Chapitre 1
Sara
Trousse ? Agenda ? Cahiers ?
Je vérifie le contenu de mon sac pour la troisième fois consécutive. Non pas qu'à l'origine, je sois de nature distraite, mais le stress qui s’installe progressivement en moi me conforte dans l’idée que je pourrais oublier absolument n’importe quoi, aujourd’hui. Parce que c’est la rentrée. Ma première rentrée en tant qu’étudiante à l’université.
Un sourire se dessine au coin de ma lèvre tandis que je referme enfin mon sac. Certains pourraient être étonnés, mais moi, j’attends ce moment depuis l’été. Fini le lycée, les cours inutiles et les élèves indisciplinés, je vais pouvoir étudier ce que j’aime sans que personne ne me perturbe !
Je jette un coup d’œil à mon reflet dans la glace, avant de réprimer un cri de surprise. Mes yeux couleur noix abritent des cernes violacés, trahissant mon manque de sommeil à cause de l’excitation de la veille de rentrée, et contrastent avec le teint légèrement hâlé du reste de mon visage. Mais ce n’est pas ça, le plus surprenant.
J’attrape une mèche de mes cheveux châtain et je la tortille autour de mon index. Ce matin, ma tignasse part vraiment dans tous les sens, si bien que n’importe qui pourrait me croire sur parole, si je lui affirmais que je sortais tout droit de deux mois d’errance sur une île déserte.
Je laisse échapper un soupir de frustration. Je les déteste, ces cheveux. Ils m’ont causé tellement de souffrance injustifiée. Je me souviens qu’en primaire, mes camarades s’amusaient à me jeter les restes de leurs plateaux repas, soi-disant parce que mes boucles ressemblaient à des branches d’arbres et qu’ils voulaient vérifier si la nourriture pouvait s’accrocher dessus. J’ai essayé de les camoufler, à l’aide de stratagèmes tous plus farfelus les uns que les autres, comme les attacher en chignon, ou les plaquer avec du gel pour les lisser. En vain. Tout ce que j’ai gagné, ce sont davantage de moqueries. Surtout de la part des garçons.
J’attrape mon foulard en soie beige et je le rabats sur mes cheveux. La différence effraie. Je le sais parce que j’en ai payé le prix, durant mon enfance. Mais aujourd’hui, je ne veux plus me cacher. J’ai décidé de porter le voile. Non pas pour masquer mon complexe capillaire, comme certains pourraient le penser, mais pour assumer pleinement mon identité, fruit d’un cheminement spirituel personnel. Je ne suis peut-être pas conforme aux normes imposées par la société, mais au moins, je suis moi-même. Et je ne laisserai plus jamais personne se nicher en travers de mon individualité.
- Sara ? Tu n’es toujours pas partie ?
La voix moralisatrice de ma mère me tire de mes pensées.
Je jette un coup d’œil rapide à l’horloge de ma chambre. Il est sept heures passées.
Mince, je suis déjà en retard.
- C’est bon ! J’y vais !
- N'oublie pas de passer faire les courses pour ce soir !
Dans la précipitation, je m’empare de mes affaires avant de dévaler les escaliers avec hâte, sous les yeux abasourdis de ma mère qui doit probablement se demander ce qu’elle a manqué dans son éducation pour pondre une jeune fille aussi insouciante.
* * *
Debout, devant la porte, je prends une profonde inspiration pour calmer les battements vifs de mon cœur. L’accès à la salle est ouvert, – je le sais parce que des messes basses se font entendre –, mais je profite de mes derniers instants de vacances, – et de répit, avouons-le –, avant de pénétrer dans la pièce.
Je balaye la salle du regard. Certains étudiants me toisent, d’autres m’ignorent, alors je me contente de me frayer un chemin pour m’asseoir. Je repère instantanément une table, à ma droite, avec trois chaises libres dont une située juste à côté de la fenêtre, et je m’empresse de m’y installer.
Je sors mes affaires tout en plissant des yeux pour lutter face à la lumière ardente du soleil. Je n'avais pas pensé à ce détail, en choisissant cette place. Heureusement que les rayons matinaux me chatouillent le visage d'une douceur agréable pour compenser. L'espace d'un instant, je ferme les yeux pour profiter de ce moment. Mais je suis rapidement ramenée à la réalité, lorsque le bruit d'un sac cogné brusquement contre la table parvient à mes oreilles.
Je relève immédiatement les yeux, l’air incrédule, avant de croiser les prunelles d’un garçon. Des prunelles d’un noir d’encre particulièrement perçantes. Il passe sa main dans ses cheveux de jais pour les ébouriffer, avant de détourner le regard et de s’asseoir en bout de table, laissant un siège vide entre nous deux.
Bon.
Pour être honnête, l’idée qu’il ait choisi délibérément de s’asseoir à ma table, malgré toutes les places disponibles dans la salle, ne m’enchante pas vraiment. Mais je décide de ne pas en tenir compte. Ce n’est ni le moment, ni l’endroit pour se faire remarquer.
- Excusez-moi pour le retard !
Une femme âgée débarque dans la salle, en trombe, m’arrachant à mes pensées. Elle est vêtue d’un costume noir à rayures blanches ainsi que d’escarpins plutôt hauts pour sa morphologie. En remarquant sa présence, les étudiants ne peuvent s’empêcher de s’agiter. Elle se met alors à les toiser d’un air sévère, avant de s’écrier :
- Silence maintenant !
La salle obtempère instantanément et l’expression de son visage s’adoucit :
- Bonjour à tous. Je vous souhaite la bienvenue à l’université de Paris !
Une vague de murmures se fait de nouveau entendre.
La femme se met alors à froncer les sourcils, révélant quelques rides d’expression sur sa figure, avant de claquer brutalement son talon contre le sol.
- Je vous ai dit de vous taire !
Cette fois, un ange passe.
L’ambiance de la salle s’alourdit progressivement, obligeant la professeure à se détendre :
- Bien. Je me présente, Madame Martin. Je serai votre enseignante d’anglais pour l’année.
Tout en effectuant quelques pas, elle replace ses lunettes rondes sur l’arête de son nez :
- Vous le savez probablement déjà, mais tous les étudiants de cette salle ne sont pas inscrits dans la même filière.
Quoi ?
Je réprime un cri de surprise avant de me mordiller la joue intérieurement pour me taire. Mais je crois que mon voisin de table l’a remarqué. Il me jette un regard discret, l’expression insondable, avant de détourner de nouveau ses prunelles sombres de manière nonchalante.
Mince. Je dois vraiment passer pour une idiote.
J’étais pourtant persuadée que nous voulions tous entamer une licence de psychologie.
- Pour des raisons de logistique, nous avons été contraints de vous disperser dans les salles. J’espère que vous serez compréhensifs.
J’opine du chef, très attentive à ses explications.
- Mais si ça peut vous rassurer, les cours seront assurés dans les délais, cette année.
Sur cette remarque, une vague de rires parcourt la salle.
On m’avait prévenu que les compétences administratives de certaines facultés n’étaient pas des plus performantes, mais je ne pensais pas qu’elles atteignaient un tel niveau.
Je profite de l’agitation suscitée pour me baisser et attraper discrètement un pain au chocolat dans mon sac, n'ayant pas eu le temps de déjeuner ce matin, lorsque je suis interrompue dans mon mouvement par une sensation désagréable. La sensation d’être épiée. Je relève instantanément mes prunelles qui croisent celles du garçon assis à côté de moi. Ce dernier s’empresse alors de détourner vivement le regard.
Oh, non.
Dîtes-moi que c’est une blague.
S’il se croit discret, c’est complètement raté.
- Maintenant, je vais vous expliquer le déroulement de l’année scolaire !
La voix de Madame Martin me fait sursauter.
Je me redresse sur ma chaise, me contentant d’ignorer l’attitude révoltante de mon voisin. Même si l’envie de le remettre à sa place pour lui faire réaliser son erreur ne me manque pas.
Madame Martin évoque les principaux axes de la faculté, avec les cours magistraux, les travaux pratiques, les devoirs, – en insistant bien sur l’importance des délais –, ainsi que les modalités des examens de fin de semestre.
J’essaie de me concentrer du mieux que je peux pour tout prendre en note, mais je ne peux m’empêcher de fulminer intérieurement. Parce que le brun continue de m’adresser des regards en coin sans la moindre discrétion. Et que ça commence à me taper sur le système.
Respire, Sara.
Le cours est bientôt fini.
- Bon, sur ce, ce sera tout pour moi aujourd’hui !
Oh, elle est enfin en train d’achever sa présentation.
- N’hésitez pas à me contacter par mail, si vous avez d’autres questions. Je crois que votre prochain cours est imminent, dans cette même salle…
Madame Martin n’a pas le temps de terminer sa phrase qu’une foule d’étudiants se précipite vers la sortie. Je sais que nous reprenons dans moins de dix minutes, mais je ne tiens pas à subir une seconde de plus les zieutages incessants de mon voisin de table, au risque d’exploser. Alors à mon tour, je m’empresse de ranger mes affaires et d’emboîter le pas à la foule, même si je n’ai ni besoin de me dégourdir les jambes, ni de fumer une clope. J’ai seulement besoin d’air.
* * *
Depuis la fenêtre du couloir, située à quelques mètres de la salle de classe, je contemple attentivement la voûte céleste, parsemée de quelques nuages brumeux traversant son étendue.
La première heure de cours s’est déroulée convenablement. Je le sais. Pourtant, je suis incapable de faire taire ma colère. J’ai supporté le harcèlement de mes camarades durant toute mon enfance, tolérant les moqueries gratuites, les propos blessants et parfois même la violence physique. Tout ça à cause de mon apparence. Et je ne sais pas pourquoi ce garçon s’obstinait à me fixer, mais la simple idée que ses raisons puissent être liées à mon foulard me rend folle. Non. La simple idée que l’on puisse encore me traiter différemment à cause de mon apparence me rend folle.
Je prends une profonde inspiration pour calmer les battements vifs de mon cœur. En tant que musulmane, je sais que je devrais garder le bon soupçon. Peut-être que ce garçon ne me zieutait pas réellement, après tout. Même une goutte de vin étalée sur le visage d’un individu ne m’autorise pas à l’accuser d’avoir bu de l’alcool.
Alors pourquoi ? Pourquoi je n’y arrive pas ? Pourquoi dans les moments les plus cruciaux, je suis incapable de faire taire ma colère ? Les frontières entre les notions de bien et de mal sont devenues complètement floues dans mon esprit, et cette situation ne me laisse pas de marbre. Non. Elle m’irrite au plus haut point.
La cacophonie de rires éclatant au fond du couloir me tire de mes rêveries. Ce sont les étudiants de tout à l’heure. Je crois qu’il est temps de retourner en classe.
Je me dirige de nouveau vers la salle où s’est déroulée notre présentation, l’estomac noué. Je dois apprendre à maîtriser ma colère. Et à la réorienter vers des causes plus productives. Même si je ne me doute pas que c’est plus facile à dire qu’à faire. Pour preuve, je ne peux m’empêcher de ressentir de l’appréhension.
Pourtant, lorsque je franchis le seuil de l’entrée, la table est vide. Le brun n’est plus là. Je m’installe à la même place, une multitude d’émotions confuses s’instillant en moi. Je ne sais pas si l’on peut parler d’euphorie, ou simplement de soulagement. Mais une chose est certaine, je suis fière de moi. Fière de ne pas avoir craqué face à la colère. Juste pour cette fois.
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