Totchine et Violina

5 minutes de lecture

 Totchine, Dieu de l’ivresse, créateur de l’alcool de Cabuya, protecteur des taverniers mais aussi des diplomates, des stratèges et des empoisonneurs, était à la fois le Dieu le plus sous-estimé et le plus populaire de l’Empire. Chaque jour, on le priait, l’adorait, le remerciait et le maudissait avec une égale ferveur.

 Il faisait partie des cinq enfants immortels encore vivants des trois Dieux Primordiaux. Au cours de sa vie, il avait survécu à une guerre divine et fratricide, à un empoisonnement et à l’amour d’une déesse particulièrement rancunière. Pourtant, même ses frères et ses sœurs ne voyaient en lui que l’être joufflu et rougeaud qu’il avait choisi comme enveloppe corporelle. Ils avaient tous oublié ce dont il était capable, parce que Totchine l’avait décidé ainsi. Il ne lui avait fallu qu’un peu de liqueur d’Azul bleue légèrement modifiée pour obtenir l’amnésie des siens et vivre en paix, s’adonnant à son plaisir favori : s’enivrer.

 Plus il buvait, plus ses pouvoirs étaient grands. Et Totchine buvait sans relâche depuis mille ans, cherchant la seule chose qu’il ne pouvait obtenir : l’oubli.

 Il n’écoutait plus les supplications des humains. Il avait bien tenté, au début de sa vie d’exaucer les souhaits de ses fidèles, mais s’en était vite lassé. Les prières étaient toujours les mêmes : la richesse, la célébrité, les exploits en tout genre, le retour de l’être aimé et la preuve solide d’une glorieuse virilité. Totchine avait inventé pas moins de quatre-cents façons d’être ivre, mais se désespérait que les hommes ne les explorent que pour des buts aussi triviaux. Il aspirait à mieux. Il cherchait un champion. Un prêtre, un vrai, qui boirait comme un virtuose, qui rêverait en grand, et s’enivrerait comme un artiste. Quelqu’un capable de se bourrer la gueule avec panache.

 Ses frères et ses sœurs ne s’intéressaient pas au passe-temps du Dieu de l’alcool, et avaient déjà manqué de détruire l’Empire deux ou trois fois à cause d’excès mal maitrisés, alors il chercha un compagnon de beuverie chez les hommes. C’était moins dangereux. Et tant qu’il n’existerait pas, Totchine continuerait à picoler tout seul.

 Il se trouve que cet humain était une femme qui s’appelait Violina Do Vrienne, de la lignée impériale. Elle était la cousine au quatrième degré de l’impératrice Kamalia Dres Vrienne, elle avait dix-neuf ans, un tempérament volcanique, et venait d’apprendre, en ce premier jour des festivités du Renouveau, qu’elle allait être fiancé le soir même à un homme de trois ans son cadet qu’elle ne connaissait pas. Et Violina n’appréciait pas du tout la nouvelle.

 On lui vendit son futur époux comme un jeune homme prometteur, intelligent, au physique athlétique et à la fortune considérable. Elle savait depuis son enfance qu’on lui imposerait son mari selon la meilleure alliance possible. Elle avait accepté depuis longtemps le rôle qu’elle jouerai pour sa famille. Mais se retrouver engagée auprès d’un adolescent tout juste sorti de l’enfance la révoltait au plus haut point.

 Un mariage ne peut être célébré que lorsque les promis ont tous deux atteint leur majorité. Armando Nuas Délicibess, son futur époux, ne pourrait être lié à elle qu’à ses dix-huit ans. Elle devrait attendre trois ans ! Elle ne se marierai qu’à vingt-et-un ans, et en tant que membre de la famille impériale, même éloignée, la tradition voulait qu’elle ne partage le lit de personne d’autre d'ici-là. Vierge jusqu’à ses vingt-et-un ans, ça, elle ne pouvait l’accepter.

 En ce soir de fête, Violina fut présentée à la famille d’Armando, lui-même n’étant pas présent, et l’engagement fut contracté. Elle resta assise sur son siège toute la soirée, refusant les invitations de chacun des jeunes hommes qui auraient bien voulu une danse. Comme elle ne pouvait rien faire d’autre, elle but.

 Probablement plus que de raison, mais bon, que voulez-vous ? Rien n’est plus violent que la colère d’une jeune femme frustrée. Tout en buvant, elle se mit à imaginer une autre vie. Elle commença par se créer un fiancé de son âge. Puis elle lui préféra un plus âgé, avec de l’expérience. Comme elle s’ennuyait, Violina en imagina un deuxième. Au début, totalement identique au premier, puis elle se dit que ce n’était pas la meilleure manière de combler son ennui. Alors elle en fit venir un de l’île d’Oblat, au nord de l’Empire, où les gaillards sont costauds et blonds comme les blés, et un des Montagnes de la province de Tohiline, où les hommes ont une peau brune et des yeux brûlants. Elle invoqua aussi une femme. Une sauvage des Watigues. Puis elle se demanda si elle ne pourrait pas vivre dans un monde sans Empire, où chacun ferait ce qu’il veut et n’appartiendrait qu’à lui-même.

 Totchine l’entendit.

 Il écouta avec amusement les fantasmes et les fantaisies de cette curieuse jeune femme, qui, tout juste pompette, retournait le monde et le secouait avec fermeté pour le dépoussiérer. Discrètement, il lui souffla une ou deux idées et elle mordit immédiatement à l’hameçon. Le soir même, Totchine enleva Violina, qui ne se fit pas prier.

 Il l’emmena dans le monde qu’il avait façonné pour elle, régi par les règles qu’elle avait décidées. Il lui promit qu’elle pourrait y vivre trois années complètes avant que le sortilège ne disparaisse, et elle lui demanda de passer ce temps à ses côtés. Tout rougeaud et rondouillard qu’était Totchine, il n’en était pas moins irrésistible aux yeux de la jeune femme qui savait exactement ce qu’elle voulait faire avec lui, aussi souvent que possible pendant les trois ans qui la séparait de son mariage.

 Seulement, pour accorder ses faveurs à Violina et lui offrir ce qu’elle voulait, le Dieu de l’ivresse devait décuver. Non pas qu’il soit incapable de répondre à la demande de la jeune mortelle, mais c’est surtout qu’en possession de ses divins pouvoirs, il la tuerait tout bonnement avant la fin. Il devait absolument perdre de sa puissance pour que sa maîtresse survive à son étreinte.

 Il lui fallut un an pour être totalement sobre. Sans une seule goutte d’alcool, Totchine était totalement vulnérable et soumis aux mêmes lois que les humains : il chercha à impressionner son amante, lui promit plus de richesses que le monde n’en possédait, jura de lui décrocher au moins une des deux Lunes, jalousait secrètement les autres hommes et priait constamment pour lui apporter chaque jour la preuve solide d’une glorieuse virilité. Cependant, il passa les deux années restantes auprès de la fougueuse Violina, comme un homme devrait passer tout son temps avec la femme qu’il aime.

 L’enchantement se termina comme prévu, à la fin du dernier jour de la troisième année, et prit au dépourvu les deux amants qui avaient complètement perdu la notion du temps. Violina rentra chez elle, épousa le sage et beau Armando Nuas Délicibess, et donna naissance peu de temps après à une belle jeune fille, la future Impératrice Armina Do Vrienne.

 Totchine inventa un alcool en l’honneur de sa prêtresse. Une liqueur folle, indomptable, drôle, qui brise les barrières et ouvre le champ des possibles. Il créa la tequila.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire EugeBly ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0