"Bigger than life"
Sourire forcé, poignée de main. Mon quotidien. Je manie les clichés, l’enrobage et les écrans de fumée. Je travaille dans la com’. C’est marrant, car quand je dis ça, les gens ont souvent un petit sourire en coin. La com’ est considérée comme un gadget de propagande des dirigeants, des « puissants » ou d’une élite. C’est un peu vrai, mais notre rôle, nous les communicants, c’est aussi de donner à voir, d’agir sur le collectif, de faire rêver et accessoirement d’informer. On est des escrocs pour dire autrement.
Chemise à fleurs, lunettes de soleil et cigarette électronique, je ressemble à un mélange improbable du chanteur Antoine et de Philippe Manœuvre. Avec de telles références, on comprend bien que je n’ai plus 20 ans... Lorsque j’ai créé mon agence, j’ai voulu l’appeler « Bla bla bla » par pure provocation, comme une private joke dans le métier, et j’ai finalement opté pour « Bigger than life », en toute simplicité. Des promesses, de l’émotion et une touche anglophone pour le volet international (autrement dit, pour mes clients potentiels hors agglomération).
Après de lourdes restructurations au sein de mon équipe (comprendre : le départ de mon unique associé à la suite d’une prise de tête mémorable), je suis désormais seul aux commandes du navire, cherchant la lumière des phares pour éviter le naufrage, le contrat à décrocher comme un dernier gilet de sauvetage.
Pour me détendre, car il le faut dans ce métier, je pratique le yoga. Pour mon bien-être, je mange essentiellement des légumes. Pour mes déplacements, j’opte pour le vélo. Vous l’aurez compris, je suis au bord de la rupture.
Lors de mes rendez-vous professionnels, je précise d’emblée que je ne suis pas là pour travestir la réalité et que mon éthique m’oblige à privilégier la transparence, l’authenticité et quelques valeurs fondamentales comme le vivre-ensemble. Généralement, on me remercie et on me promet de me rappeler rapidement. Je vérifie souvent sur mon téléphone si le mode avion est activé par erreur. Mais non.
Slogans, affiches, sites web, réseaux sociaux, je suis sur tous les fronts depuis des années, jonglant avec la com’ à l’ancienne et la com’ digitale, avec plus au moins de talent. Je dois dire que je suis plutôt de la veille école. Si je devais donner un repère temporel, je dirais que j’appartiens à la génération Modem 56 k. Un son mythique, une époque où le défilement des images nous imposait une règle de base : la patience.
Ma spécialité dans cet univers impitoyable ? Faire croire à mon futur client qu’il est unique. Et quand j’ai le job, je suis une véritable machine. Je peux mettre « du fond et du sens » dans n’importe quel sujet, mettre un beau « paquet cadeau » par-dessus, et la com’ est lancée.
L’autre jour justement, j’ai été contacté par une entreprise locale. Son représentant m’a expliqué que la boîte voulait élaborer une campagne de communication majeure, à prix réduit. Grâce au bouche-à-oreille, ils ont trouvé mon nom. Comme seule explication, il m’a précisé au téléphone : « Vous avez une très bonne réputation low cost. »
Arrivé sur place, j’ai découvert un bâtiment d’un autre temps, planté dans une petite zone industrielle. Une fois à l’intérieur, on m’a dit de me rendre à la salle de réunion au 2e étage. Après les escaliers, je me suis retrouvé dans un couloir plutôt sombre. J’ai vu une porte, je l’ai ouverte. N’ayant pas le temps de réaliser qu’il s’agissait de la porte coupe-feu donnant sur le toit, celle-ci s’est refermée derrière moi.
Me voilà donc sur une terrasse plein sud, avec une dalle 100 % béton et aucune issue de secours. Il est 14 h en cette fin du mois de juin où la canicule s’est installée depuis quelques jours. L’espace ici est totalement minéral. Il faudra que je leur dise que la végétalisation est actuellement une priorité pour le bien de tous. Mais chaque chose en son temps. Je réfléchis à nouveau à la situation. Je dois privilégier l’action.
Pendant que j’effectue le tour du toit-terrasse en trottinant, je ne me rends pas compte que les personnes avec qui j’ai rendez-vous m’observent, assez perplexes, de la salle de réunion. Ils ouvrent une des fenêtres donnant sur cet agréable espace privatif et tentent de me faire signe. C’est alors que je décide d’enlever ma chemise hawaïenne pour calmer un coup de chaleur et une transpiration anormalement excessive. Pour combattre une soudaine montée de stress, je décide finalement de m’asseoir en tailleur afin de réaliser un exercice rapide de respiration.
« Que la force soit avec vous, maître Yoda ! » Rires embarrassés. Je sursaute à cette blague et me retourne. La situation est bel et bien en train de m’échapper. J’essaye tout de même de faire bonne figure : « Ah… Bonjour. Ne vous inquiétez pas, je faisais un petit temps calme avant de vous rejoindre. J’ai quelques bonnes idées à vous proposer pour la campagne », dis-je en me relevant, torse nu. « Je peux entrer par la fenêtre ? »
Après un silence assez gênant, ils me répondent : « Écoutez, nous allons reporter notre rencontre, c’est mieux pour tout le monde. Nous allons vous rappeler. »
Une sensation de déjà-vu. Le côté obscur de la com’ redouter tu dois.
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