La fin de mon monde

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C’est chien quand même ; toute une vie à attendre que la journée se finisse pour pouvoir dormir et se reposer, et quand t'es vieille et que tu peux enfin rester au lit, plus moyen de fermer l’œil. Saloperie!


Et encore, je ne vais pas me plaindre, ma tête fonctionne bien. J’ai pas besoin de qui que ce soit pour me donner à manger ni me torcher le cul. Cinquante-huit ans que je me débrouille seule comme une grande, j’en ai près de cent aujourd’hui, alors il est hors de question de demander de l’aide. Si personne n’en a rien eu à foutre de ma gueule pendant tout ce temps, je vais pas leur donner la satisfaction de me voir crever. Comme pour tout le reste, c’est moi qui décide de où, quand et comment. J’hésite encore sur le "quand".


Maintenant que j’arrive au bout du chemin, je regarde en arrière et j’ai la certitude que mon monde à moi, celui que j’ai connu et dans lequel j’ai grandi, vécu et vieilli est bel est bien mort. Je ne vais pas jouer les vieilles emmerdeuses qui pensent et disent que c’était bien mieux avant; c’est pas vrai, avant on crevait la dalle. C’est ni mieux ni moins bien, juste très différent. Les jeunes ne comprennent pas que, quand moi j’avais leur âge, aller voir un médecin demandait une demi-journée de marche. Une urgence médicale voulait très probablement dire que tu allais crever. Et souffrir. Parfois, juste parce que t’avais pas une putain de seringue avec de la pénicilline ou un  peu d’aspirine à te mettre sous la dent.


A l’époque, on devenait adulte dès qu'on était capables de marcher. J’exagère, mais juste un peu. Je ne sais ni lire ni écrire, je compte sur mes doigts et je ne crois que ce que je vois. On apprend vite le pragmatisme dans une maison où s’entassent trop de corps affamés. Beaucoup de vieux vous parleront avec nostalgie de leur enfance, de leurs parents, du temps jadis. Pas moi. Je ne regrette pas un seul instant de cette enfance. Mes parents ne m’ont jamais manqué, au contraire, ils ont été trop coriaces. Je les ai nourris et soignés tous les deux pendant des années. Mes frères et sœurs ont fait leur vies loin d’ici et c’est probablement mon seul regret, de ne pas les avoir suivi quand j’en avais l’occasion. Ils m’ont oublié depuis et ils ont bien raison; a quoi bon revenir ou se souvenir ? Si j'étais partie, jamais on ne m'aurait revue. 


J’en veux à personne, j’ai fait ma vie comme je l’entendais sans jamais demander la permission à personne pour faire quoi que ce soit. Je sais bien qu’on m’appelle “la folle”. M’en fous. C’est bien, au contraire, on me fous la paix comme ça. Même les mioches ont peur de venir traîner autour de la maison. Les vieilles bigotes d’en bas leur ont raconté que je bouffais les enfants. C’est pas vrai, j’ai jamais fais ça. A l’occasion, j’aurais très bien pu bouffer une de ces vieilles putes par contre, avec leur morale puante et leurs jugements tout juste bons à gerber.

La fin de mon monde est aussi la fin du leur. Avec les connaissances aujourd'hui, tu peux plus contrôler le monde avec une bible à la main. Le père fouettard ne fait plus peur à grand monde et vu l'état du monde, l'enfer n'est peut-être pas une si mauvaise destination finalement. Plus de trente ans d'isolation parce qu'un jour j'ai osé leur crier à la gueule qu'il n'y avait ni paradis ni enfer et que le seul endroit où elles iraient après leur mort serait la belle boite en acajou qu'elles payaient déjà à crédit. 

Elles auraient bien aimé me faire bouillir dans une grosse marmite si elles n’avaient pas eu aussi peur de moi. Courageuses mais pas téméraires, ni suicidaires.

Quand le prêtre est venu chez moi le lendemain, je ne savait pas si j'allais lui crier dessus et juste rire. J'ai fait les deux ; d'abord j'ai rit puis je lui ai crié dessus. Il est parti, la soutane bedonnante, me traitant de tout un tas de mots pas très catholiques. Ces gens-là sont très à cheval sur tout ce qui concerne les bonnes manières et l'éducation, sauf quand on leur chatouille un peu la croyance. Ils peuvent devenir des pires serpents que ceux décrits dans l'ancien testament. Parce que, je ne sais peut-être pas lire mais je sais écouter, et je suis d'une génération où aller à l'école n'était pas du tout indispensable - voir pas très bien vu - mais par contre, le catéchisme, ça, tous les dimanches qu'il pleuve ou qu'il vente. L'église avait une autre gueule à l'époque ; premièrement elle était plus récente, deuxièmement j'avais mes yeux d'enfant et tout était énorme. Le fait est que, à force d'écouter le curé, je suis devenue non-croyante convaincue. Non mais franchement, un serpent qui perverti, un mec qui ressuscite, une femme qui enfante sans passer à la casserole... On nous prend pour des cons. Ouvertement. Et tout le monde trouve ça normal. Pire, tout le monde dit "Amen". Et paye !

Qu'ils aillent tous se faire foutre et le plus tôt sera le mieux. Je n'aurais pas le plaisir de les voir tous crever mais la plupart sont partis avant moi. Ces quelques pétasses qui restent sont tellement séniles qu'elles ne savent plus où elles habitent. Leurs gosses ne leur mettent pas un coup derrière l'oreille parce que ça la foutrait mal en vue de l'héritage. Et quel héritage ? Petits minots, vous pensez vraiment que ces vieilles bicoques valent quelque chose ? C'est juste des morceaux de pierre en ruines et coupés du monde. On est tellement nulle par que, pour peu qu'il y ai un peu de brouillard on disparaît tout à fait. 


Quelques jeunes se sortent la tête du cul et tentent de faire quelque chose de mieux de leur vie. Travailler la terre c'est bien, mais pas pour en être esclave. Le fils du boulanger m'a expliqué qu'il vendait ses petits gâteaux dans tout le pays. Par internet. C'est quoi internet bordel ? Il a essayé de m'expliquer une ou deux fois mais je ne comprends rien, alors depuis et pour lui faire plaisir, je dodeline doucement de la tête d'un air entendu. Et peu importe d'ailleurs, il fait des choses et bosse pour réussir. La prochaine étape, selon lui, c'est vendre son vin aux chinois. Je me demande bien comment il compte faire pour aller jusqu'en chine avec son vin. Enfin, je suppose que lui a déjà pensé à tout ça ; il est très intelligent et gentil. C'est probablement le seul être humain depuis près d'un demi-siècle à me demander sincèrement comment je vais. C'est en tout cas le seul à en avoir quelque chose à foutre de la réponse. Je crois qu'il est la dernière chose qui m'empêche encore de tirer le rideau sur ce monde. Finalement, tous les fruits ne sont pas pourris. La grande majorité, mais pas tous. 


Le petit fils de la bigote en chef est revenu de l'étranger pour se réinstaller dans la maison familiale. J'aurais jamais cru voir ça de mon vivant. Ça donne une idée de l'état des choses. Deux générations se crèvent le cul pour sortir les enfants de cette misère et voilà qu'à la fin ils reviennent, faute de mieux. Par contre, ils reviennent avec des idées et des connaissances. Surtout, ils ont ce qui manque aux autres, à ceux qui ont toujours vécu ici : l'espoir. Les gosses d'ici ont presque tous l’œil éteint, les épaules tombantes, prêts à accepter le fait que leur vie sera merdique. C'est comme ça et ça l'a toujours été. En un mot : Fatalité.

Pour les jeunes, l’horizon est chargé de possibilités. Des techniques modernes au service de la terre de toujours. S'ils sont capables de regarder au travers du brouillard ils verront que chez nous on a la meilleure matière première qui soit, on a juste été incapables de la mettre en valeur. 

Ils doivent juste se donner les moyens et ne pas être feignants. Ne pas chercher la facilité ou la richesse immédiate. La vraie et bonne richesse se gagne, jour après jour. Elle nourrit les poches autant que l'âme, elle contente et emplit le vide. Elle ne se compte pas en monnaye mais en moments. 

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