Chapitre 1
An 245 après Lancement
Le miroir me renvoie mon reflet : une silhouette aux cheveux flamboyants, disciplinés en une queue de cheval sage, et des yeux cerclés d'un trait noir qui semble capturer l'éclat argenté du vide. Je passe mes doigts sur mes joues maquillées, un effort inhabituel. Ridicule. Qui me remarquera ? Dans cette station où les visages se croisent et se confondent, je ne suis qu'une ombre parmi tant d'autres. Une jolie ombre, peut-être, mais interchangeable, comme les millions d'autres âmes qui gravitent ici. Et pourtant, la propagande martèle le contraire : Chaque femme est une mère en puissance. Chaque mère est un pilier de la station. Offrez votre ventre pour le futur.
La porte métallique siffle en s'ouvrant derrière moi, déversant une famille de cinq. Une rareté, comme une constellation improbable dans l'immensité noire. Ils me fixent, impatients. Le père toussote, un rappel silencieux que mon temps est écoulé. Je consulte mon HT sur le bord du lavabo. Merde. Je suis effectivement en retard.
Je range mes affaires à la hâte, bredouille des excuses et m'efface. Ici, même l'intimité se mesure au chronomètre : trente minutes d'eau recyclée par jour et par personne. Une générosité inouïe, selon les spots qui défilent sur nos écrans. Une nécessité froide, pour nous, pauvres habitants de la zone deux.
J'ai tout de même hâte d'être le lendemain afin de me prélasser à nouveau dans ces grandes douches. C'est le seul endroit où je me sens réellement seule, en réalité. Dans la station, on ne peut pas faire dix mètres sans tomber sur quelqu'un. Tous les coins les plus tranquilles sont pris d'assaut et par conséquent, jamais vraiment tranquilles.
Heureusement que mes parents sont des reclus un peu agoraphobes qui ne quittent jamais l'appartement - ou en de très rares occasions, comme lorsque l'odeur devient insupportable pour mes narines et que je les pousse à la douche, ou alors, lorsqu'ils font flamber quelque chose...
Je glisse dans le couloir, mes pas résonnant contre les parois métalliques. Les murs sont ornés de fresques lumineuses projetant un avenir idyllique : une terre promise où des enfants souriants gambadent dans des champs verts sous un ciel pur. Soyez les architectes de demain, faites votre part ! martèlent les slogans. Mon ventre se serre. Architecte, oui, mais surtout incubateur, si l'on en croit les brochures. Mon rôle est écrit dans mes gènes. Procréez pour la prospérité. Préservez l'humanité. Parfois, je me demande si c'est vraiment ça, l'humanité : une chaîne ininterrompue d'obligations biologiques déguisées en devoir sacré.
Les Protecteurs passent dans leur uniforme noir, leurs fusils brillants comme des crocs prêts à mordre. Je détourne les yeux, m'effaçant pour ne pas attirer l'attention. Pourquoi cet arsenal ici ? Qui pourrait menacer cette cage d'acier flottant dans le vide intersidéral ? Nous sommes nos propres ennemis. Pourtant, leurs armes me terrifient plus que le silence glacial de Capella C, visible depuis certains hublots.
J'arrive au sas d'accès et enclenche mes magboots dans un claquement sec. L'apesanteur m'enlace doucement alors que je progresse dans le tube menant à l'ascenseur principal. Ici, hors de la gravité artificielle, je me sens presque libre, mon corps flottant comme une étoile filante égarée. Je m'arrête un instant pour contempler la station : un cylindre titanesque, tournoyant avec une régularité hypnotique. À l'extrémité, les réacteurs crachent leur chaleur pour nourrir les serres et les bêtes, dernier vestige de la Terre.
L'ascenseur m'avale. Autour de moi, des fragments de conversations se mêlent au ronronnement mécanique. Depuis l'intérieur, la station apparaît comme un gigantesque cylindre en rotation lente. Ses parois luisent sous l'éclat des lumières artificielles, qui semblent danser au rythme du mouvement. À l'extrémité, les immenses réacteurs, autrefois moteurs de notre voyage interstellaire, ronronnent doucement, convertissant désormais leur puissance en énergie vitale. Par-delà ces machines, à travers de larges vitres renforcées, se dévoile le vide de l'espace. Noir. Infini. Et terrifiant. Ses étoiles scintillent, mais leur beauté ne fait qu'accentuer la menace qui plane. Je ressens une boule dans ma poitrine. Chaque regard jeté là-bas me rappelle que notre fragile refuge pourrait être anéanti à la moindre défaillance.
Mon esprit s'égare. Une dépressurisation et c'en est fini de nous. L'humanité, ou du moins ce qu'il en reste à bord de Yuranese, disparaîtrait à jamais. Les Sole, eux, survivraient. Ces semblables, mais ennemis, continueraient leur chemin sans nous. Cette pensée m'étouffe. Il faut que je me ressaisisse. Je détourne les yeux, cherchant un autre point d'ancrage.
Je contemple alors la plaque ronde qui était autrefois le pont de pilotage de la station, vestige de son passé de vaisseau. Au-delà, la surface rougeoyante de Capella C occupe mon champ de vision. Elle semble glaciale, presque hostile, avec ses nuances écarlates qui tranchent sur le noir de l'espace. Une planète tellurique, froide et austère, où nous ne pouvons vivre. Sa gravité est similaire à celle de la Terre, mais ses températures nous en tiennent éloignés. Pourtant, ce n'est pas seulement à cause de son climat que nous restons confinés ici. En bas, il y a la guerre.
— 2T4.
La voix synthétique de la capsule me ramène à la réalité, me tirant de mes pensées sombres. Je sursaute légèrement, m'écarte pour laisser passer quelques Yuranese qui descendent de l'ascenseur, puis j'entre. La porte se referme et la capsule s'élève. Les étages défilent, marqués par de simples numéros : 2S4, 2R4, 2Q4. Tout en écoutant distraitement les discussions autour de moi, je sens mes nerfs se tendre.
Deux femmes, debout près de moi, s'échangent des anecdotes sur leurs enfants. La plus âgée rayonne de fierté en évoquant le mariage de sa fille, que le régent Christopher Sulvan célébrera lui-même parque le futur mari est un Protecteur qui vient de monter en grade. J'étouffe un soupir en levant les yeux au plafond. Leur enthousiasme m'agace presque autant qu'il m'envie. Moi aussi, je rêve d'un avenir radieux, mais le mien me semble bien lointain.
Un peu plus loin, un couple murmure, mais la tension est palpable. La femme a les traits crispés, sa voix tremble alors qu'elle exprime son inquiétude pour leur fille, Cavalière, blessée lors d'une bataille. Le mari, furieux, grince des dents, réprimant un cri de colère. Elle n'aurait jamais dû se retrouver au front, dit-il. Elle est infirmière, pas combattante. Mais les ordres du capitaine en ont décidé autrement.
— Ces Sole, je te jure, gronde-t-il. On aurait dû tous les exterminer, comme ils l'ont fait avec ceux de Mary.
Je baisse les yeux, nouant mes doigts dans mes longs cheveux. Ces mots me hantent. Les Sole, nos ennemis de toujours. Nos semblables, mais divisés par des siècles de rancune. Trois stations ont quitté la Terre : Sole, Yuranese, et Mary. Trois arches spatiales, fruits de la coopération mondiale et de l'épuisement des ressources terrestres. Trois espoirs d'une humanité renaissante. Mais seuls deux d'entre elles ont atteint Capella C, et plutôt que de s'unir, elles se sont affrontées. La survie s'est muée en guerre.
— 2A4.
C'est mon étage. Je sors de la capsule en même temps que quelques passagers, laissant l'ascenseur poursuivre sa montée vers les zones interdites au public. En traversant l'anneau de mon secteur, je déconnecte mes magboots et marche d'un pas lourd vers chez moi. Mon appartement, minuscule mais fonctionnel, abrite mes parents depuis deux jours.
Des ermites. Voilà ce qu'ils sont. Des génies asociaux, bricoleurs de talent, mais trop peu conventionnels pour être intégrés au département de développement d'armement. Malgré tout, leurs inventions farfelues servent les soldats de la zone 1. Grâce à eux, nous avons le privilège de résider en zone 2. Pourtant, leur présence constante m'épuise. Quand je ne suis pas en cours, je m'occupe d'eux. Comment faisaient-ils avant ma naissance ? Mystère.
Je soupire, balayant ces pensées en entrant dans mon cocon. La station tourne toujours, imperturbable, mais mon esprit, lui, reste prisonnier de ce vide oppressant. Tout irait si bien... s'il n'y avait pas les Sole.
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