Chapitre 35 : Ailleurs.
12h20 : l’heure du déjeuner approchait, mais Faye n’avait trouvé la faim qu’en ses lèvres, où une marque rouge avait fini par se creuser.
De sa feuille, presque vide, elle se mit à fixer le tableau devant lequel s’agitait leur professeur. Nice, à côté, s’appliquait à maintenir un rythme d’écriture soutenu. Cette dernière lui jeta un regard sévère en l’entendant cliquer compulsivement sur le bout de son bic.
Il allait bientôt être l’heure ; cachée derrière son épaisse chevelure, et sans vraiment oser faire un mouvement, Faye sonda la classe.
Selim était déjà en train de souffler à Jena la commande de sandwichs pour tout le groupe, et à côté de lui, Kimi grognait contre les minutes à rallonge. Faye n’eut pas la même impression quand elle consulta l’horloge. Elle bomba le torse. L’aiguille se déplaçait à toute allure. Ses doigts cherchèrent alors à se glisser sous sa peau. Il lui semblait qu’elle allait de plus en plus vite, comme son pouce, qui cliquait. Encore et encore. C’était trop. Nice poussa un soupir.
Elle explosa :
- Arrête !
Interdite, Faye la dévisagea en se malaxant le coude.
Elle lui avait mis un coup.
- Tu m’as fait mal…
Comme si ça lui était égal, pour unique réponse, elle attrapa son bic et le claqua de l’autre côté de la table.
- Que se passe-t-il, par ici ?
Face à elles, l’homme qui leur servait de professeur attendait, livre ouvert, une explication pour ce chahut. Ce dernier haussa les sourcils lorsque les deux jeunes filles s’enfermèrent dans le silence.
Loyd profita de cet instant pour lever la main :
- J’ai une question monsieur…
L’ensemble de la classe émit une plainte sourde. Ce cours n’en finirait jamais. Faye se récolta entre ses doigts. Sous le banc, sa jambe prit le relais en s’agitant. Le cours allait se finir. Son estomac se tordit. L’aiguille se rapprochait. Nice croisa les bras. Le professeur continuait de parler. Loyd acquiesçait.
La sonnerie retentit.
Dès lors, tous les cahiers se fermèrent.
- Yeees !! s’exclama Selim, en serrant le poing.
- J’ai super faim…
- Ce-n’est-pas-fini, articula le professeur.
La cohue se mêla à sa voix perchée, qui tentait de les garder concentrés.
- Sky, choisi ! C’est moi qui vais chercher les sandwichs… Oh, et puis file moi un coup de main, tu choisiras là-bas, s’agaça Jena, en voyant sa tête d’indécis.
- J’ai pas envie de traverser la cour, rechigna ce dernier.
En effet, il neigeait à l’extérieur.
- Vos journaux de classe !
Ceux-ci s’ouvrirent simultanément. Chacun gribouilla à sa manière les prépas à effectuer pour le prochain cours. Faye fut l’une des premières à le refermer. En deux trois mouvements, elle rassembla son matériel dans son sac à main et pressa ses livres contre sa poitrine. Elle essaya ensuite de se frayer un chemin derrière la chaise de Nice. Bousculée, celle-ci râla. Elle n’avait encore eu le temps de rien ranger.
- Tu peux attendre deux sec…
- Laisse-moi passer, lança Faye, dans la précipitation.
En s’extirpant, elle bourra quelqu’un. Steve ne lui accorda qu’un bref signe pour s’excuser. Il partit aussi vite. Faye se retrouva bête, en tenant nonchalamment ses cahiers. Il lui fallait un sac plus grand, et aussi plus de temps. En sentant le regard de ses camarades de classe lui tomber dessus, elle releva le sien : son cœur se mit à tambouriner. Alex se tenait à un mètre d’elle, son sac à dos sous le bras. Elle avait pourtant l’impression qu’il n’était qu’à quelques millimètres de son visage, qui devint aussi pâle que la neige plaquée aux carreaux. Elle baissa les yeux. Faye l’avait évité toute la matinée. Puis, elle les remonta. Il semblait incrédule, ou peut-être un peu grave ? En tout cas, le pas qu’il effectua lui en fit faire un en arrière.
En serrant ses bouquins, Faye prit la fuite.
Alex resta alors la main en suspens, comme s’il n’avait pas réussi à attraper quelque chose. Les garçons se rassemblèrent automatiquement autour de lui, d’airs compatissants, et tandis que Kimi grimaçait, désolée, Nice referma son cahier abruptement. Elle surprit l’ensemble en sortant en trombe de la classe.
Jena était cependant imperturbable :
- Si tu m’accompagnes, je te paye le sandwich, essaya-t-elle de marchander avec son voisin de classe, sur lequel elle s’était rabattue. Mais Ulys ne céda pas à ses beaux yeux.
***
Pour trouver Faye, Nice n’avait eu qu’à suivre les couloirs inverses où le groupe passait habituellement pour aller au réfectoire. La première minute fut la plus difficile, où elle se faufila entre les élèves à contre-sens. Toute petite, et envahie par les corps affamés, elle grincha entre ses dents :
- Mais poussez-vous…
Sa paume s’arrêta contre le torse d’un garçon qu’elle avait manqué de percuter. Les yeux arrondis, celui-ci devint béat, à l’instar des copains qui l’entouraient. Ils mouchetaient dans leurs poings.
- Est-ce que tu as vu Faye passer ?
- Euh…
Il fut déconcerté par la force dans son regard.
- Par là, répondit un autre, en brandissant son pouce vers l’arrière.
Il n’y avait pas grand-chose là-bas, à part la bibliothèque. Elle se dépêcha de rejoindre la salle remplie de livres, et la traversa, en vérifiant chaque allée. Il n’y avait pas un chat. Faye ne pouvait pas vraiment être ici, pensa Nice. Mais elle eut tort, car elle la trouva cachée devant la fenêtre entre les deux dernières rangées. C’était une belle fenêtre, large et arrondie, sous laquelle il y avait un petit banc pour profiter de sa lecture. Faye s’y était simplement assise, réfugiée dans son gros pull-over. Ainsi, la neige donnait l’impression de tomber sur ses épaules.
- Qu’est-ce que tu fais ? lui lança Nice, un peu essoufflée. Tu ne viens pas manger avec nous ?
Faye ne fut pas vraiment étonnée de la voir là.
- Non, je n’ai pas faim, dit-elle, doucement, en déplaçant d’orée sa main sur la hanse de son sac.
- Tu peux quand même nous accompagner, non ?
Embêtée, elle fit signe que non de la tête, tandis que ses cahiers rejoignirent à nouveau sa poitrine. Nice sourcilla lorsque cette dernière se leva pour la contourner.
Elle prit soin de marcher à son pas :
- Tu comptes aller où ?
- Je ne sais pas, soupira Faye. Ailleurs.
- … Tu ne vas vraiment pas manger ?
- Il faudra bien.
- Alors viens avec nous !
Faye se mordit les lèvres. Elle préféra ne pas répondre. Ce n’était pas le moment de manger en tête-à-tête avec Alex.
- Faye, tu sais…
- Je ne veux pas.
Elle s’était retournée, nette. Son air indiquait bien qu’elle n’en avait aucune envie, et elle espéra mettre fin à cette conversation en s’échappant. Elle quitta la bibliothèque par la deuxième entrée.
Cependant, elle eut beau marcher plus vite, Nice tenait la route.
- Tu ne devrais pas fuir comme ça, lui lança-t-elle, avec l’espoir de la faire réagir. Il faudra bien que tu lui parles ! Et si tu ne sais pas comment faire, reprit Nice, d’une petite voix, tu pourrais commencer par lui dire que si tu as trop de nausées pour manger, c’est parce que tu portes son bébé.
Faye avait fini par s’arrêter. Elle leva les yeux au plafond, comme si elle y cherchait une issue de secours. Heureusement que les couloirs étaient vides. Goutte à goutte, elle sentait qu’elle allait exploser.
- Tu ne comptes pas lui dire ? insista-t-elle.
- Bien sûr que si, mais…
- Alors, dis-lui ! Il était prêt à te parler,...
- Je le ferai quand je le sentirai.
- Mais…
- Mais arrête, Nice ! T’es pas ma mère !
Elle avait hurlé.
Cette fois, Faye lui faisait face tandis que ses mains se crispaient autour d’elle.
- Pourquoi est-ce que tu fais ça… ?! Pourquoi est-ce que tu me… ! Tu me presses ! Je t’ai dit que j’allais lui en parler, mais là, je me sens pas prête, je me sens perdue,...
Petit à petit, elles se déplacèrent autour de sa gorge. Elle peina à parler, étouffée par les sanglots.
- Je ne me sens vraiment pas prête… Tu comprends ? J’ai peur, je…
Mais Nice ne l’écoutait pas, habitée par une colère qu’elle ne pouvait expliquer. Agacée, elle pointa son ventre :
- Donc, tu n’es pas prête à lui dire, mais tu es prête à t’en débarrasser ?
Elle tourna brièvement la tête après ça. Faye tombait de haut. Elle battit des cils, plusieurs fois, en regardant sa meilleure amie. Il y avait quelque temps que cette dernière la dévisageait.
Un flash la rattrapa. Elle l’avait d’abord dit à Selim, malgré elle, et malgré lui, car la nouvelle lui était également tombée sur la tête. Ce dernier avait pourtant promis de garder le secret jusqu’à leur retour à Saint-Clair. Il l’avait alors accompagné pour l’annoncer à Nice. Parce que ces mots-là ne voulaient pas sortir aisément de sa bouche :
- Tu es enceinte ?
En l’apprenant, Nice était restée bien plus calme que son chéri. Elle avait d’abord su trouver des mots justes et réconfortants, avant de lui poser une question essentielle.
- Que comptes-tu faire ? Tu voudrais le garder ?
La réponse à cette question était venue si naturellement aux bords des lèvres de Faye qu’elle l’avait laissé filer :
- Je ne crois pas.
À son grand désarroi, quand elle constata les sourcils froncés de sa copine. Elle n’en avait rien dit, mais dès lors une tension s’était installée entre les deux filles. Nice n’avait pas eu besoin de lui souffler son point de vue.
- J’ai bien compris que tu étais contre, mais…
- Oui, je suis contre, répondit Nice, froidement.
- Mais je pensais que tu me soutiendrais, reprit Faye, peinée.
- Que je te soutienne ??
Nice trépigna.
- Mais comment veux-tu ! À ce que je sache, c’est aussi le bébé d’Alex ! Et tu ne l’as même pas consulté pour prendre ta décision !
- Je n’ai pris aucune décision !
- Alex voudra peut-être le garder, dit Nice, comme s’il s’agissait d’une évidence.
- Ha ! C’est ça, ouais, tu prends vraiment tes rêves pour la réalité !
Finalement, Faye voyait rouge aussi.
- En fait, si toi tu veux des gosses, tu n’as qu’à en faire ! Je suis sûre que Selim sera ravi !
- Il le serait !
- Alors qu’est-ce que tu attends ???
- C’est pas la question !
- Si ! Parce que tu n’es qu’une égoïste ! Tu ne penses qu’à toi et à ce que tu ferais à ma place ! Parce que toi, tu es géniale ! Parce que toi, tu le garderais… Mais c’est de moi dont on parle ! cria-t-elle, en pointant ses mains sur son cœur. J’ai peur ! Et je ne veux pas d’enfants ! Alex n’en veut pas non plus, et même… même s’il changeait d’avis… Lui et moi, on est… on est tous cassés, notre couple ne ressemble plus à rien, comment veux-tu… On peut pas avoir d’enfants, bon sang !!
Les larmes coulaient de nouveau de plus belle.
- Dans ce cas…
Nice se fit bien droite :
- Tu aurais dû faire plus attention.
- … Non, mais je rêve.
Faye n’en revenait pas. Ce fut à son tour de la dévisager, alors même qu’elle ne daignait la regarder. En aspirant l’intérieur de ses joues, elle réhaussa ses livres. Elle ne dit rien, et ravala ses larmes, laissant place à un silence qui poussa Nice à jeter un oeil dans sa direction. Elle dû ressentir le froid qu’il y avait à l'extérieur, car elle ne trouva qu’un frisson dans les yeux de la rouquine. Cette dernière partit ensuite. Ailleurs.
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