Chapitre 2
An 245 après Lancement
J'arrive devant la porte de notre appartement, avec ce bon vieux nom "Hale" gravé dessus, comme une plaque funéraire. Parfaitement à propos. Je soupire, déjà fatiguée par l'idée de ce qui m'attend derrière. Une rapide consultation de mon HT me confirme ce que je redoute : à cette heure-ci, mes parents dorment. Ou plutôt, ils sont dans une imitation douteuse de sommeil qu'on pourrait confondre avec une hibernation ratée.
J'ouvre la porte, et une odeur m'agresse immédiatement. Rien d'identifiable, mais clairement vivant. Ou ça l'a été. Dans le salon plongé dans l'obscurité, je devine les silhouettes de mes parents : Marcus Hale a les jambes en l'air, posées sur l'accoudoir, tandis que sa tête repose sur le ventre de ma mère, Izbelle, qui trône dans sa gloire ronflante. Ses pieds nus sont plantés sur la table basse en verre, entourés d'une collection douteuse de tasses et d'assiettes.
Une scène charmante, parfaite pour illustrer un manuel sur les erreurs de l'humanité.
Je traverse la pièce en retenant ma respiration et m'engouffre dans la cuisine éclairée par un néon tremblotant au-dessus de l'évier. Les montagnes de vaisselle et l'odeur âcre qui s'en dégage m'accueillent chaleureusement. Merci, Marcus. Merci, Izbelle. Je ne suis pourtant partie qu'une nuit, chez Mary, ma meilleure amie et voisine du 2B10. Mais apparemment, ici, une nuit sans moi, c'est le chaos.
Dans ma chambre - mon sanctuaire, comme j'aime l'appeler - je dépose mes affaires, inspirant profondément pour me débarrasser de l'odeur de la cuisine. Mary, toujours Mary. Elle n'a pas changé depuis notre enfance : sarcastique, imprévisible, et, franchement, un poil excessive. Elle est la seule à porter fièrement le nom de la station disparue. Mary Moriyah. Rien que ça. Sa mère avait un faible pour les tragédies cosmiques et a jugé que nommer sa fille comme une station détruite apporterait un certain charme. Et peut-être un soupçon de malédiction.
Je ressors du sanctuaire, attrape deux plaids que je jette sur mes parents dans un rare élan de bonté. Mon père bouge légèrement, mais ne se réveille pas. Je referme doucement la porte derrière moi, prête à reprendre ma routine de fuite.
— Oh, Lara ! Tu files en douce ? lance une voix derrière moi.
Mon cœur rate un battement. C'est Mary, évidemment. Toujours prête à jouer les ombres dans le couloir. Je me plaque une main sur la poitrine et la fusille du regard.
— Non, mais tu abuses vraiment à être comme ça sur tes gardes... râle-t-elle.
Je lui lance un regard irrité, mais elle n'en a rien à faire. Elle bombe le torse, une lueur provocatrice dans les yeux, comme si elle prenait un malin plaisir à me pousser dans mes retranchements.
— On ne sait jamais ce qui peut nous tomber dessus, je réplique, ma voix plus sèche que je ne le voulais.
— Ton mec, par exemple ? répond-elle avec ce ton qui me donne envie de disparaître sous terre.
Je la dépasse, serrant les dents pour ignorer sa remarque, mais Mary ne lâche jamais prise si facilement. Elle me rejoint en trottinant, ses pas rapides et légers comme une danse macabre.
— N'empêche qu'il va quand même falloir que tu te décoinces, tu sais, lance-t-elle en exagérant le ton.
Sa voix, volontairement forte, ricoche contre les murs, attirant les regards curieux des rares passants. Je sens mes joues s'enflammer, et je lui fais signe de se taire d'un geste brusque.
— Mary ! je souffle entre mes dents. Tu peux pas parler moins fort ? Tout l'anneau n'a pas besoin de savoir ce que je fais... ou ce que je ne fais pas, en l'occurrence !
Sa réaction est immédiate : un large sourire satisfait et une pichenette sur ma joue.
— Du calme, Lara, personne ne te force à quoi que ce soit. Mais honnêtement, à ton âge, ce n'est plus de la virginité, c'est carrément de la chasteté.
Ses mots me frappent comme une gifle, non pas parce qu'ils sont faux, mais parce qu'ils mettent en lumière cette partie de moi que je préfère cacher. Je serre les poings, cherchant une réplique cinglante.
— Ce n'est pas parce que toi, tu as écarté les cuisses à ta naissance que tout le monde est obligé de faire pareil !
Sa bouche s'ouvre, prête à riposter, mais elle se ravise, levant la main en un geste théâtral.
— Eh ! Je ne vais pas prétendre le contraire, mais c'est toi qui te prives. Pas moi !
Elle rit à nouveau, un son léger mais étrangement sinistre dans cet environnement glacial. Ses paroles, bien qu'enrobées d'humour, laissent un goût amer, comme si elles mettaient à nu toutes mes insécurités. Elle ne comprend pas – ou peut-être s'en fiche-t-elle – que chaque détail de sa vie si libérée ne fait qu'élever un mur supplémentaire entre moi et cette étape qu'elle juge essentielle.
Nous arrivons enfin au tube d'accès, le claquement distinctif de nos magboots brisant le silence. L'espace est étroit, les parois vibrent légèrement sous la pression mécanique, et l'air semble encore plus froid ici. Mais alors que je m'apprête à entrer dans la capsule descendante, Mary m'attrape brusquement par le bras. Sa poigne est ferme, presque brutale.
— Tututut, pas cours aujourd'hui ! On monte.
Je la fixe, incrédule.
— On monte ? je répète, ma voix trahissant mon incompréhension.
— Oui, la Cavalerie rentre bientôt.
Son ton est si léger, presque excité, qu'il contraste violemment avec ce qu'elle vient d'annoncer. Je fronce les sourcils.
— Et depuis quand le retour des soldats du front est plus important que nos cours ?
Elle me tire doucement, me guidant vers l'autre entrée, un sourire en coin.
— Depuis que ton cher et tendre blondinet nous attend là-haut. Il ne te l'a pas dit ?
Je sors mon HT, un geste automatique, mais la page des notifications reste vide. Pas de message d'Oliver. Je sens une pointe d'agacement mêlée à une nervosité sourde. Ce n'est pas un endroit pour nous. Pas pour des civils, et certainement pas pour moi.
La Cavalerie. Les suicidaires en armures, de retour pour une trêve bien méritée. L'ascenseur est rempli de familles, leurs visages tendus, pleins d'espoir et d'angoisse. Je reste collée à Mary, me sentant déplacée dans cette foule de prières silencieuses.
La capsule s'élève en silence, mais ce n'est pas le genre de calme apaisant. C'est un silence oppressant, alourdi par les visages fermés et les soupirs discrets autour de nous. L'air semble chargé d'un poids invisible, un mélange d'espoir désespéré et de résignation muette. Les quelques murmures qui traversent l'espace résonnent comme des échos dans une crypte. Je croise le regard d'une femme au coin de la cabine, ses yeux creusés et cernés, fixant un point invisible devant elle. C'est le visage d'une attente insoutenable, celui d'une prière pour un miracle.
La montée me semble interminable, comme si les secondes s'étiraient en heures. Une boule se forme dans mon estomac, un malaise diffus que je ne parviens pas à nommer. Peut-être est-ce à cause de ces familles autour de nous, serrées les unes contre les autres, comme pour se protéger d'une menace invisible. Ou peut-être à cause de ce que nous allons voir là-haut. Mary, à côté de moi, reste stoïque, mais je sens son regard perçant se poser sur moi de temps à autre, comme si elle cherchait à comprendre pourquoi je parais si tendue. Je détourne les yeux vers mon HT pour m'occuper l'esprit, mais même là, le vide des notifications amplifie mon malaise.
J'ai un peu de mal avec les différents corps d'armée de Yuranese, mais je connais le principal. Je sais qu'elle compte trois armes. Les Protecteurs sont chargés de la sécurité des civils sur la station. La Cavalerie se compose des soldats de premières lignes qui se battent contre les Sole, tandis que les Auxiliaires font la liaison entre Yuranese et le front, que ce soit pour le ravitaillement en tout genre ou le soutien sanitaire.
Bien évidemment, chaque corps est divisé, mais là, on entre dans les détails et je m'y perds. Tout ce que je sais, c'est que les Sole nous surpassent largement, tant en nombre qu'en armement. En même temps, ils sont arrivés avant nous et ont pris possession des dômes sur Capella C, ainsi que toutes les ressources s'y trouvant. Trois de ces dômes ont été créés durant une précédente mission par des engins automatisés envoyés depuis la Terre. Leur voyage a duré moitié moins de temps que nous, ils n'étaient pas soumis à certaines contraintes de vitesse.
Les trois structures devaient accueillir la population de Mary, Sole et Yuranese, mais les vents à la surface de Capella C ont détruit le dôme de Yuranese. Nous devions prendre celui de Mary, mais Sole fait barrage.
Elle est là, l'origine de la guerre. Du moins dans les grandes lignes. Les combats durent nuit et jour et se coupent seulement au passage de l'une de ces deux tempêtes régulières. Des vents indomptables rasent la surface, font le tour et reviennent. Chacune de trente heures, l'intervalle entre les tempêtes dure vingt heures et c'est à ce moment que les Cavaliers rejoignent le sol pour reprendre les combats.
Voilà tout ce que je sais de cette drôle d'armée qu'est la Cavalerie. Des soldats un peu suicidaires, à mon avis, avec un goût prononcé pour l'action et un fort désir de se souler à chaque retour sur Yuranese pour oublier les horreurs à la surface. J'ai du mal à supporter ces capricieux qui pour moi ne sont bons qu'à mourir. En réalité - comme la majorité des colons - je ne les comprends pas. Personne ne les comprend. Et dire que mes parents s'agitent les méninges pour améliorer leur armement !
Quand les portes de la capsule s'ouvrent, un souffle froid nous accueille. Le couloir menant au sas est faiblement éclairé, une lumière artificielle qui projette des ombres trop longues sur les murs métalliques. Je suis presque soulagée d'apercevoir Oliver au loin, au milieu de la foule. Son sourire illumine brièvement ma journée, comme une lueur dans une nuit sans fin. Mais cette chaleur réconfortante est vite éteinte par l'atmosphère environnante. Les gens se rassemblent, silencieux, formant une masse compacte et immobile. Chaque mouvement, chaque bruit semble amplifié dans cet espace où la tension est palpable.
Le sas lui-même est immense, ses portes de métal démesurées, comme un portail qui s'apprête à laisser entrer un fragment de l'enfer. Je fixe ce seuil avec une appréhension grandissante. Oliver passe son bras autour de mes épaules, mais même son geste familier ne parvient pas à dissiper ce sentiment d'oppression. Je me sens observée, scrutée par les regards hostiles des familles autour de nous. Elles nous jugent, nous, ces intrus qui ne viennent pas attendre un proche, mais simplement par curiosité. Je n'ose plus lever les yeux, craignant de croiser ces visages marqués par l'angoisse et la douleur.
Quand on arrive enfin au hangar, je repère Oliver immédiatement. Il est là, sourire éclatant, parfait comme toujours. Une chaleur familière s'installe en moi, dissipant mes doutes et ma mauvaise humeur. Il m'appelle "ma nébuleuse", un surnom que je déteste autant que j'adore. Belle, fascinante, mais dangereuse et imprévisible, dit-il.
Son regard noisette me fait fondre à chaque fois que je plonge dedans. J'ai encore du mal à croire qu'il ait pu choisir une fille comme moi, alors qu'il y a cent fois mieux - Mary, par exemple - mais je tente toujours de chasser ces pensées négatives et de profiter de sa présence à mes côtés. Et puis, cette façon qu'il a de poser les yeux sur moi... Elle me fait toujours un petit quelque chose et je rougis en détournant la tête, témoin du désir qui brûle dans ses pupilles, à mon égard.
Je me jette à son cou et il me serre contre lui en riant. Nous sommes les seuls à sourire au milieu de tous ces gens qui croisent les doigts et prient en silence que leur proche revienne. Je me sens soudain mal à l'aise et épier. Je me décroche de lui, mais rien à faire, je ne parviens pas à effacer mon sourire d'adolescente amoureuse. Un frisson me parcourt le corps lorsqu'il passe une de mes mèches rebelles derrière mon oreille.
Je me blottis contre lui, m'imprégnant de la chaleur rassurante de son étreinte, tandis que Mary, comme toujours, ne peut s'empêcher de lâcher un commentaire.
— C'est bon ? Vous avez fini de baver l'un sur l'autre ?
Elle détourne le regard et je me blottis contre le torse de mon homme. Sentir son cœur battre contre mon oreille me fait un bien fou dans cet espace chargé d'anxiété. Le monde s'amasse autour de nous et je fixe ces grandes portes en métal qui s'ouvriront d'une minute à l'autre. Juste derrière, les Cavaliers débarquent des navettes après cette bataille durant laquelle ils se sont forcément pris une dérouillée.
— Oliver, pourquoi tu voulais qu'on vienne ici, au fait ? je demande.
— Un gars de ma zone a changé de corps d'armée. Je ne le connais pas bien, mais... Il vit un peu plus loin de chez moi. Tu savais que les Protecteurs avaient filé des volontaires à la Cavalerie ? En attendant la nouvelle promotion ?
— Pourquoi ils n'ont pas pioché dans la réserve ?
— Pas assez de monde, il parait.
— Normal, ils font que crever ! grommelle Mary.
À cette réponse, je sens des dizaines de regards se poser sur nous. Mary devrait vraiment apprendre à contrôler le ton de sa voix, ou simplement se taire, parfois. Nous passons pour des curieux malsains auprès de ceux qui attendent les leurs et je déteste ça, être le centre de l'attention.
— Bref, reprend Oliver. Il est parti pour sa première bataille et je voulais savoir s'il avait survécu. Ses parents bossent avec mon père et ils ne pouvaient pas venir. Alors je leur ai promis de passer voir.
Le ton grave d'Oliver me coupe dans mon élan. Ce sourire qui m'accompagnait encore quelques instants plus tôt se dissipe, remplacé par une lourdeur que je ne parviens pas à chasser. Mon regard revient, presque hypnotisé, vers ces immenses portes en métal qui s'imposent comme une frontière infranchissable entre deux mondes. Je ne sais pas ce qui m'attend de l'autre côté, mais je ressens une étrange tension, comme si la station elle-même retenait son souffle.
Je n'ai jamais vu de Cavaliers en vrai, jamais aperçu ces silhouettes drapées de métal, ces corps augmentés par les exocombinaisons qui les transforment en machines de guerre. Mes parents, pourtant, connaissent ces armures sur le bout des doigts. Leur vie est dédiée à les améliorer, à repousser toujours plus loin les limites du possible pour offrir à leurs porteurs la force et l'agilité qu'aucun humain ne pourrait atteindre seul. Mais pour moi, ces armures ne sont que des concepts. Des mots.
Les explications techniques de mes parents résonnent dans ma tête : "Contrôle instinctif, interface neurale, poussées précises pour s'envoler ou fuir..." Mais entendre parler d'elles dans la lumière rassurante de leur atelier est bien différent de savoir que, dans quelques instants, je vais croiser leurs porteurs en chair et en os. Ces Cavaliers qui défient la mort chaque jour. Qui ne reviennent pas toujours.
Les Cavaliers... Ils sont un mystère à eux seuls. Sectaires, disent certains. Élitistes, murmurent d'autres. Ils ne se mélangent pas à la population. Pourquoi le feraient-ils ? Ils vivent enfermés dans leur propre monde, isolés sur l'anneau C, ne quittant que rarement leur enclave. Une existence cloîtrée, entièrement dédiée à la guerre. Je ne les comprends pas. Et pour être honnête, je ne sais pas si je veux les comprendre.
Le bruit sourd des systèmes de pressurisation me tire de mes pensées. Mon regard se perd un instant sur l'homme qui se tient devant les portes, de dos. Cette carrure imposante, ces cheveux gris soigneusement coiffés... Est-ce Christopher Sulvan ? Le régent de Yuranese, cet homme dont le visage orne chaque holopublicité, chaque couloir de la station. Sa silhouette est immobile, une statue dans cet espace tendu, comme s'il incarnait lui-même l'attente. Mais que fait-il ici ? Est-il vraiment venu accueillir les Cavaliers ? Ça semble improbable. Il doit avoir des affaires bien plus urgentes à gérer.
Une pression sur mon épaule me fait sursauter. Les doigts d'Oliver. Je tourne la tête vers lui, mais son expression est illisible. Il fixe les portes avec intensité, et je devine que quelque chose en lui est aussi tendu que moi. Peut-être même plus.
Puis le bruit arrive. Profond, guttural, comme un grondement mécanique qui traverse la station entière. Les portes s'ouvrent lentement, dévoilant peu à peu l'espace derrière elles. Une chaleur étrange monte en moi, mélange d'appréhension et de peur. Mon cœur s'emballe. Je ne sais pas pourquoi, mais l'idée de voir ces Cavaliers me glace le sang. Et pourtant, mes yeux restent fixés sur l'ouverture qui s'élargit, incapable de regarder ailleurs. Quelque chose me dit que je ne suis pas prête pour ce qui va suivre.
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