Farine

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La bateau filait à toute allure et manqua de renverser une petite barque qui se dirigeait vers les rochers à l’est. Fabian allait trop vite pour s’en préoccuper. En voyant la tache noire se matérialiser il eut peur un moment que ce soit un bateau des flics. Tout devait bien se passer cette nuit et une course poursuite n'était pas le meilleur moyen de commencer. A une vitesse pareille au mois de novembre il faisait plus que froid mais Fabian senti sa chemise se tremper de sueur. 


Il faisait ça depuis deux ans mais ce n’était que très récemment qu’il avait commencé à ressentir cette sensation de bête traquée. Une petite souris dans les pattes d’un chat sadique. La paranoïa était une très mauvaise copine de voyage mais il ne savait pas trop comment s'en débarrasser. Il traficotait avec toutes sortes de choses depuis l'enfance, c'était pour lui quelque chose de très naturel et, même s'il était conscient que ce n'était pas "bien, socialement admis, en tout état de cause, c'était "sa" vie. Il ne savait pas vivre autrement. Il ne voulait pas vivre autrement. Evidemment, l'argent était important, primordial même, mais pas la finalité. Plus important que l'argent était le moyen mis en oeuvre pour le gagner. Etre plus malin que les autres, plus opportuniste. Ne pas se faire choper. 


Il espérait que ces connards n’avaient pas décidé de s’arrêter trop loin de la côte. Ils refusaient de lui indiquer le lieu exact à l’avance et à plusieurs reprises il faillit se retrouver comme un con, sans essence, coincé avec un bateau pneumatique rempli de coke à deux kilomètres du rivage. Il détestait l’eau et au mois de novembre elle était gelée. De plus, laisser sa cargaison pendant qu’il allait chercher un bidon d’essence ne l’enchantait guère. Avec les braconniers de pouce-pied qui allaient et venaient en fonction des marées, certains pourraient considérer que la coke serait plus rentable et moins dangereuse que ces saloperies accrochés à leurs rochers glissants comme des savonnettes. Sans parler que tout ce beau monde attirait irrésistiblement des flics et leurs bateaux.

Chaque mois c’était le même cirque; combien d’essence mettre ? Quel était le meilleur rapport poids / puissance ? S’il devait faire la course contre une frégate des flics, il devait être le plus rapide possible et le pire ennemi de la vitesse est le poids. Une fois, une seule, au tout début, il avait du larguer quelques paquets pour gagner de la puissance et semer les flics. Ça aurait pu lui coûter très cher mais comme c'était le début, il était accompagné d'un colombien et au lieu de le blâmer, il avait expliqué comment avec beaucoup de sang froid il s'était tiré de ce mauvais pas. C'est avec des petites phrases comme celle-là que les réputations se font.


Cette nuit était spéciale, après deux années sans fausses notes de sa part, il était temps de jouer dans la cour des grands et de “vraiment” gagner de l’argent. Il avait accepté de prendre tous les risques pour quelques billets. La peine encourue était disproportionnée par rapport au gain. C’était l’étape nécessaire et obligatoire servant à leur prouver sa valeur. Le tout était maintenant de leur montrer qu'il avait les reins assez solides pour écouler lui-même la came. Leur prouver qu’il allait être un partenaire efficace et surtout très rentable. Deux ans d’économie, de vieux partenariats de l’époque du trafic de clopes réactivés, d’heures à peaufiner un “business plan” infaillible. Cette nuit allait être la première du reste de sa vie. Devait l'être.

Il avait participé avec son oncle aux derniers coups du trafic de clopes alors qu'il n'était qu'un gamin. Il se souvenait de tout, de chaque visage, de chaque mot, des nuits sans pouvoir dormir en revoyant les scènes. La nervosité de son oncle en s'approchant des côtes à l'aller puis au retour. De l'euphorie après avoir tout déchargé, de la fête sans fin avec l'argent durement gagné. C'était l'une des meilleures nuits de sa vie et plus jamais il n'avait pu se sentir dans un tel état d’excitation tranquille. Il en avait fait d'autres, des allers-retour, mais c'est rapidement devenu banal et normal ; une nuit de boulot. 

Sauf que les clopes, au même titre que les autres combines avec lesquelles il vivait, n'étaient que du gagne petit par rapport à ce que la farine pouvait rapporter. Des empires peuvent se former en un claquement de doigts sur un lit de poudre blanche. 

Par la même occasion, cette nuit serait aussi la dernière de sa première vie de merde. Sa vie d’homme petit, crasseux, un propriétaire de casse de bagnoles que tout le monde déteste. Fabian trente-sept ans, une femme moche et triste, deux enfants cons et inutiles, des vieux qui refusent de crever et des voisins qui le haïssent. Mais tout allait changer maintenant. Les mêmes qui aujourd’hui lui crachent à la gueule demain lui lécheront le cul. Ils sortiront leurs plus beaux costumes mités pour demander l'aumône au grand homme. Parce que c’est comme ça que ça se passe ici, celui qui a l’argent a réussi, et celui qui a réussi a le respect. Et des amis. Des putains d’amis parasite qui n’en auront plus rien à foutre qu’il mette une mandale à sa femme ou un coup de pied au cul de son fils. On est beaucoup moins regardant quand le fils de pute devant vous peut faire de votre vie un enfer, ou l’arranger d'un coup de baguette magique. 


Il coupa le moteur et remonta le col de sa veste en attendant la sonnerie du téléphone. Pour tuer le temps, il sortit de sa poche le paquet de tabac ainsi que les feuilles à rouler et le petit sachet d’herbe qu’il avait prit chez lui. Pas facile de rouler dans le noir et le tangage du canot. Tous ceux qui avaient parlé avec lui plus de cinq minutes savaient que Fabian se considérait comme le meilleur rouleur de joints de - au moins - tout l'hémisphère nord. Et l’avantage de rouler dans le noir en pleine nuit et au milieu de l’océan c’est que personne ne pourra contredire cette affirmation pour le moins pompeuse. La première bouffée de fumée le fit tousser un peu mais déjà le goût de l’herbe emplissait sa bouche et se diffusait dans ses sinus. Il garda la fumée dans ses poumons quelques secondes pour décupler l'effet et recracha le tout bruyamment. Bientôt, le picotement derrière les yeux se fit sentir et un sourire satisfait éclaira son visage.

Il détestait attendre ; il n’y avait pas pire calvaire. Attendre sans rien faire signifiait réfléchir et Fabian était un homme d’action. Quand il se mettait à penser, ce qui arrivait dans ses méninges n’était jamais très flatteur pour lui-même et il n’était pas spécialement masochiste, il préférait éviter. Malheureusement, ce soir, les colombiens n’étaient pas pressés alors il devait prendre son mal en patience. La patience n’était pas une vertu qu’il possédait non plus.


Les choses s'étaient bien passées ; du moins, pas trop mal. Il aurait préféré les voir plus enthousiastes, il aurait aimé repartir avec un peu de coke à lui directement mais il comprenait que les choses ne se passaient pas comme ça. Pas à ce niveau. Ce n'était pas très grave, peut-être même que c'était une bonne chose. Il avait à présent un mois pour tout préparer, peaufiner les moindres détails et ne rien laisser au hasard. La commande qu'il venait de passer représentait, à peu de choses près, la totalité de ses économies. Pour le dire vite et bien : sa vie. Si quelque chose tournait mal, il n'avait plus de parachute, plus de matelas sur lequel retomber. 

Avec ses mecs-là, soit tu te montres tout de suite à la hauteur, soit tu restes un minable à jamais. Il avait utilisé des mots qui faisaient penser qu'il voulait d'abord faire une petite commande pour tester la marchandise. Les colombien avaient rigolé, ils n'étaient pas dupes, ils savaient que Fabian n'avait pas un centime de plus. Alors il avait joué franc-jeu, en s'emportant un peu trop, en disant qu'il ne pouvait commander que ça pour l'instant mais que, dans un an, ils n'auraient pas assez de marchandise pour nourrir son business. Il ne pouvais pas s'empêcher de fanfaronner quand il était mal à l'aise, c'était sa façon à lui de répondre. 

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