A l'Amour comme à la Guerre
Dans les régions les plus pauvres de l’Empire, l’Histoire des Dieux est transmise aux enfants par les parents, qui l’ont eux-mêmes apprise de leurs propres parents.
Parfois, les légendes se contredisent, ce qui déchaîne les passions entre les différents conteurs, chacun persuadés de connaître la vérité. On dit que dans la région désertique de la Tristesse d’Ephisée, une bataille sanglante fut déclenchée entre deux villages qui ne s’accordaient pas sur l’origine du nom de leur région. C'était du temps de la quatrième Impératrice Maggy Dres Vrienne, mais ceci fera l'objet d'une autre histoire.
Parmi les divergences les plus courantes, la relation qu’entretiennent les Jumeaux, Héres et Tamaï, est une des plus enflammées. D’aucuns prétendent que les deux frères ne s’entendent pas et se sont toujours haïs. D’autres affirment qu’ils s’aimaient, jusqu’à ce qu’ils tombent amoureux de Watagwé et se disputent ses faveurs. Quelques-uns osent affirmer qu’ils sont en réalité amants, mais ne peuvent s’empêcher de se quereller. Mais très peu de prêtres ou de conteurs pourraient vous conter l’histoire que je m’apprête à vous livrer, et qui définit le mieux le lien entre le Dieu de la Guerre et celui de l’Amour.
Ils sont les premiers fils d’Ayenn, mère du Ciel et de Trihiou, père de la Terre. Les deux amants mirent dans leur union toute l’impatience, la passion et la fougue d’une première fois tant attendue, et de leur jouissance naquirent les Jumeaux. Héres vint le premier, Tamaï le suivit.
Ces Dieux nouveau-nés étaient d’une beauté à couper le souffle. Leur peau ambrée était lisse, leurs muscles fermes, et leurs cheveux dorés flottaient derrière eux, comme si une brise soufflait dessus en permanence. Ils étaient grands, bien bâtis et quiconque croisaient leurs yeux vairons tombait immédiatement sous leur charme. Héres portait une lance et une armure blanche. Il inspirait le courage et le sens de l'honneur alors que Tamaï, vêtu d’une simple tunique blanche également, provoquait l'envie immédiate de plaire et suscitait un désir brûlant. L’un avait le regard légèrement plus dur que l’autre, mais leur ressemblance était si parfaite que la plupart de leurs adorateurs les confondaient, adressant leur prière au mauvais frère.
Héres et Tamaï se complétaient comme seuls des jumeaux peuvent le faire, et les Trois leur apportèrent bien vite d’autres frères et sœurs avec qui ils peuplèrent le monde d’humains.
Il advint qu’un jour, Héres, se promenant dans les montagnes de la Tohiline sous sa forme humaine, rencontra une jeune femme. Une humaine d’une beauté à couper le souffle. Sa peau était très pâle, et ses longs cheveux flamboyants ondulaient jusqu’au creux de ses reins. Héres s’émerveilla devant ses yeux verts, ses taches de rousseur, sa poitrine menue et ses longues jambes.
Il se présenta à elle sous l’aspect d’un voyageur perdu et lorsqu’elle parla, il fut ému aux larmes par sa voix chantante. Il tomba éperdument amoureux.
Elle se nommait Aslinn et offrit au pauvre égaré le gite et le couvert pour la nuit.
Aslinn vivait seule avec son père, un baron à la demeure confortable. Le vieil homme reçut le voyageur comme il aurait reçu un duc. Il lui offrit sa meilleure chambre, ordonna à ses servantes de préparer un bain chaud et parfumé pour son hôte et lui offrit des vêtements richement brodés. Il l’invita à s’asseoir à ses côtés, et le servit lui-même pendant le repas.
Aslinn, assise de l’autre côté de leur invité, le régalait des histoires sur les habitants du coin ainsi que de son analyse de la politique de l’Empereur ce qui fit rire aux larmes Héres. A la fin de repas, elle prit une harpe et chanta. Il ne désira plus rien que d'enlever la jeune femme et de lui montrer à quel point son amour était ardent.
Au milieu de la nuit, alors que tous étaient endormis, Héres se leva et trouva sans difficulté la chambre d'Aslinn. Il se matérialisa au pied de son lit et lui commanda de se réveiller. Ce qu’elle fit. Il lui demanda de ne pas s’effrayer, et elle ne s’effraya pas. Le Dieu ne lui révéla pas immédiatement son identité. Il la charma comme un mortel pouvait le faire, et se pencha vers elle pour recueillir son baiser.
Mais Aslinn refusa. Alors Héres la séduisit comme un Dieu pouvait le faire. Elle le repoussa à nouveau. Il lui dévoila son nom, et tenta de la conquérir comme le Dieu de la guerre qu’il était, frère jumeau du Dieu de l’amour. Une dernière fois, Aslinn le rejeta :
- Puissant Héres, je ne peux nier qu’en d’autres circonstances, je cèderais à ta demande. Je suis honorée de l’attention que tu as pour moi, et en d'autres circonstances, il m'aurait été impossible de refuser. Seulement, je suis engagée avec le fis du Duc de Tohiline, le jeune Salim Nuas Friemon. Je ne peux me dédire de ma promesse.
- Je ne t’empêcherai pas d’épouser cet homme, Aslinn. C’est un mariage avantageux qui fera honneur à ta famille. Je te promets même de bénir votre union qui vous apportera de beaux enfants et une longue vie. Mais en échange, accorde-moi cette nuit, je te jure que tu ne le regrettera pas et que personne ne t'en tiendra rigueur.
- Non. J’aime Salim, je ne veux pas le trahir. Il est et restera le seul être vivant avec qui je partagerais mon lit. J’en fais le serment ici-même, devant vous et votre divin frère, qu’il bénisse mon alliance.
Héres disparut aussitôt de la chambre d'Aslinn et de la demeure de son père. Il quitta la Tohiline et s'échappa du royaume des mortels pour se retirer dans le coin isolé de l'univers où il avait construit son palais. Une fois chez lui, le Dieu de la guerre ne permit à personne de le voir, excepté son frère, qui savait toujours ce qui arrivait à son jumeau.
Tamaï, lui, partit à la recherche d'Aslinn dans les montagnes, alors qu’elle se promenait seule. Il se montra sous sa forme divine, de sorte que la jeune femme tomba à genoux devant lui, les mains relevées vers le ciel en signe de vénération. Tamaï la regarda avec mépris et lui dit :
- Pauvre idiote ! Tu as commis une grosse erreur en rejetant mon frère et en me demandant de bénir ton union dans la même phrase. Tu as été de marbre face à Héres, tu l’as humilié en le prenant à témoin de ton amour mortel et en rejetant sa bénédiction. Eh bien, tu subiras le même sort ! Puisque tu aimes tant ces sinistres montagnes, je te condamne à en tomber amoureuse. Tu n’auras d’autre désir que de t’unir à cette roche froide et stérile, et tu passeras ta vie à chercher son amour. Telle est ma punition, pour avoir brisé le cœur de mon frère adoré.
Tamaï disparut, et Aslinn tomba amoureuse de la montagne. Elle l’embrassa, la caressa, et refusa de rentrer chez elle. Elle ne se rendit pas à son mariage avec le beau Salim, qui partit à sa recherche. Il la trouva nue contre la pierre, ne reconnaissant même pas son fiancé. Aslinn avait sculpté un visage à flanc de montagne et l’embrassait avec ferveur.
Explosant de colère face à l'affront, la famille Friemon déclara la guerre au père d'Aslinn et l’exécuta, ce qui mit la province à feu et à sang. La Grande Prêtresse de l’époque conjura l’Empereur de rester en dehors de ce conflit, y voyant tous les signes d’une colère divine.
Les combats durèrent des années, faisant de la Tohiline, l’une des provinces les plus pauvres de l’Empire.
Pendant ce temps, Aslinn resta seule avec sa montagne. Patiemment, elle sculpta un corps autour du visage qu’elle avait créé. A ce corps, elle ajouta un organe vigoureux qui lui donna un plaisir à la hauteur de son espoir. Ses cris retentirent et se réverbèrent dans toute la chaîne de montagnes. Chaque jour, elle grimpait sur sa montagne, prenant et donnant de toute la ferveur de son amour.
Certains dirent que la montagne l’engrossa par le biais de Tohil. Qu’elle mit au monde un enfant de flammes et de roches qui la tua en couche comme sa mère était morte des années plus tôt. D’autres disent qu’Héres eut pitié d’elle et la délivra de sa malédiction avant de l’épouser.
Mais la vérité est que nul ne peut faire fléchir Tamaï quand il s’agit de son frère aimé. Il fut impitoyable avec Aslinn, jusqu’à la fin. Elle mourut en plein hiver, nue, les cuisses enserrées autour d’une des nombreuses sculptures qu’elle avait réalisées pour assouvir sa passion. Tamaï empêcha quiconque de déloger le cadavre. Aslinn n’eut jamais de sépulture, et encore aujourd’hui, au nord de la chaine des montagnes de la Tohiline,on trouve une combe parsemée d’étranges sculptures que les locaux ont surnommé la Combe des Amants.
Sur l’une de ces sculptures, un squelette est agrippé, la colonne vertébrale cambrée dans un soubresaut d’extase. Quand le vent souffle vigoureusement entre ses côtes, on entend parfois l'écho de son dernier cri.
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