La saison des oranges.
- Allan, c’est l’heure…
Sous sa couverture, le jeune garçon se replia tel un fœtus. Il grogna, le froid conquérant les minces ouvertures qu’il essayait d’amoindrir de toutes ses forces. Les matins devenaient de plus en plus glacials.
- Chéri, lève-toi.
Lana, ou Alicia de son vrai prénom, découvrit le haut qui cachait la tête blonde de son fils. De petits yeux collés vinrent la maudire.
- Maman, dit-il d’une faible voix. Pitié. J'ai mal à la tête.
Impossible à berner, elle haussa un sourcil avant de déposer un baiser sur le front du garnement. Il eut un droit à un regard tendre avant la tempête. D’un coup, elle souleva la couverture à la vitesse de l’éclair, provoquant une vague de fraîcheur qui lui piqua les membres.
À la porte de sa chambre, Lana l’obligea une dernière fois :
- Debout. Sinon pas de petit déj’.
L’appel de la faim amena le garçon à se lever. Allan gérait mal les températures extrêmes. Enfant du printemps, il était doux comme la saison et aussi curieux qu’un bourgeon en quête du soleil. En caleçon, il enfila son pyjama avant de rejoindre sa mère dans le deux-pièces où la lumière tamisée régnait. Pour son âge, il avait une grande taille. Bientôt onze ans et plus qu’une année avant l’école secondaire. Lana ne le voyait pas grandir, tellement cela allait vite. Elle grignotait une tartine grillée, le café fumant à portée de main, en observant vaguement ses prunelles boisées luire dans la pénombre.
Durs de réveil, ils aimaient cette ambiance du matin, calme et réchauffée par une boisson lactée, tandis que l’automne prenait doucement fin. À la conquête d’énergie, le blond ne trouva pas sur la table ce qu’il cherchait :
- On a plus de jus d’orange ? demanda ce dernier bancalement.
Désolée, sa mère lui répondit que non.
- Je pensais acheter une machine à presser pour qu’on ait du bon jus le matin. Tu en dis quoi ?
En voyant son gamin hausser des épaules, elle prit sa décision. Elle irait voir après le boulot. Cela lui changerait de son quotidien.
Lana travaillait à l’opposé de l’école primaire, raison pour laquelle l’une des anciennes institutrices d’Allan venait le chercher. Ce dernier partait avant sa mère et rentrait généralement avant elle.
L’un aux rédactions et aux calculs, l’autre à la restauration et à la peinture. Ainsi se déroulait une journée classique chez les Praats. Chacun avec ses joies et ses problèmes.
Lana adorait son métier dont la passion lui venait de ses parents. Elle leur rendait tous les jours hommage, particulièrement à sa mère, dont elle avait pris le prénom. Son atelier était placé dans un endroit tranquille. Les gens qui le cherchaient venaient toujours avec une réelle demande. C’était une vie paisible, à l’abri des regards, si ce n’était celui d’un de ces derniers clients.
- Lana, puis-je insister… ?
Le tablier accroché à son cou et à sa taille, ainsi que les cheveux relevés, elle se demandait ce que cet homme pouvait lui trouver.
- J’aimerais que nous dînions ensemble…
Un homme plutôt pas mal, si elle devait être honnête. Ce dernier venait rechercher une penderie. Cela lui donna une idée pour s'en débarasser :
- Excusez-moi, mais je ne sors pas avec mes clients.
- Le travail est fini, nous pourrions apprendre à…
- Non. Désolée, mais c’est non, répondit-elle avec peine.
- … J’ai bien compris que vous êtes une femme blessée. Peut-être qu’une nouvelle expérience vous rassurerait ?
Une femme blessée. Qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre. Alicia n’était rien de ce qu’il décrivait. Aussi mignon soit-il, elle l’envoya paître en rangeant son tablier à l’endroit habituel. La fin de journée avait déjà sonné et les cours d’Allan également.
À l’école, il avait quelques amis, mais il connaissait aussi des fortes têtes dans sa classe. Une balle en mousse vint frapper la sienne en cours de gym.
- He, Praats ! C’est quand que tu nous présentes ton “ami” Billy ?
L’objet du mal à ses pieds, Allan releva doucement ses yeux noisette, égaux à sa mère, dans ceux de l’ennemi. L’envie de lui balancer à la figure se traduit par une confrontation silencieuse. Il n’était pas du genre à déborder, préférant utiliser l’ignorance comme arme. Enfin, c'était le plan de base avant qu'il n'en reçoive une autre sur le nez.
***
À la sortie du magasin d’électroménager, Lana reçut un appel. Ce fut la guerre pour l’amener à son oreille, une boîte dans les bras. Lorsque la directrice présenta son nom, elle comprit très vite qu’elle ne rentrerait définitivement pas à l’heure.
***
Un verre de jus d’orange séparait Allan de sa mère. Le soleil se couchait, les couleurs brûlantes encore hautes dans le ciel s'infiltraient par la fenêtre du salon.
- Bois et raconte-moi ce qui s’est passé, enfant du diable !
- C’est pas moi qui… !
Il se ravisa d’élever la voix contre sa mère et ronchonna avant de boire la moitié de son jus. En voyant ses traits se détendre, Lana eut un petit sourire.
- Il m’a lancé une balle quand on jouait à la balle au prisonnier.
- Est-ce que tu as fait quelque chose pour l’embêter ?
- Non ! C’est juste qu’il est bête.
- Allan, le reprit-elle en croisant les bras.
- Il est méchant avec tout le monde ce gars. Je te jure maman ! Il se moque de tout le monde et il m’en a lancé une deuxième !
- C’est vrai ?
- Oui. Sinon, j’aurais pas fait ça.
Lana savait pertinemment quand il mentait. Ici, il était sincère et elle réfléchit à comment lui expliquer :
- Je comprends que tu aies riposté.
- C’est vrai ?? s’illumina-t-il.
- Mais ce n’est pas une raison. Résoudre ses problèmes par la violence, ce n’est pas une fin en soi.
Elle savait de quoi elle parlait.
- Il y a des fois où on perd le contrôle et on se chamaille, on se bat avec les autres, c’est vrai…
- Je m’étais jamais battu…
- Je sais bien. Maintenant que c’est fait, il faut que tu me promettes que ça n’arrivera plus. Faire des vagues, c’est une mauvaise idée. Cela ne t'apportera que d’autres problèmes.
- Mais… Et si… c’est mérité ?
- Aussi bizarre que ça puisse te paraître, il y a d’autres solutions que d’en venir aux mains.
Il n’avait pas l’air convaincu. La deuxième moitié du jus disparut.
- Est-ce que tu veux me dire pourquoi il t’embêtait ?
- … Pour rien, dit-il à peine, replié sur lui-même.
Là, par exemple, il mentait. Seulement, vu son caractère, elle n’obtiendrait plus rien. Dernièrement, il se livrait moins. Depuis que Billy était passé chez eux. N’ayant pas voulu lui mentir, Lana ne lui avait pas non plus expliqué pourquoi une star avait passé le pas de sa porte. Elle espérait que cela n’ait rien cassé entre eux.
D’un mouvement de tête, elle l’autorisa à quitter la table.
- File ! Et fais tes devoirs. Si tu es sage, on jouera au jeu que tu veux ce soir…
- Sérieux ! Alors on jouera…
- Laisse-moi deviner… aux cartes ?
- Aux sept familles.
- Aux…
Tel un petit éclair, il s’engouffra dans sa chambre qu’il laissait toujours entrouverte. Alicia resta un temps à fixer la pulpe accrochée au verre vide. Un goût amer traversa sa bouche. Le coude sur la table, elle attrapa sa chevelure entre ses doigts et retint un soupir. Depuis que Billy lui avait parlé, les froids souvenirs de ses actes remontaient à la surface. À chaque fois, elle les enterrait. Plus loin. Espérant qu'ils n’émergent jamais, mais à mesure qu’elle les entassaient, les compressaient au fond d’elle-même, ils finiraient par exploser.
Sur son dos, se couchaient les dernières rougeurs. Il faisait sombre de plus en plus tôt, la réalité la rattrapant à chaque fois un peu plus vite. Il aura suffi qu’une petite chose lui échappe dans son quotidien pour que tout dérape. Tout ça, parce qu’il n’y avait plus de jus d’orange.
Avachie dans le noir à sa table, elle jeta un œil à la lumière qui provenait de la chambre d’Allan. Il devait être en train de travailler. Son regard se déplaça ensuite sur l’ordinateur familial. Devrait-elle ? Une fois devant, ses doigts hésitèrent sur le clavier. Jamais, elle n’avait fait de recherches. Par peur de voir ce sur quoi elle allait tomber. YouTube ouvert, elle se mit à trembler.
Elle tapa les lettres une par une, considérant qu’il s’agissait d’une erreur, mais une fois le processus enclenché, c’était trop tard. Les vidéos défilèrent une fois la recherche lancée. Elle ne sut plus où regarder, voulant faire machine arrière. Son cœur sauta. Impossible de la louper, de ne pas la reconnaître, de ne pas céder à la tentation de cliquer. Depuis son petit appartement, où la température chutait à mesure que la nuit tombait, des gouttes noyant le clavier, elle devina la fournaise existant de l’autre côté de l’écran. La chaleur grandissante, palpitante, qui capturait tout sur son chemin. Cela dans les yeux de sa fille, grondant. Elle en oublia de vérifier si ceux de son fils ne l'épiaient pas, focalisée sur cette détermination éruptive et dévastatrice. Cette fougue liée à la jeunesse, qui finirait par creuser sa route avant de prendre ce qu'elle convoite, de force. Elle se déverserait, fumante et sinuante pour rencontrer la terre, cette roche appelé : "Magma".
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