Chapitre 42
Autrefois, une toute petite heure n'aurait pas suffi pour se préparer, mais aujourd'hui, une douche et hop, la voilà à nouveau dans ce treillis infame. Les trous, le sang aussi qu'Yvanka, la blanchisseuse, n'était pas parvenue à récupérer, tout dans ce morceau de tissu lui rappelait la guerre. Quelqu'un frappa. Enroulée dans sa serviette, elle ouvrit la porte devant Justine. Face à elle, la jeune femme lui proposait de poser les armes le temps d'une soirée normale, seulement, Olympe ne savait pas si elle en était capable.
— La robe est fendue, j'ai glissé un rasoir dans le sac, au cas où...
En simple réponse, la guerrière planta son pied contre le montant de porte et offrit sa jambe en contemplation laissant ainsi entrevoir la pilosité chaleureuse ayant ironiquement permis à Olympe de ne pas mourir de froid dans les rues lors du siège. Toutes deux éclatèrent de rire.
Avait-il été interpellé par le bruit ? Le lieutenant ouvrit sa porte et tomba nez à nez sur le tableau. Olympe, presque nue, exhibant ses jambes à une jeune femme hilare. En écho à son salut poli, elle n'obtint qu'un raclement de gorge, puis il s'enferma à nouveau dans la pièce.
Après quelques minutes d'un ravalement de façade historique, son reflet la ravit. Très amaigrie, blessée, le nécessaire de toilettes révéla néanmoins une Olympe que la jeune femme imaginait ne jamais revoir. Belle et féminine. Qu'importe si la robe ne cachait pas les plaies, une combattante devait être fière de ces blessures de combats.
Dans la salle commune, tout le monde s'affairait, une bière à la main. À la vue d'Olympe, Antoine faillit s'étouffer avec une gorgée de liquide ambré, tous se mirent à applaudir, Sébastien cria et Sven siffla. Terriblement mal à l'aise, cette transformation était-elle une bonne idée ? Marceau cerna ses interrogations et lui embrassa le haut de l'épaule après l'avoir complimentée puis, quelques minutes plus tard, l'arrivée des jeunes femmes aux toilettes pour certaines plus que sexy achevèrent d'apaiser son malaise. Justine, ravissante, la félicita pour sa mise en beauté et lui présenta quelques inconnues qui, après l'avoir saluée, s'évaporèrent à la vitesse de l'éclair. Qu'émanait-il dorénavant de son visage pour que des étrangers ne veuillent passer davantage de temps en sa compagnie ?
Les soldats avaient besoin d'évacuer stress et intensité des dernières semaines de combats et l'alcool ainsi que la musique amplifiée du lecteur d'Olympe permit enfin ce retour à une normalité devenue si rare ces derniers mois.
— Je sens que cette soirée va être mémorable, lança Loïc.
Les deux jeunes gens attendaient leur tour au bar. Le lieutenant assurait le service et servit une nouvelle coupe à la combattante qui découvrait les visages de ses coéquipiers détendus. Elle peinait à reconnaître les traits de Sébastien et de Marceau, d'ordinaire si sérieux mais la plus grande surprise fut, Loïc, tout à côté, la bouche plongée sur celle d'Hugo. Leurs lèvres, leurs mains, leurs pupilles, tout se délectait de l'autre et l'indiscrète quinte de toux d'Olympe calma bien malgré elle l'excitation de l'étreinte. Hugo s'inquiéta, que lui arrivait-il ?
— Vous... Depuis quand... Merde alors !
— Loïc est un excellent aide-soignant, dit-il en se retournant vers son partenaire pour l'enlacer à nouveau.
Difficile pour lui d'avouer son homosexualité dans le monde d'avant, comme il aimait l'appeler néanmoins ici, nouvelle vie, nouveaux objectifs et tous savaient son attirance pour les hommes. Hugo et lui discutaient souvent et partageaient leurs expériences, mais pourtant personne n'avait remarqué cette parade secrète. Qu'importe, son ami méritait sa part de bonheur et s'il le trouvait parmi les siens, alors tant mieux ! Chacun pouvait ainsi davantage comprendre, soutenir et réconforter.
À mesure que les heures passaient, les corps s'énivraient, se désinhibaient et signalaient à la guerre que ce soir, quoiqu'elle fasse, cette salope ne tiendrait pas le haut de l'affiche. Personne, pas même les gradés, ne trouvèrent à redire. Pour eux, chaque homme qui s'amusait était un soldat qui repartirait au front le cœur et le corps plus légers.
De son côté, fière et terriblement belle, Olympe dansait avec de nombreux soldats sans se formaliser du qu'en dira-t-on. Elle plaisait, elle vivait et elle exaltait des mains enivrantes et intimes de ses coéquipiers ou encore d'inconnus. Jamais seule. Ce soir, Louis était loin. Ce soir, Olympe était une célibataire souriante se régalant de l'impact de son corps sur celui de ses partenaires. Rien d'autre. Parfois quelques regards volés de son lieutenant la faisaient sourire. Jaloux ? Absolument pas. Bienveillants et protecteurs. La glace semblait rompue. Tant mieux... Ensemble, ils avaient partagé les pires horreurs et avec ces maigres indices propres à leur relation, elle en était persuadée, les choses s'apaiseraient. Peut-être devait-elle remercier la jeune femme qui se répandait sur son supérieur ?
Florian, accoudé au bar, tendu, rappela soudain à la jeune femme à quel point cette soirée n'était qu'une parenthèse. Sans réfléchir et parce que l'alcool dictait ses mouvements, elle s'approcha et entama la conversation avec le médecin. Que faisait-il ici ? L'homme se confia. Après le bombardement du CHU qui avait pris le parti de soigner des dissidents du MLF, il avait rallié les rangs de la résistance avec pour unique but, celui de prendre les armes mais la réalité fut tout autre. Le voilà médecin à l'arrière. Olympe voulait plutôt savoir ce qu'un homme aussi sérieux venait faire dans cette soirée, mais la conversation avait métamorphosé son interlocuteur, alors, à son tour, elle se confia.
— Moi, on va dire que j'ai plutôt été débauchée. J'avais montré de quoi j'étais capable au lieutenant Bela et de fil en aiguille... Me voilà ici devant toi en train de rendre le nombre de morts à mon actif aussi important que le nombre de bébés que j'ai pu aider à mettre au monde... Je n'en suis pas fière crois moi. Plus le temps passe, plus j'ai l'impression que je ne suis plus celle que j'ai été.
Difficile mais nécessaire. L'avouer pour avancer. L'avouer pour accepter que, oui, Olympe était devenue une tueuse et n'en éprouvait aucun remords.
— Bien sûr que tu ne l'es plus, tu as évolué, tu as mûri, tu t'es adaptée. Mais ça ne fait pas de toi quelqu'un de moins bon. Cette guerre a changé tout le monde.
Chaque mot prononcé s'appliqua sur sa culpabilité tel un baume cicatrisant. Oui elle s'adaptait. Non elle n'était pas mauvaise. Pas plus que ses coéquipiers. C'était cette guerre, qui lui imposait une telle mutation, il avait raison. Olympe le remercia chaleureusement bien qu'il ne réalisait pas à quel point ce simple échange avait conforté la combattante aigrie.
Le temps de la nostalgie et des habituelles questions sur un après et ses possibilités la submergea, quand Klingande raisonna dans la salle, Jubel fut alors scandé dans toute la pièce. Le lieutenant avait-il remarqué la noirceur à nouveau présente dans ses yeux ? Guillaume attrapa sa coupe et la posa sur le bar. Alors, le sourire timide que seule Olympe connaissait apparut. Les mains de chaque côté de sa taille, il l'entraîna sur la piste de danse. Ses paumes chauffaient le bas de son dos, leurs bassins se cognaient au rythme de la musique. Pouvait-elle écouter cette voix qui lui ordonnait d'enlacer son partenaire ? Folie ? Raison ? Qui parlait ? Foutu alcool ! La voilà perdue et l'attitude de son supérieur n'aidait pas. Alors, sans réfléchir, elle plaça ses bras en collier autour de sa nuque et dans une simple réponse, il approcha son visage. Comment avait-elle oublié ce qu'un homme pouvait lui faire ressentir ? Oui, ce soir la guerrière était loin. La femme se réveillait doucement et Guillaume, encore, toujours, l'aidait. Front contre front, dans son regard, aucun indice. Etait-elle seule avec ses fourmillements ? D'une main glissée dans la sienne, il l'invita à tourner, à virevolter, à onduler. Lui, maître d'orchestre de ses mouvements, l'invitait elle, pour la première fois depuis une éternité, à lâcher prise à l'image de l'agitation de sa robe. La cuisse ainsi dévoilée s'offrit à la pulpe des doigts de son partenaire. À quoi jouait-il ? N'avait-il pas compris que réveiller le désir de son corps meurtri était dangereux pour le sang-froid qu'elle tentait tant bien que mal de maîtriser ? Cette danse lui accordait deux options : soit il lui pardonnait à sa façon, soit il osait puisque leur collaboration serait ainsi terminée. Des doigts maintinrent alors sa nuque. Un feu oublié l'envahit. Un murmure. Enfin, un indice.
— J'ai eu une peur bleue en voyant ce que vous étiez en train de faire. Olympe...
Le souffle embrasa sa raison. Qu'il cesse...
— J'ai vraiment eu très peur.
Le lieutenant était loin, l'homme pardonnait. Soulagement, frissons, quelle guerre se jouait sur le champ de bataille ruiné de sa poitrine ? Sa paume brûlante toujours contre elle la figeait. Impossible de tout ruiner, cet homme, présent depuis le début l'avait vue évoluer, sans juger et sans rien tenter de contrôler, respectant même sa folie. Lorsque la musique se tut, l'alcool mêlée à sa frénésie lui dicta l'improbable : se pencher, près, très près et goûter les lèvres pulpeuses dessinées derrière cette barbe, ayant enfin prononcé autre chose qu'une de ces sempiternelles phrases acerbes de ces derniers jours. Ce soir, elle le découvrait et ce soir, elle le désirait mais une gifle brutale la remit à sa juste place. La prétendante déboula et attrapa le bras du gradé. Contact terminé. Rapprochement avorté. C'était peut-être mieux ainsi. Seule, elle s'évapora rapidement, retrouvant son champagne et surtout son ivresse qui s'amusait tant à la déstabiliser.
Après quelques minutes, elle salua les coéquipiers et alla se coucher, le corps se délectant encore de l'alcool qui coulait dans ses veines et de la douceur des instants passés. Devant sa chambre, appuyé contre sa porte, Guillaume, le corps pressé contre celui de sa partenaire, la bouche fondue sur la sienne et les mains parcourant ses formes exaltantes, raviva la douleur dans le creux de sa poitrine. Plus à cet instant qu'il ne lui avait jamais manqué depuis un an, Louis fracassa sa poitrine minée. Le soutien, Olympe le trouvait auprès de ses coéquipiers, le réconfort aussi néanmoins ça, l'étreinte charnelle, la communion des corps, il ne pourrait plus jamais les lui offrir. Elle s'était faite belle et rendue désirable. Son corps s'était réveillé sous l'impact de son lieutenant, certes, mais des autres partenaires, aussi et pourtant ce soir, elle se coucherait aux côtés de la solitude écrasante qui régirait peut-être à jamais sa vie.
Sortie de ses pensées par le raclement de gorge caractéristique d'un individu embarrassé, Olympe s'excusa bêtement au moment où Guillaume repoussa sa conquête alcoolisée pour la laisser rejoindre sa chambre. Elle eut la sensation qu'il s'apprêtait-il à dire quelque chose mais qu'importe, elle voulait s'isoler. Le réveil de son corps était pénible désormais. La combattante lui souhaita une bonne nuit et s'enferma, à son tour, dans la pénombre de son antre.
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