou !
- Non, non, je ferai attention. Et puis il faut bien l’ouvrir ce passage !
Clena acquiesça et se prépara à porter son amie. Gwenn posa son pied sur ses mains jointes et se hissa pour atteindre le plafond, la lampe dans la main. A la lueur de la lanterne, elle constata qu’elle avait bien vu : une petite rune était gravée dans la pierre du mur, entourée de fioritures. La jeune fille appuya dessus, la tira , espérant qu’un mécanisme se déclancherait. Malheureusement, rien ne se produisit.
- Dépêche-toi, Gwenn, je commence à fatiguer ! Et il est bientôt une heure du matin ! l’avertit Clena.
- Oui, oui, je me dépêche !
Gwenn se redressa et rapprocha la lampe. Elle remarqua alors un petit trou à côté de la rune : une serrure.
- C’est fichu, Clena, il faut une clef !
- Tu redescends ?
- Oui.
Gwenn redescendit et tendit sa lampe à Clena avant de lançer un juron. Elles n’avaient pas prévu ça. D’habitude, les passages secrets s’ouvraient grâce à des mécanismes parfois très complexes, tellement compliqués à comprendre qu’il fallait plusieurs jours aux deux amies pour réussir à les ouvrir. Mais jamais elles n’avaient été confrontées à un problème de serrure.
- On pourrait la crocheter ? proposa Clena.
- On ne sait pas faire ce genre de choses...
Un silence s’installa pendant quelques instants. Le cerveau de Gwenn tournait à plein régime. Mais les deux jeunes filles n’eurent pas le temps de prendre une décision ; soudain, la lumière s’alluma dans le hall.
Gwenn tira Clena en arrière juste avant que Madame Ly n’entrouvre la porte du réfectoire. Tapies dans l’ombre, silencieuses, les deux amies retinrent leur souffle. Que faisait la concierge ici ? Elles avaient pourtant tout fait pour être discrètes ! Madame Ly alluma sa lampe et observa les alentours avant de s’avancer entre les tables et les chaises. Sous les yeux des deux amies cachées derrière les escaliers, elle prit la direction de la cuisine et disparut derrière la porte coulissante en marmonnant.
- On y va ! glissa Gwenn à son amie en se précipitant vers la porte située à l’autre bout du refectoire.
- Attends, j’éteins d’abord la lampe ! lui rappela Clena avant de s’élancer derrière elle.
Les deux jeunes filles coururent le plus silencieusement possible le long de l’allée du réfectoire. Chaque bruit provenant de la cuisine les faisaient sursauter.
- Baisse-toi ! murmura soudain Clena à Gwenn en se jetant au sol.
Madame Ly venait de réapparaître sur le pas de la porte coulissante, un verre d’eau à la main. La concierge soupira puis jeta négligemment un comprimé effervescent dans le récipient. Gwenn se glissa sous une table, silencieuse comme un chat. Madame Ly ne remarqua pas les deux jeunes filles. Elle avala d’un trait le contenu du verre et repartit dans la cuisine.
- On y va ? demanda Gwenn.
- Non, attendons qu’elle soit partie, on sera sûres de passer inaperçues.
Gwenn aquiesça et serra ses bras autour de ses genoux : il faisait assez frais. La concierge ressortit en continuant à marmonner. Elle reprit le chemin de la sortie en titubant, en proie au sommeil.
- Je ne savais pas que Madame Ly prenait des somnifères ! glissa Gwenn à son amie.
- Nous ne sommes pas censées le savoir ! répondit Clena avec amusement.
Dès que la porte fut refermée et que le bruit étouffé des pas de la concierge se fut suffisamment éloigné, les deux jeunes filles s’extirpèrent de sous la table.
- On a eu chaud !
- Tu l’as dit, renchérit Gwenn, on n’a plus le temps de continuer, il faut qu’on y aille !
- On revient demain ?
- Oui. Mais il faut qu’on note l’heure à laquelle Madame Ly prend son somnifère si on ne veut pas la recroiser !
Clena acquiesça en silence et marcha sur la pointe des pieds pour sortir du réfectoire, suivie de près pas Gwenn. Silencieuses, les deux jeunes filles traversèrent le hall dans le noir.
- Je ne peux pas rallumer ma lampe, j’ai oublié le briquet ! chuchota Clena.
- Bon, alors il faut qu’on fasse attention de ne pas heurter les meubles.
- N’oublie pas de récupérer ta lampe. rappela Clena avant de se remettre en route vers les escaliers.
L’air glacé de la nuit fit regretter à Gwenn de ne pas avoir pris de deuxième pull. L’horloge sonna une heure. Les deux amies avaient presque atteint les escaliers quand la porte de la chambre de Madame Ly s’ouvrit de nouveau. Gwenn et Clena se précipitèrent derrière l’horloge, retenant leur souffle. Gwenn en profita pour ramasser sa lampe avant que la concierge n’arrive.
- Saleté d’horloge ! grommela Madame Ly avant de retourner dans sa chambre.
Les deux amies échangèrent un regard amusé : la concierge de l’Académie semblait avoir le sommeil très léger... Elles se remirent en route telles des ombres, rasant les murs, à l’écoute du moindre bruit. « Dieu des chaussures, si tu existes, fais en sorte que les miennes ne grincent pas ! » pria Gwenn en commençant à gravir les escaliers à la suite de son amie. Tout était silencieux. Un léger grincement se fit entendre, puis un autre.
- Ce sont tes chaussures ? demanda Clena en se retournant.
- Oui, murmura Gwenn, je crois que je vais les enlever.
La jeune fille défit ses lacets et prit ses chaussures à la main. Sous ses pieds nus, les dalles de marbre étaient glacées. « Bon, eh bien le dieu des chaussures n’existe pas ! » conclut-elle en grimaçant. Arrivées en haut des marches, les deux jeunes filles se séparèrent et retournèrent se coucher à pas de loup.
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- Mademoiselle de Sébade, veuillez nous lire l’extrait figurant page vingt-neuf ! demanda le professeur d’Histoire.
Gwenn tourna nerveusement les pages de son livre et repéra rapidement l’extrait en question. C’était la légende d’une image représentant des rangs de soldats. La jeune fille s’éclaircit la voix et entama la lecture :
- Au troisième stade de Muntere de l’an mille cinquante, l’Empereur des Iles déclara la guerre à l’empire d’Hare. La cité d’Enga était alors plongée dans une importante crise économique, et la capitale dut donc s’appuyer sur les quatre autres cités de l’empire d’Hare qui mobilisèrent leurs troupes.
- Bien. Quel évènement décrit donc l’image ? demanda Monsieur Reymi.
La sonnerie retentit soudain dans le couloir. Clena, assise à côté de Gwenn, lâcha le crayon qu’elle mâchouillait et se redressa : Monsieur Reymi ne laissait sortir les élèves que s’ils avaient tous une attitude irréprochable.
- Vous pouvez sortir, nous continuerons la prochaine fois.
Tous les élèves se levèrent en silence et sortirent de la salle bien rangés par deux. Mais dès que le pas de la porte fut passé, les commentaires et les bavardages allèrent bon train. Bientôt, toute la classe se retrouva dans le hall. Madame Ly, serrée dans son habituelle et éternelle robe grisâtre, demanda le silence, mais les élèves se dirigeaient déjà vers leur cours de mécanique sans lui prêter attention.
- Tu as compris, toi, la règle des trois engrenages ? demanda Clena d’une voix enrouée.
- Oui, ça j’ai bien compris pour une fois ! Ce qu’il faut retenir en fait c’est que le sens de tout le mécanisme change si le nombre d’engrenages est impair, répondit Gwenn. Tu as le rhume ?
- Je crois que c’est l’escapade de cette nuit qui m’a un peu... refroidie !
Tout le monde se tut : le professeur de mécanique venait de sortir de la salle pour faire entrer les élèves. Gwenn le salua et alla s’asseoir au troisième rang, à la place qu’elle occupait toujours.
- Bien, aujourd’hui nous n’allons pas faire de mécanique proprement dite, mais un peu d’Histoire, annonça Monsieur de Julmaret, nous allons remonter aux sources jusqu’à comprendre l’apparition de la mécanique. Ouvrez votre livre page cinquante.
Les élèves s’exécutèrent. Monsieur de Julmaret resserra le col de sa chemise mal repassée et se planta derrière son bureau en attendant que tout le monde prenne la page demandée.
- Monsieur Fèdre, veuillez me lire l’introduction.
Le voisin de Clena, qui n’avait pas encore sorti son livre, se dépêcha de trouver la page indiquée.
- Aux origines, la mécanique, qui ne porte pas encore ce nom, regroupe les réflexions, à l’époque encore d’ordre philosophique ou religieux, tentant notamment d’expliquer les mouvements des astres. La régularité des mouvements des deux satellites naturels n’échappe pas aux premiers astronomes, qui conçoivent alors le ciel et ses mobiles comme une sorte de gigantesque machine.
- Bien, merci Monsieur Fèdre. Qu’avez-vous compris de ces explications ? lança le professeur.
Gwenn leva la main. Le regard de Monsieur de Julmaret glissa sur elle mais ne l’accrocha pas. Elle comptait bien être interrogée, elle était la seule qui était assez réveillée pour lever le doigt ! Mais le professseur ne la remarqua pas.
- Eh bien ?! Je vais finir pas croire que vous êtes des imbéciles si vous n’avez rien compris ! rouspéta-t-il.
Pour attirer son attention Gwenn s’éclaircit la voix avec insistance. Monsieur de Julmaret la remarqua enfin.
- Hum, Mademoiselle de Sébade, allez-y.
« Pas trop tôt ! » s’exclama la jeune fille en pensée avant de prendre la parole :
- La mécanique est apparue grâce à l’astronomie.
- Oui, quoi d’autre ?
Silence. Tout le monde somnolait, ou était trop fatigué pour ne serait-ce que lever la main. Effectivement, la dernière heure de cours faisait les frais de tout la fatigue des élèves. [FB2] Gwenn jeta un coup d’œil par la fenêtre : il faisait nuit. La jeune fille lâcha un soupir exaspéré et tenta malgré elle de s’intéresser un peu au discours passionné sur la « mécanique » des astres dans lequel Monsieur de Julmaret s’était lançé, faute de mains levées. La lassitude la gagna rapidement. Tandis que Monsieur de Julmaret expliquait le système planétaire en le comparant à d’énormes engrenages, son regard dévia vers la fenêtre et plongea sur le parc en contrebas, qui entourait entièrement l’Académie. Au loin, derrière les clôtures, elle pouvait deviner la rue plongée dans l’obscurité et éclairée par les lumières diffuses des lanternes flottantes. Elles lévitaient, de droite à gauche, de haut en bas, s’entrechoquaient parfois et rebondissaient les unes contre les autres en répandant leur lumière sur le sol. Bien que ces mouvements soient particulièrement lents, ils inspiraient à Gwenn des ballons gonflés à l’hélium.
Rejoindre ces lanternes. Se balader dans les rues, sans souci de l’heure, sans sac rempli de cahiers lourds comme du plomb. Clena et elle avaient trouvé à la bibliothèque de vieux plans de l’Académie, dans lesquels elles avaient découvert plusieurs passages secrets. Depuis, toutes les nuits, elles en trouvaient, en ouvraient ou en exploraient, dans l’espoir de pouvoir enfin sortir de cette cage dorée qu’était l’Académie : les élèves n’avaient pas le droit de sortir, sauf avec une permission qui n’excédait pas une heure et demie. La curiosité était un vilain défaut, mais les deux amies s'étaient prises de passion pour les vieux couloirs obscurs et l'excitation que l'exploration leur procurait. Gwenn fut brusquement tirée de ses réflexions par la sonnerie qui résonna dans la salle haute de plafond à la manière d’un écho. Le cours était terminé.
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