2001
À l'école maternelle, Noëlle était un prénom franchement dur à porter. Tous les marmots la croyaient apparentée à l'autre guignol en manteau rouge. Noëlle le détestait déjà pour des raisons évidentes. Tous les dessins que lui remettaient des camarades, non pas pour les lui offrir mais pour qu'elle les transmette à l'autre barbu givré, achevèrent d'engraisser son aversion pour cet obèse en grenouillère rouge vif.
À l’approche des fêtes de fin d’année, Noëlle racontait à tout le monde que le Père Noël dévorait les enfants et peignait son manteau dans leur sang. Son cousin Valentin encourageait ce délire et tous les deux se faisaient sans cesse réprimander par les adultes exaspérés.
À l’école, chaque enfant racontait ce qu’il avait demandé au Père Noël, soit dans une liste expédiée en express au Pôle Nord grâce à de petits elfes qui intégraient tout spécialement La Poste au mois de décembre ; soit en s’adressant directement au célèbre vieillard sur son stand réservé au supermarché du coin. Sa copine Zoé se vanta à Noëlle d’avoir découpé les plus jolies Barbies du catalogue Auchan, le salon de coiffure en pâte à modeler, une peluche de chat « qui bouge et ronronne comme un vrai chat », et l’indispensable machine à fabriquer des bracelets de l’amitié.
— Je te ferai un bracelet, hein, parce que t’es ma meilleure copine !
Noëlle hocha la tête. Elle espérait surtout ne pas recevoir un bijou rose à paillettes comme en portait toujours sa « meilleure copine » – et seule copine, en fait – parce qu’elle détestait franchement et le rose, et les paillettes. Le rose lui rappelait la couleur de l’aspirateur en plastique qu’on lui avait offert l’année passée, comme pour lui enfoncer dans le crâne qu’il était grand temps qu’elle commence à jouer à la bonne ménagère. Les paillettes, elles, ressemblaient toutes à celles que sa mère s’étalait au-dessus des yeux « comme une pétasse » – c’est ce qu’avait dit Tante Jo – quand elle sortait le soir et la laissait toute seule enfermée à l’étage. Avant de s’en aller, elle rappelait toujours à Noëlle le numéro des pompiers, « en cas de pépin ». Sauf urgence, la petite avait interdiction de jouer avec le téléphone. Elle l’avait fait, une fois, et quand sa mère avait reçu la facture, elle lui avait collé une telle fessée que Noëlle n’était pas prête de réitérer la bêtise.
— Et toi ? demanda Zoé. T’as demandé quoi au Père Noël ?
— Le Père Noël c’est un plouc, répondit Noëlle en haussant les épaules. L’année dernière, il m’a même pas apporté ce que je voulais. Et en plus, il pue la fumée.
— Tu dis n’importe quoi.
— Si c’est vrai, d’abord ! Il oublie toujours ce que je veux, alors qu’en plus Noël c’est mon anniversaire !
— Oh la chance !
— Non, ça craint du boudin…
— Mais ça veut dire que t’as deux fois plus de cadeaux !
Forcément, les parents de Zoé avaient beaucoup d’argent, donc, quand elle imaginait que sa copine recevait deux fois plus de paquets, elle s’en figurait au bas mot une centaine. En vérité, Noëlle pouvait compter ses cadeaux d’anni-noël sur les doigts des deux mains.
— Alors, insista Zoé, tu as demandé quoi ? Tu as découpé quoi, toi, dans le catalogue ?
— J’ai découpé tout le catalogue.
— Hein ?
Noëlle ne mentait pas. Elle avait bel et bien pris la paire de ciseau et avait transformé le catalogue de jouets en un tas de confettis. Parce qu’elle savait qu’elle n’aurait pas ce qu’elle voulait. Parce qu’elle savait aussi que le Père Noël était soit un tocard, soit un mensonge – et la deuxième option était plus rassurante. Elle ne voyait pas la peine de se donner tant de mal. En plus, elle détestait le découpage.
— Le seul truc que je veux, le Père Noël est trop nul pour me l’apporter.
— Mais c’est quoi que tu veux ?
— Pour Noël, je veux être la seule à avoir des cadeaux.
— Mais t’as pas le droit de demander ça ! Moi aussi je veux des cadeaux !
S’ensuivit une dispute, laquelle bascula rapidement dans une rhétorique rythmée de « Non ! », « Si !», « Non ! », « Si !», puis dans un jeu de mains – jeux de vilains, disait-on – qui s’acheva inévitablement par le tirage des nattes et des queues de cheval. Les autres enfants prirent partie pour Zoé, l’amoureuse de Noël. Une armée de morveux défendant vaillamment les couleurs de Santa Klaus. Quand la maîtresse outrée, deux auxilliaires, une dame de cantine et même la femme de ménage parvinrent enfin à séparer les fauves, Noëlle portait autant de bleus sur la peau que d’ennemis dans son cœur.
Cette année-là, Noël fut rude. On la blâme pour son comportement, pour sa violence, pour son dédain, son manque d’entrain, sa tête ronchon. Elle n’eut pas plus de cadeaux et, parmi eux, pas ce qu’elle désirait par-dessus tout. Personne ne fit de crêpes et les papiers brillants furent les mêmes pour tout le monde. Une triste punition. Ses cousines, Marie et Marion, rouspétèrent quand Noëlle dénombra ses présents et se plaignit de n’en avoir que deux ou trois de plus que ses cousins.
— Moi aussi, dit Marion, je partage mon anniversaire.
— Moi aussi, dit Marie. Et à cause de Marion, un an sur deux, on a un gâteau au chocolat. Moi, je veux à la fraise.
— Mais vous, vous partagez pas votre anniversaire avec tous les enfants du monde, non plus ! Si vous avez des cadeaux à mon Noël, moi je devrais en avoir à vos annivs !
— Ah non !
— Ah non !
Après s’être mis presque tout le monde à dos, finalement, Noëlle fuit l’assemblée en s’installant sous la table avec deux doudous et un peu de dînette. À l’abri des regards, elle organisa son propre anniversaire : une pile de crêpes en tissu, un super soda sec, deux amis imaginaires, et une foule de semelles sur lesquelles elle colla des visages souriants. C’était la plus parfaite de toutes ses fêtes d’anniversaire.
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