Chapitre 2

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Sara

Je finis par rentrer à la maison, épuisée par cette première journée. Nous avons eu droit à des introductions de cours pour toutes les matières, que ce soit les neurosciences, les statistiques ou encore la psychologie clinique. Et je dois avouer que la pluridisciplinarité des enseignements de ma licence me motive vraiment. Je suis excitée à l’idée de découvrir autant de nouveaux domaines et je n’attends qu’une seule chose, c’est de retourner en cours dès demain !

J’insère rapidement ma clef dans la serrure de la porte d’entrée. J’ai à peine le temps de franchir le seuil du perron que la voix stridente de ma mère, en provenance du salon au premier étage, m’interrompt dans mon mouvement :

  • Sara ! Tu es rentrée ?
  • Oui ! je déclare, euphorique à l'idée d'être accueillie aussi chaleureusement.

Cependant, la joie que je ressens n'est que de courte durée.

  • Tu es bien passée faire les courses ? me demande-t-elle alors, un peu plus fermement.

Mince. Les courses.

J'étais tellement absorbée par les cours que j'en ai oublié leur existence.

  • Je suis désolée, maman... je rétorque, sur la réserve. J'ai complètement oublié !

Instantanément, un silence s'ensuit.

L'atmosphère de la pièce s'alourdit progressivement, manquant de me couper le souffle.

Je me mordille la lèvre inférieure d'un air penaud, avant de me déchausser de mes bottines en cuir pour les placer dans la penderie, à ma gauche. L'estomac noué, j'appréhende la réaction de ma mère. Je viens de lui donner l'excuse parfaite pour passer ses nerfs sur moi, une énième fois. C'est ce qu'elle fait toujours, lorsqu'elle est en colère. M'insulter. M'humilier. Et je me contente simplement d'encaisser. Tout en priant pour qu'un jour, elle se rende compte que la violence n'est pas toujours la solution aux problèmes. Surtout à ses problèmes. En même temps, qu'est-ce que je pourrais bien faire d'autre ?

Comme prévu, la seconde d'après, elle descend en furie de l'escalier en marbre pour me rejoindre. De ses prunelles noisettes écarquillées, celles dont j'ai héritées, elle me scrute d'un air incrédule :

  • Dis-moi que c’est une blague ! Je t’ai envoyé un message, Sara ! Un message !

Je lève les mains en l’air en signe de reddition pour essayer de tempérer la situation :

  • Je sais maman, je sais. Je suis vraiment désolée, mais…

Elle ne me laisse pas le temps d'achever ma phrase qu'elle revient immédiatement à la charge, haussant la voix cette fois :

  • Mais je m’en fiche de tes excuses, moi ! Je m'en fiche, tu entends ?

Elle passe sa main dans ses courts cheveux, couleur marron à l'origine, mais ayant tiré vers le gris avec l'âge, avant de lâcher un soupir d'exaspération :

  • Bon sang, Sara ! Tu crois que ce sont tes excuses qui vont remplir le frigo, peut-être ?

Elle continue de hausser la voix, me délivrant au passage un début de mal de tête insupportable.

  • Mais qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? Avoir une fille aussi inutile ! Idiote ! Imbécile !

Elle se met à énumérer toutes les insultes possibles et inimagineables en arabe, sa langue maternelle. Ma mère est originaire d'Algérie. Elle a effectué ses études à Alger, – des études de gestion et de comptabilité –, avant de rencontrer mon père et de s’installer à Paris, loin de sa famille. Je l’ai beaucoup admirée pour cette raison, – et je l’admire toujours –, mais je crois qu’au fond, elle n’a jamais été heureuse dans ce choix qui n’a pas vraiment été le sien. Ce qui peut expliquer sa frustration. Et sa facilité à m’en vouloir dès que je déroge à la moindre de ses demandes. Même si ça ne justifie en rien le manque de respect dont elle fait preuve à mon égard.

Pourtant, je fais toujours de mon mieux pour la satisfaire. Je m'occupe de la majorité des tâches ménagères, à la maison, quitte à mettre en péril mes résultats scolaires. Je crois que c'est ce qui m'a coûté ma mention, au bac, cet été. Mais ce n'est jamais assez. Peu importe l'énergie que je peux dépenser dans le travail, mes efforts ne sont jamais à la hauteur de ses espérances. Alors qu'elle traite Wiam, mon petit frère de treize ans, comme la prunelle de ses yeux. Sans qu'il n'ait à lever le petit doigt, bien évidemment, parce que sinon ce n'est pas drôle.

Je réprime un soupir de frustration, de crainte d'envenimer la situation, et je finis par la contourner pour remonter dans ma chambre, la laissant rouspéter seule à mon sujet. Ça ne sert à rien de tenter de la raisonner, dans ces moments-là. La seule chose que je risque de gagner, c’est une gifle en pleine figure. Et je ne tiens pas à passer la soirée à tenter de dégonfler mon visage écarlate et enflé par la douleur.

* * *

  • Bienvenue à votre premier cours d'éthique !

Monsieur Petit, notre professeur de sciences morales et sociales, se dresse devant nous.

  • Nous nous sommes déjà rencontrés hier, si votre mémoire est bonne... à moins qu'elle ne se rapproche davantage d'un poisson rouge que de celle d'un étudiant...

Sa remarque m'arrache un sourire discret au coin de la lèvre.

Je ne le connais pas encore, mais je crois que je l’aime bien. Il s’appelle Monsieur Petit, alors qu’ironiquement, il n’est pas du tout petit. Au contraire. Vêtu d’une chemise à carreaux déboutonnée au col, sa carrure est probablement l’une des plus imposantes que j’ai pu apercevoir dans ma vie.

  • Ce premier cours d'éthique risque d'être particulier, étant donné qu'il regroupe plusieurs filières en un seul cours commun.

La classe s'agite.

À l'aide de ses bras musclés, il esquisse de longs mouvements pour tempérer l'ardeur.

  • Eh oui ! déclare-t-il alors, un air émoustillé sur le visage. Psychologie, droit, santé, aujourd'hui vous ne faîtes qu'un !

C'est une blague ?

Il n'y a absolument aucun rapport entre les trois filières qu'il vient de citer.

Il prend le temps de s'éclaircir la gorge, avant de poursuivre :

  • Cette configuration peut paraître étonnante... Mais vous allez rapidement comprendre qu'en tant que futurs acteurs de la société, vous vous devez d'en intégrer les enjeux éthiques.

Ses propos sont vraiment abstraits.

J'ai l'impression de devoir décortiquer des queues de cerise pour le comprendre.

Cependant, en constatant notre air incrédule, Monsieur Petit se met à glousser.

  • Bon. Je crois qu'une démonstration vaut toujours mieux que mille discours...

Sur ces mots, il s’empare de la télécommande située sur son bureau pour allumer le rétroprojecteur du plafond. Le tableau nacré laisse alors rapidement place à l’écran de son ordinateur. Il nous transperce de son regard bleu translucide, comme pour évaluer notre réaction, avant de reporter son attention sur l’écran et d’afficher l’extrait d’une vidéo.

  • Voici votre premier exercice d'éthique !

Une vague de murmures parcourt la salle.

Absolument personne ne comprend ce qui se trame, et je ne fais pas exception à la règle. En entrant à l'université, je savais que j'allais devoir dire adieu aux cours théoriques, durant lesquels le professeur se contente de dicter sa leçon, sans entretenir aucune interaction avec son public. Et je m'en réjouissais. Mais je ne m'attendais pas non plus à ce que l'on nous projette instantanément au cœur de l'action, avec un extrait de film dès le premier cours. Ça m’ennuie de l’admettre, mais c’est un peu déroutant pour moi.

  • Je vais vous exposer les premières minutes de cet extrait. Notez tout ce qui vous passe par la tête. Réactions, idées, reproches. Tout. Je veux tout savoir.

Il insiste sur ces derniers mots avec une lenteur déconcertante. Mais je décide de ne pas en tenir compte. Après tout, je ne suis pas là pour juger les compétences pédagogiques de mon interlocuteur. Je suis seulement là pour valider mon année. Et je compte bien atteindre cet objectif. Alors je m'empresse d'arracher un bout de papier, sur mon nouveau cahier encore vierge, et je me mets à écrire.

* * *

  • Alors ?

Tout en nous sondant du regard, Monsieur Petit nous pose cette question.

Mais personne ne semble décidé à lui répondre.

  • Quoi ? Vous allez me faire croire que vous n'avez absolument rien tiré de cet extrait ?

Le silence de la salle me gêne un peu.

L'extrait de la vidéo présentait une consultation médicale dans un cabinet. La cardiologue, une femme à la coupe garçonne probablement âgée de la trentaine, discutait avec un patient, un vieil homme débarquant pour la première fois. Ce dernier souhaitait obtenir un avis sur sa pathologie, une hypertension artérielle je crois, ainsi qu'un réajustement de la dose de son traitement.

Sans le moindre indice de la part de Monsieur Petit, il n'était pas forcément évident de comprendre les véritables enjeux de cet exercice. Surtout pour les étudiants en droit. Cependant, après avoir visionné l'extrait à plusieurs reprises, je pense avoir cerné ce qu'il attendait de nous.

Alors sans plus tarder, je lève la main fièrement, bien décidée à prouver mes capacités.

  • Vous... se met-il à murmurer, visiblement surpris par mon geste.

Il me transperce de ses prunelles océan, décortiquant minutieusement chaque parcelle de mon visage, avant de finir par poser son regard sur mon voile. Avec insistance.

Oh non.

Ça ne va pas encore recommencer.

Je serre le poing sous la table afin de calmer la colère fulminant progressivement en moi, pour autant prête à lui faire part de son manque de professionnalisme, lorsqu'il rajoute soudainement :

  • Je vous écoute ! Exprimez-vous ! Sans le moindre tabou !
  • Oh.

Je laisse échapper un cri de surprise.

Comme si mon droit à la parole n'était pas quelque chose de normal et que je devrais être soulagée qu'on me l'octroie sans broncher.

  • Eh bien alors, jeune fille ? Vous avez perdu votre langue en cours de route ?

Une vague de rires parcourt la salle et mes joues prennent feu.

Bon sang, Sara.

Réveille-toi.

Tout le monde n'est pas toujours obsédé par ton apparence, contrairement à ce que tu peux imaginer. Il était peut-être simplement étonné de te voir répondre en premier.

Je me racle la gorge timidement, avant de reprendre d'une voix plus assurée :

  • Je pense que la position de ce médecin vis-à-vis de son patient est paternaliste.
  • Ho ho ! Paternaliste ! s'exclame alors Monsieur Petit.

L'expression de son visage laisse suggérer qu'il ne s'attendait pas à ce que j'emploie un tel terme, mais qu'il est agréablement surpris.

  • Et pourriez-vous me décrire en quoi cette attitude relèverait du paternalisme ?
  • Eh bien... Le ton infantilisant que le médecin utilise pour réexpliquer l'intérêt du traitement à son patient, alors qu'il a parfaitement connaissance de sa maladie, me laisse sceptique.
  • Intéressant... poursuit l'enseignant.

Monsieur Petit effectue quelques pas dans la salle, silencieux, comme pour prendre le temps de réfléchir à mes propos. Mais il revient rapidement à la charge :

  • En tant que patiente, vous sentiriez-vous offensée par l'attitude de ce médecin ?
  • Oui.

Ma réponse est instantanée. Mais elle se fait surtout brève, et sans écart.

  • Je n'ai pas besoin qu'on me réexplique l'intérêt d'un médicament que je prends au quotidien depuis des années.
  • Bien. Je vous remercie pour votre opinion !

Autour de moi, des messes basses dont le contenu m'échappe se font entendre, m'indiquant que je viens de susciter les réactions de nombreux étudiants. Et cette idée ne me déplaît pas.

  • Doucement ! intervient Monsieur Petit. Si vous avez des choses à dire, prenez donc pour modèle votre camarade, qui a pris soin de lever la main avant de s'exprimer !

Un rictus se dessine au coin de ma lèvre.

Même s'ils peuvent paraître dérisoires, les compliments que m'offrent Monsieur Petit me vont droit au cœur. Parce qu'il ne se contente pas de me réduire à mon apparence. Il ne me traite pas différemment des autres étudiants.

Finalement, l'espoir d'un changement n'est pas à délaisser.

Pourtant, à ma grande déception, lorsque Monsieur Petit invite mes camarades à débattre, personne ne se compromet. Je ne sais pas s'ils ont peur de s'exposer au jugement d'autrui, ou s'ils sont simplement d'accord avec mon opinion.

À moins qu'ils estiment que je ne suis pas suffisamment intéressante pour prendre le temps de gaspiller leur énergie.

Non. Je ne veux pas penser à cette éventualité. Je préfère encore rester dans le déni plutôt qu'admettre que cette perspective existe, aussi douloureuse soit-elle.

Je prends une profonde inspiration pour me calmer, lorsque le son d'un feutre cognant brutalement le cuir chevelu d'un étudiant me tire de mes pensées.

Toute la classe se retourne spontanément vers la cible de ce lancer de Monsieur Petit, visiblement irrité par l'attitude de cet étudiant qui s'est arraché en sursaut de sa confortable sieste, sur une table au fond de la salle.

Il se redresse instantanément sur sa chaise, un air insouciant plaqué au visage, tout en tentant d'émerger au plus vite de son sommeil. Et avec ses cheveux de jais, sa peau diaphane et ses yeux noirs comme l'encre, il ne me faut pas plus d'une seconde pour réaliser que je le reconnais. Parce que c'est le garçon qui me zieutait hier. Et que Monsieur Petit a bien l'air décidé à en découdre avec lui.

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