Chapitre 57
Deux heures plus tard, Guillaume rejoignit Olympe dans la cuisine. Appuyé sur le montant de porte, il l'interrogea,
— Calmée ?
— T'es pas sérieux là j'espère ?!
Sans prêter attention à son état, il débriefa. Tout était en place. Gaëlle quitterait demain le bunker pour se rendre au QG du MLF. Là, elle donnerait toutes les informations qu'elle avait sur leur planque depuis deux mois, en offrant simplement une mauvaise adresse. Ils seraient suspicieux. Sa capacité de manipulation entrerait en jeu une dernière fois, mise à contribution au service de ceux qu'elle avait trahis. À elle de les convaincre quel qu'en soit le prix. Toute une vérité enveloppée dans un simple mensonge. Ensuite ? Trouver une radio et contacter la RF. La fréquence d'urgence de la résistance était immuable. Objectif ? Obtenir un point d'extraction proche du bunker. Tout reposait sur une maigre chance que la RF soit toujours en guerre contre le MLF. Si tel était le cas, il faudrait qu'ils aient encore les moyens matériels nécessaires pour poursuivre leur lutte contre l'ennemi et les convaincre de se jeter dans la gueule du loup pour sauver quinze de leurs combattants. Dernière mission : revenir informer le groupe sans être suivie. Il la garderait surveillée, à elle de déjouer la milice.
Pouvaient-ils vraiment lui faire confiance ? Ses larmes n'étaient-elles pas un leurre, encore ? Guillaume n'y croyait pas. Véritablement contrariée, son corps somatisait son mal-être. Des pelades clairsemaient son crâne, des dents se déchaussaient, Gaëlle était physiquement rongée par la culpabilité de sa trahison.
— Elle pourrait bien être totalement chauve et sans dents que je continuerais de m'en foutre, Guillaume. Margaux, Coralie et Jeanne sont mortes, Adrien, la moitié de l'unité BABYLON... Merde comment tu peux lui pardonner aussi facilement ? Et surtout, comment tu peux être certain qu'elle y arrivera ?
— Elle l'a fait pour protéger sa sœur, Olympe. Tu as bien tué de sang froid pour venger Louis, ça ne fait pas de toi une...
— Putain comment oses-tu me balancer ça ? Va te faire foutre Guillaume. J'ai tué, j'assume, mais cette ordure le méritait. Elle est responsable de la mort d'innocents là !
Ces mots, cette attaque personnelle gratuite et blessante giffla sa folie qui se réveilla en sursaut pour l'interrompre. Pourquoi la mépriser de la sorte ? Elle serrait le poing, prête à bondir sur son supérieur mais se ravisa. Si les choses dégénéraient à l'intérieur de ce bunker, comment pourraient-ils alors maintenir l'unité entre les combattants rescapés une fois que la nouvelle serait officielle ? La raison aurait-elle finalement pris le dessus sur la frénésie qui l'habitait depuis tant de temps ? Pas tout à fait. Elle frappa violemment sur la table de cuisine où les stigmates de la torture physique à laquelle elle avait survécu, quelques semaines auparavant, y étaient marquées à vie. Griffée et tordue sur les bords, à l'image de ce qu'elle ressentait à l'intérieur. La vie l'avait agressée. Encore et encore. Mort, douleur, frénésie, tuerie, sang, peur, et maintenant trahison... La vie l'avait tordue mais la voilà toujours debout. Grâce à lui, grâce à elles et à eux... Comme pour la sortir de sa contemplation morbide, Guillaume reprit.
— Calme toi merde. Elle a besoin de toi. De sa lieutenant ! Si elle meurt durant cette mission, tu regretteras un jour de ne pas être allée lui parler.
Elle avait vociféré ? Le voilà qui mordait ! Combat lancé. Un adversaire, enfin, la folie souriait. Hors de question qu'elle s'abaisse à lui parler. Que regretterait-elle de cette guerre civile ? Les meurtres ? Les blessures ? Non, avoir choisi cette femme dans son unité. Avoir choisi un traître. Guillaume s'approcha. Son regard s'anima d'une violence rare lorsqu'il ordonna :
— Va lui parler.
Que comptait-il faire ? La malmener ? Pour le ramener à la dernière chose qu'il lui avait faite avant qu'elle se prenne deux balles dans le corps et qu'il fut tant submergé par la peur de l'avoir perdue qu'il ne daignait plus lui parler ? Il n'oserait rien. Voilà pourquoi il la secouait par ses mots. Mais elle avait le pouvoir. Tous deux savaient de quoi elle était capable. Elle le poussa violemment de l'épaule pour rejoindre sa chambre. Le mâle vexé par la lionne indépendante qui piétinait son autorité gronda. Sa voix brutale et sèche hurla alors dans tout le couloir :
— Elle part à 6 heures ! Warenghem va lui parler nom de dieu, c'est ton capitaine qui parle.
Gaëlle eut le courage de réunir tout le monde dans l'après-midi pour leur dire la vérité. Dans un coin, les bras croisés, Olympe guettait la réaction de tous. Elle bouillonnait et n'attendait que ses coéquipiers pour se jeter sur cette brebis désarmée et n'en faire qu'une bouchée. Il n'en fut rien. Sébastien ? Le GI Joe, la loyauté à toute épreuve lui-même compatissait. Si sa femme avait été en vie et séquestrée, il aurait fait la même chose, précisa-t-il. Marceau mentionna immédiatement Achille, quelque part, peut-être toujours en vie, subissant le même sort... Solange, autrefois victime de la barbarie du MLF à l'encontre des femmes comprenait peut-être mieux que quiconque. Et Hugo ? La grande gueule râleuse demeura silencieux mais posa une main pleine de sens sur celle de Gaëlle. Leur compréhension heurta l'animal enragé qui trépignait. Voilà Olympe K.O. Les bras ballants, sidérée et humiliée d'être seule à lui en vouloir autant, elle s'enferma dans sa chambre et rumina.
Pourquoi sa colère était-elle aussi vive ? Qu'est-ce qui ne tournait pas rond chez elle ? L'humiliation de s'être trompée, de s'être faite bernée par un membre de sa propre meute était-elle plus forte que la réalité ? Sa guerrière acculée, attaquée de toute part, se battant pour la vie d'innocentes, pour la survie de sa soeur. Elle affrontait sa culpabilité, enfin. Comment pouvait-elle ne pas comprendre ? Cette culpabilité, vieille amie de la lieutenant, qu'elle tentait désespérement d'enfouir sous une énorme couche de rage. Louis mort sur le parking par sa faute. Sa famille déportée par sa faute. Ses guerrières mortes par sa faute. Gaëlle faisait ce qu'Olympe n'avait pas le courage de faire : assumer sa responsabilité. Alors, elle réfléchit. Qu'est-ce qui l'aidait à faire face à toute cette pression ? La guerre, les décisions, les combats, la vie de ses coéquipières ? Comment faisait-elle pour ne pas vriller et perdre l'esprit ? Le soutien des siens, de tous les siens la portait. Cette adrénaline, elle en était écoeurée. Lasse de cette vie, à bout de forces, dans ce semblant de vie normale que leur offrait ce bunker, elle contenait de moins en moins les pensées dirigées vers ses grands parents. Ils devenaient presqu'un manque viscéral, irrépressible, qui écrasait le possible syndrome de sevrage à l'adrénaline, aux endorphines de la guerre. Unique possibilité de les revoir ? Que Gaëlle réussisse sa mission. Pour cela elle devait être en confiance. Guillaume avait raison, il fallait qu'elle lui parle.
Les lumières s'étaient éteintes lorsqu'elle se rendit dans la chambre de la jeune femme.
— Je peux te parler ?
Gaëlle acquiesça le regard honteux. Parfait.
— Comment as-tu pu oser me faire ça ?
— Je n'ai pas eu le choix, si tu savais comme je me suis sentie mal, mais s'ils apprenaient que je t'avais mise dans la confidence, c'en était fini pour ma sœur, ma radio comportait un micro elle aussi. Tu les as fait coudre sur nos tenues pour continuellement les avoir sur soi. Qu'est-ce que j'aurais dû faire ? J'espère que tu me pardonneras un jour. Tu m'as appris la force, la puissance, l'amitié, le courage. Et ce que je m'apprête à faire, c'est aussi grâce à toi. Je ne te remercierai jamais assez. Vous m'avez apporté du bonheur là où ma vie n'en contenait plus. Ma sœur hante mes pensées, les photos que je recevais ont été une véritable torture mentale que je ne pouvais partager avec personne. C'était ma punition pour la trahison.
Arrête de faire ton hypocrite, regarde là un peu ! Elle est dévastée ! Ses cheveux... comment as-tu pu passer à côté de ça ? Ma vieille, tu n'aurais pas dû me laisser de côté. Toute cette merde de vie normale t'as ramolli le cerveau.
Se radoucir pour la mettre en confiance. Elle l'encouragea. L'avait-elle convaincue ? Gaëlle se rua dans ses bras et l'enlaça, murmurant encore et encore ses excuses. Apparemment oui. Tant mieux.
— Concentre-toi, ne pense à rien d'autre qu'à ta soeur. Pas à nous, pas à ta culpabilité. Tu fais ça pour toi, pour elle et pour personne d'autre c'est compris ?
Elle acquiesça et la remercia vivement. Justine l'accompagna dans la cuisine la félicitant d'avoir eu les mots justes. Comment lui confier que si elle échouait à sa mission, elle lui trancherait la gorge elle-même ? Olympe voulait rentrer chez elle. Cette guerre avait limé toute son empathie et la femme qu'elle était devenue, hermétique à la souffrance des autres, la dégoûtait. Yvanka et Lola se trouvaient dans la pièce et stoppèrent leur discussion à la vue des deux jeunes femmes qui y pénétraient.
— De quoi parliez-vous ? interrogea la lieutenant avec brutalité.
Inquiètes elles aussi, elles doutaient des compétences de Gaëlle qui, au sein de l'unité W, était chargée des victimes sans réellement prendre part aux combats.
— Elle a réussi à duper tout le monde pendant des mois, elle a réussi à accéder à ma radio à mon insu. Je pense qu'on peut dire qu'elle a montré de quoi elle était capable. Elle a été suffisamment forte pour garder tout ça pour elle, sans nous donner le moindre soupçon.
Devant leur scepticisme, Justine prit le relais.
— On lui demande pas de dégommer le MLF de Lens à elle seule, on lui demande de réussir à duper des miliciens pour accéder à un moyen de communication. Je pense qu'elle y arrivera.
— Tu penses, voilà. Tu es comme nous. Tu n'as aucune certitude, lança Yvanka.
Le doute fragilisait son groupe aux abois. La douceur et la fragilité de sa combattante laissait place à une colère qui ne lui ressemblait pas. La lieutenant se ressasit pour remobiliser ses troupes. Si personne ne croyait en elle, comment pouvait-elle avoir confiance ? L'unité envers et contre tout. Elle leur ordonna d'y croire. Olympe se souvint du commencement, les hommes de la CHARLY qui ne la prenait pas au sérieux, la harcelaient, la déstabilisaient. Un seul y avait cru dès le début, son lieutenant.
— Regardez où j'en suis aujourd'hui ? Si vous m'aviez vu il y a de ça un an, jamais vous n'auriez voulu combattre à mes côtés. Mon lieutenant y a cru, et je pense qu'il a eu raison. Croyez en Gaëlle, elle est notre unique espoir de nous en sortir vivants.
En se retournant vers le couloir, son regard se déposa sur l'intéressée, appuyée sur le montant de porte, les yeux noyés de larmes. Sans s'arrêter, Olympe serra sa main et s'éloigna silencieusement. Oui, cette femme était son unique espoir de survie. Dans le couloir, portée par ses pensées, ses souvenirs, ses craintes et ses angoisses, elle se stoppa devant la porte entrouverte de Guillaume et franchit le seuil sans y être invitée. Le regard bienveillant qu'il déposa sur sa mine renfrognée, signala la fin de la tempête. Il ne lui en voulait pas, elle non plus.
— Entre vas-y, c'est pas comme si je n'avais pas répondu, heureusement que je ne suis pas nu. s'amusa-t-il.
L'humour ne trouva pas sa place dans sa poitrine déjà remplie par tant de lourdeur. Elle venait de mentir à ses combattantes à propos de sa propre incertitude. Le seul qui pouvait la rassurer, c'était son capitaine.
— Est-ce que tu penses que ça peut marcher, Guillaume ?
Il acquiesça. Il avait une confiance absolue en Gaëlle. Cette certitude fit vaciller Olympe. Comment pouvait-elle douter de son propre soldat ? Comment réussissait-il à croire en elle tandis qu'elle peinait à contrôler sa frénésie qui lui dictait de l'abattre sur le champ ? Comment faisait-il pour rester humain après toutes ces horreurs ? Elle fondit en larmes. Pour la première fois depuis des mois, le volcan déversa des torrents de lave brûlante sur son visage. Les craintes, les doutes, la terreur, sa famille... Tout l'inonda. Sa vie ne reposait plus sur ses propres actions. Son destin était désormais entre les mains de quelqu'un d'autre. La chance allait-elle l'accompagner ? Louis veillait sur elle. Mais veillerait-il sur quelqu'un qu'il ne connaissait pas et qui avait trahi ?
— Elle se jette dans la gueule du loup pour nous. Ça ne te rappelle personne ? Tu comprends désormais ce que j'ai ressenti quand je t'ai vu traverser cette place en courant nue et désarmée. Tu es terrorisée. Pour ta vie, certes, mais pour la sienne aussi, ne me dis pas le contraire. Vous avez traversé l'horreur ensemble, peu importe ce qu'elle a fait et la colère que tu ressens, elle fait partie de ta meute et inconsciemment tu le sais. C'est d'ailleurs pour ça que tu as tant de hargne. Si tu ne tenais pas autant à elle, tu ne serais pas dans cet état là. Sois fière. Ton influence a fait d'elle une combattante.
Olympe n'en était pas encore là, mais les paroles sincères et douces de son capitaine réchauffèrent son coeur. Cet homme savait définitivement toujours la rassurer et l'apaiser.
— Tu veux dormir ici ?
— Non, j'ai besoin de réfléchir. Merci.
Elle le salua et s'empressa de rejoindre sa chambre.
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