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Le vent s'insinuait sous son manteau élimé, mordant sa peau comme des crocs glacés. Polina resserra le col contre son cou, mais le froid semblait avoir une volonté propre, s'accrochant à elle, implacable. Elle avançait lentement sur le chemin de terre, chaque pas était une épreuve, chaque respiration un défi. Ses pieds engourdis glissaient parfois sur les racines givrées qui dépassaient du sol, mais elle ne s'arrêtait pas. Elle n'avait pas ce luxe. Devant elle, la forêt de pins s'étirait à perte de vue, leurs silhouettes noires découpées contre un ciel gris d'acier. Tout autour, le silence régnait, lourd, oppressant, comme si le monde avait retenu son souffle.

Cela faisait trois jours, ou peut-être quatre - elle ne savait plus - qu'elle marchait dans cette forêt. Le sentier qu'elle suivait à son entrée n'était désormais qu'un souvenir, effacé par des amas de feuilles mortes et d'épines de pin. Tout autour d'elle, les arbres se dressaient comme des géants silencieux, leurs troncs tordus dans des postures grotesques, presque menaçantes. Par moments, elle avait l'impression que les branches bougeaient d'elles-mêmes, que l'obscurité s'épaississait au-dessus de sa tête pour l'engloutir.

Sa gorge était sèche, ses lèvres fendillées par le vent glacial. La maigre miche de pain qu'elle avait emportée n'était plus qu'un souvenir lointain, tout comme la gourde d'eau qu'elle avait vidée deux jours auparavant. Une douleur lancinante dans son estomac lui rappelait sa faiblesse, mais Polina ignorait cette voix, ainsi que elle ignorait la peur qui croissait dans son esprit.

Elle ne savait pas ce qu'elle cherchait exactement. Son guide, l'ami qui l'avait sauvé, lui avait murmuré à l'oreille, juste avant qu'ils ne soient séparés : « Suis le chemin de la forêt. Quand tu trouveras la grille, tu sauras que tu es arrivée. »

Mais il n'avait pas précisé combien de temps cela prendrait.

Polina trébucha sur une racine et s'étala de tout son long. La chute fit remonter une vague de douleur dans ses bras maigres, et elle resta immobile un instant, le front pressé contre la terre glacée. Une partie d'elle voulait s'arrêter là, se laisser consumer par le froid et la faim. Mais une autre, plus forte, la força à se redresser. Elle n'était pas venue d'aussi loin pour mourir dans cette forêt.

Elle reprit sa marche, son souffle formant de petits nuages dans l'air gelé.

La lumière, déjà faible sous le couvert dense des pins, commença à décliner davantage. Les ombres s'étiraient, s'entrecroisaient, et l'obscurité semblait presque palpable. Polina se frotta les bras pour se réchauffer, ses doigts engourdis peinant à bouger. Ses pensées se brouillaient. Était-elle sur le bon chemin ? Ou s'était-elle perdue ?

C'est alors qu'elle le vit.

Un éclat métallique, à travers les arbres.

Polina s'arrêta, ses jambes vacillant sous elle. Ses yeux , rougis par le froid et la fatigue, fixèrent le point brillant avec une intensité presque désespérée. Elle avança, chaque pas plus rapide que le précédent, jusqu'à ce qu'elle émerge enfin dans une petite clairière.

Devant elle se dressait un grillage imposant, une structure massive en fer forgé qui semblait jaillir du sol comme une barrière vivante. Il faisait au moins trois fois sa hauteur, chaque barre métallique s'élevant en une pointe acérée qui fendait l'air froid. Les entrelacs du fer formaient des motifs complexes, presque organiques, qui évoquaient des ronces ou des racines de bois tordues. Certaines barres étaient rouillées, tachées par des années d'exposition aux intempéries, mais l'ensemble conservait une majesté sinistre.

En s'approchant, Polina remarqua les détails gravés dans le métal : des créatures étaient modelées dans un chaos oppressant. Des loups, des corbeaux, des silhouettes humaines tous figés dans des expressions de peur ou de rage. Leurs yeux rouges vifs, brillaient d'un drôle éclair de vie, perçaient le fog qui l'entourait. Les pointes au sommet des grilles étaient ornées de crânes miniatures, presque invisibles à moins d'y prêter attention, mais dont la simple présence suffisait à faire frissonner Polina.

Elle posa une main hésitante sur une barre froide. Une sensation étrange la traversa : une pulsation, un frémissement, comme si le grillage était vivant, conscient de sa présence.

Polina avançait dans le sentier pavé. Le froid semblait plus intense ici, comme si la forêt avait laissé derrière elle une ombre invisible qui s'accrochait à son dos. Le silence, à peine troublé par le craquement de ses pas, pesait lourdement sur ses épaules. Elle releva la tête, observant les pins immenses qui formaient un tunnel au-dessus d'elle. Leurs branches semblaient s'incliner, comme pour la guider... ou l'avertir.

Un souffle glacé traversa l'avenue et Polina resserra ses bras autour de son torse maigre. Son regard était fixé sur le chemin devant elle, mais elle ne pouvait s'empêcher de sentir qu'elle était observée. Non, jugée.

Lorsque la lumière changea enfin, elle s'arrêta net.

Devant elle s'étalait un spectacle qu'elle n'aurait jamais pu imaginer : un jardin immense, taillé avec une précision presque surnaturelle. Les lignes parfaites des allées pavées se croisaient pour former des motifs géométriques, et chaque détail semblait calculé, imposant un ordre strict à la nature. Pourtant, au-delà de cette perfection apparente, une étrange inquiétude s'insinuait.

La première chose qu'elle remarqua fut les buissons sculptés en dragons asiatiques alignés de part et d'autre des chemins principaux.

Polina s'avança lentement, ses yeux émeraude agrandis par une fascination mêlée de méfiance. Les dragons semblaient si réalistes, leurs corps sinueux et musclés s'élançant dans des poses dynamiques. Elle s'arrêta devant l'un d'eux, détaillant la minutie des écailles taillées dans la verdure, les courbes parfaites des moustaches qui semblaient flotter sous une brise invisible. Mais c'était leurs yeux, vides et pourtant pénétrants, qui la mettaient mal à l'aise. Les mêmes iris rouges scintillants ornaient chacune des topiaires et ces créatures semblaient la fixer, comme s'ils savaient qui elle était, ou ce qu'elle était.

Le chemin principal était encadré par ces colosses végétaux, et Polina avait l'impression de passer sous un arc de gardiens silencieux. Certains dragons se tordaient pour former des arches où leurs queues feuillues s'entrelaçaient, projetant des ombres épaisses sur le pavé.

Un frisson parcourut son échine. Une brise glaciale souffla, faisant bruisser les feuilles, et Polina recula instinctivement. Pendant un bref instant, elle aurait juré que l'un des dragons avait bougé.

Elle détourna les yeux, se concentrant sur les parterres qui parsemaient le jardin. Mais leur étrangeté ne faisait que renforcer son malaise.

Les fleurs qui s'y épanouissaient ne ressemblaient à rien de ce qu'elle connaissait. Certaines fleurs avaient des pétales qui se courbaient en spirales infinies, créant l'illusion qu'elles s'ouvraient vers un autre monde. D'autres ressemblaient à de petites griffes noires, menaçantes malgré leur immobilité. Quelques-unes avaient une texture translucide, comme si elles étaient faites de verre ou d'eau solidifiée. Le violet intense de certains pétales semblait avaler la lumière autour d'eux, tandis que d'autres fleurs émettaient une lueur douce mais inquiétante, scintillant de manière irrégulière dans l'ombre. Polina se pencha pour examiner une fleur blanche aux pétales effilés qui se repliaient doucement sur eux-mêmes, comme une main se refermant sur un secret. Une odeur âcre, presque métallique, s'échappa de la plante, la faisant reculer brusquement.

L'air était saturé de parfums enivrants. Certains étaient doux, rappelant des champs de lavande ou de jasmin, mais d'autres avaient des notes plus sombres, comme une brûlure au fond de la gorge.

Au centre du jardin se dressait une fontaine monumentale, qui attira immédiatement l'attention de Polina.Un dragon noir enroulé autour d'un pilier dominait la structure, ses griffes agrippant la pierre avec une intensité presque vivante. Sa gueule ouverte crachait un filet d'eau scintillante qui se déversait dans un bassin en contrebas. Polina s'approcha, fascinée malgré elle. Elle se pencha au-dessus du bassin, fascinée par les reflets ondulants. Au début, elle ne vit que son propre visage, pâle et fatigué. Mais bientôt, quelque chose d'autre apparut. Des ombres. Des formes indistinctes qui semblaient danser sous la surface.

Elle se recula brusquement, son souffle se raccourcissant. Était-ce une illusion dû à la faim qui tiraillait son ventre ?

Le silence du jardin était pesant, encore plus que celui de la forêt. Aucun oiseau ne volait ici, aucun insecte ne bourdonnait autour des fleurs étranges. Tout semblait figé, et pourtant Polina avait l'impression que ce lieu était vivant. Les buissons, les fleurs, la fontaine, tout semblait connecté, comme si une force invisible régulait ce lieu et ses occupants.

Elle déglutit difficilement et reprit son chemin, suivant l'allée principale qui montait en pente douce. Une structure immense se dessinait à travers les arbres restants.

Elle serra les poings, son cœur battant plus fort à mesure qu'elle approchait. Était-ce vraiment un refuge ? Ou avait-elle marché droit dans un piège ? La forêt lui apparaissait plus confortable maintenant et une part d'elle voulait faire demi-tour. Mais la fatigue et le froid rendaient cette option impossible. Elle se retourna une dernière fois pour jeter un regard au jardin. Les dragons taillés restaient immobiles, mais elle ne pouvait s'empêcher de sentir leurs regards invisibles peser sur elle. Un frisson parcourut son échine.

Puis elle se détourna et continua à avancer.

Lorsque Polina émergea enfin des derniers arbres, ses doutes s'envolèrent. Devant elle se dressait un manoir immense, si imposant qu'il semblait dominer la clairière entière.

Sa couleur blanc éclatant tranchait avec le gris du ciel, mais ce n'était pas une blancheur parfaite. Par endroits, le plâtre était fissuré, révélant une pierre grise en dessous. Cette dualité entre grandeur et déclin donnait à l'ensemble une aura étrange. Les contours du manoir semblaient irréels, comme s'il s'agissait d'un mirage sculpté dans l'air glacé qui aurait été posé là il y a des siècles.

Ce qui l'arrêta vraiment, cependant, ce fut l'armée silencieuse qui l'habitait. Les gargouilles.

Elles étaient partout, perchées sur chaque corniche, chaque balcon, chaque rebord. Des centaines, peut-être des milliers. Chaque gargouille était différente : certaines représentaient des créatures animales, des loups aux crocs saillants, des hiboux aux ailes mi-ouvertes, ou des reptiles dont les griffes s'accrochaient aux murs comme si elles escaladaient la façade. D'autres étaient plus humanoïdes, mais leurs formes étaient déformées, grotesques, avec des visages figés dans des expressions de rage, de moquerie, ou de douleur.

Polina sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale en croisant leurs regards vides. Certaines gargouilles semblaient prêtes à bondir, comme suspendues en plein mouvement, leurs ailes déployées, leurs griffes tendues vers une proie invisible. D'autres paraissaient s'enrouler autour des colonnes, leurs queues serpentant dans des positions improbables. Où qu'elle pose les yeux, elle avait l'impression que ces statues de pierre la fixaient, immobiles mais conscientes, comme si elles attendaient quelque chose d'elle.

Le manoir lui-même était un chef-d'œuvre gothique, à la fois splendide et écrasant. Ses toits en pointe semblaient vouloir griffer les nuages, et deux tours élancées flanquaient les côtés du bâtiment principal. Les flèches au sommet des tours se terminaient par des croix en fer forgé, tordues par les vents du temps, noircies par des siècles d'intempéries.

Des vitraux incrustés dans les grandes fenêtres du manoir projetaient une lumière colorée, même dans la grisaille ambiante. Polina ne pouvait pas distinguer les scènes représentées, mais leurs formes complexes et leurs teintes éclatantes évoquaient à la fois la magnificence et une certaine austérité. Cela semblait contradictoire : comme si le lieu voulait impressionner autant qu'intimider.

Chaque détail du manoir racontait une histoire muette. Les balustrades en pierre étaient ornées de motifs complexes, des fleurs qui semblaient fanées, des chaînes brisées, des créatures minuscules prises dans des postures figées. Même les gouttières étaient sculptées en forme de gueules ouvertes, prêtes à cracher l'eau de pluie comme des dragons exhalant leur dernier souffle.

Polina s'arrêta au milieu de la clairière, incapable de détacher son regard de la structure. Elle n'était pas certaine de ce qu'elle venait de trouver. C'était pourtant là. C'était là où Mikhail l'avait guidé. Le vent glacé souffla à nouveau, s'engouffrant dans les ouvertures béantes des gargouilles, et il lui sembla entendre un murmure, comme un soupir venu de la pierre elle-même.

Elle frissonna, mais n'avança pas tout de suite. Tout en elle lui disait de se méfier, que cet endroit n'était pas ce qu'il semblait être. Pourtant, elle n'avait pas le choix. Derrière elle, la forêt semblait s'être refermée, les pins formant une barrière dense et impénétrable. Devant, le manoir blanc s'élevait, majestueux et terrifiant, semblable à un gardien silencieux qui attendait de juger si elle était digne d'entrer.

*

La voix de Mikhail résonnait encore dans la tête de Polina, comme un écho obstiné qui refusait de s'effacer. Elle se souvenait de ce soir-là, lorsqu'ils s'étaient cachés dans une cave glaciale, éclairés seulement par une bougie vacillante. Le souffle de leurs respirations s'entrechoquait avec celui du vent qui s'infiltrait par les interstices. Elle serrait un manteau trop grand autour d'elle, tâchant de faire taire les tremblements de son corps et de son esprit. Mikhail, lui, avait l'air plus calme.

  • Je ne comprends pas, avait-elle murmuré, sa voix brisée par la fatigue et la peur. Comment est-ce possible ? Un refuge ? Un vrai ?

Mikhail avait eu un sourire triste, comme si ses mots eux-mêmes lui semblaient trop beaux pour être vrais. Il passa une main dans ses cheveux noirs emmêlés avant de répondre :

  • Oui, Polina. Je ne sais pas exactement à quoi ça ressemble, mais c'est bien plus qu'un trou dans le sol ou une cabane de fortune. Là-bas, ils ne vivent pas comme nous vivons ici.

Elle l'avait regardé avec incrédulité, ses grands yeux vert brillant dans l'obscurité. Elle n'arrivait pas à concevoir autre chose que les caches précaires auxquelles elle était habituée : des greniers infestés de rats, des granges abandonnées, des abris souterrains humides où les murs suintaient de moisissure. Les gens comme eux n'avaient pas le luxe de demeures grandioses ; ils vivaient en fuyant, toujours prêts à partir.

  • Tu es sûr ? Sa voix trembla. Là-bas... ils sont vraiment en sécurité ?

Mikhail s'était penché vers elle, posant une main rassurante sur son épaule. La chaleur de son geste semblait un ancrage fragile dans ce monde hostile.

  • C'est ce qu'on dit, avait-il répondu doucement. Ils appellent ça une académie. C'est caché quelque part dans une forêt. Personne ne peut y entrer s'il n'a pas été invité, et ils y forment ceux qui ont des dons.

Polina fronça les sourcils, confuse.

  • Une académie ? Comme une école ?

Mikhail haussa les épaules, un éclat d'espoir vacillant dans ses yeux sombres.

  • Peut-être. Je ne sais pas exactement. Les rumeurs disent que c'est plus qu'une simple école. C'est une... forteresse. Un endroit protégé. Là-bas, tu pourras apprendre à comprendre ce qui t'arrive, à maîtriser... ce que tu es.

Elle détourna le regard, ses doigts se refermant instinctivement autour du manteau. Ce qu'elle était. Ces mots lui pesaient toujours.

  • Je ne veux pas apprendre, murmura-t-elle. Je veux disparaître.

Mikhail lui prit les deux mains, son regard insistant capturant le sien.

  • Écoute-moi, Polina. Là-bas, c'est différent. Ils n'ont pas à se cacher comme nous. Ce n'est pas une cabane dans un champ ou un sous-sol qu'on abandonne dès qu'un chasseur approche. C'est grand. Immense. Une maison pour les nôtres. Un endroit où tu pourras être en paix.

Elle avait ouvert la bouche pour répondre, mais il secoua la tête, anticipant ses doutes.

  • Je sais que ça semble impossible. Je n'y ai jamais été moi-même. Mais les anciens en parlent. Ceux qui ont réussi à fuir le territoire. Ils disent que c'est magnifique, comme dans les livres. Des bâtiments blancs qui touchent le ciel, entourés de jardins où rien ne peut te faire de mal.

Polina avait secoué la tête, incrédule.

  • Et si ce n'était qu'une autre rumeur ? Un piège ?

Mikhail avait souri, mais il y avait une douleur dans ce sourire.

  • Peut-être que c'en est un. Mais si c'est vrai... n'est-ce pas mieux que ce qu'on a ici ?

Elle n'avait pas su quoi répondre. Elle s'était contentée de serrer ses mains autour des siennes, comme si elle craignait que ce moment soit le dernier.

Quelques heures plus tard, il l'avait poussée dans un train, un sac sur le dos et un dernier regard empreint de détermination sur son visage.

  • Continue à marcher. Trouve la grille. Et surtout, Polina... vis.

*

Et maintenant, elle était là.

Devant ce manoir blanc, avec ses tours et ses gargouilles, si grand qu'il semblait appartenir à un autre monde. Les paroles de Mikhail tournaient en boucle dans son esprit, mais elles ne parvenaient pas à apaiser le doute glacial qui s'immisçait dans son cœur.

Ce lieu était magnifique, oui. Mais était-il sûr ?

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