Un phare dans la nuit (Intégral)

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"Parfois je me tiens sur le rivage

Où les peines déversent leur émanation,

Les eaux agitées soupirent et crient

Murmurant des secrets qu'elles n'osent prononcer.

Venant des vallées sans nom, loin dans les profondeurs,

De collines et de plaines d'aucun homme ne saurait connaître,

La houle mystérieuse et les vagues maussades

Suggèrent, tels des thaumaturges exécrés,

Un millier d'horreurs, grandes en épouvante,

Contemplées par des ères depuis longtemps oubliées.

Ô vents chargés de sel qui parcourez tristement

Les régions abyssales et nues ;

Ô lames courroucées et blafardes qui rappelez

Le chaos que la Terre a laissé derrière elle ;

Je ne vous demande qu'une seule chose :

Laissez à jamais inconnu votre antique savoir !"

Howard Phillips Lovecraft,

Dans "Fungi de Yuggoth et autres poèmes fantastiques".

 La souffrance l'étreignit sitôt qu'il sortit de sa léthargie. Ce ne fut qu'ensuite qu'il perçut le mugissement des vagues, d'abord lointain, puis de plus en plus précisément à mesure qu'il reprenait connaissance. Il sentit alors la pluie sur son visage. Au prix d'un douloureux effort, le chevalier tenta d'ouvrir les yeux. D'abord l'un, ensuite l'autre, péniblement, les entrouvrant à peine pour qu'ils aient le temps de s'acclimater à leur environnement, puis tout grands en réalisant qu'il ne se trouvait plus dans son abri de fortune. Allongé à plat ventre sur des rochers trempés et aiguisés, il n'y avait plus trace ni du Naufrageur ni de l'équipage. Il était seul.

 Une violente quinte de toux le secoua et un filet d'eau salé mêlée de bile s'échappa de ses lèvres gercées. La puanteur des algues lui retounait l'estomac. Malgré l'étau de douleur qui comprimait sa gorge, il laissa un ricanement s'élever dans la bruine environnante. Ni la Source ni le Passeur n'avaient voulu de sa misérable carcasse. Le kraken avait pris son navire, ses hommes et les maigres provisions que le clan de l'Ours avait bien voulu leur donner. Quant à lui, l'océan l'avait recraché tel un déchet, une immondice. L'ironie de sa situation vint le frapper de toute sa force.

 Avec un grognement, il se retourna sur le dos, chassant par la même occasion le groupe de mouettes qui s'était formé autour de lui. Elles prirent leur envol en émettant des piaillements stridents. Aussitôt, la douleur revint et sa tête sembla sur le point d'exploser. Ses yeux capitulèrent, et il les referma en gémissant. Il leva instinctivement ses mains pour y enfouir son visage et demeura ainsi longtemps, écoutant la pluie, effrayé par l'horrible tiraillement qui s'élevait de sa poitrine.

 Un violent frisson le secoua lorsqu'il réalisa à quel funeste destin il venait d'échapper. Il avait failli se noyer, et il ne savait par quel miracle il avait échoué ici. Mourir ne lui faisait pas peur : il cotoyait la mort depuis de nombreuses années et il n'ignorait pas que chaque combat livré pouvait être son dernier. Mais la noyade était une fin qu'il craignait par-dessus tout. La plupart du temps, elle survenait au terme d'interminables minutes de souffrance et de terreur durant lesquelles la malheureuse victime était consciente de l'imminence de son trépas, prisonnière des flots. Et non contente de pouvoir arracher la vie, l'eau - cette insaisissable meurtrière - n'hésitait pas à profaner les dépouilles, à effacer la moindre trace d'humanité des corps de ceux qui reposaient en son sein.

 Le chevalier avait vu les cadavres des autochtones morts durant les inondations qui avaient ravagé le pays du Lotus. Jamais il n'oublierait. Les corps charriés par les fleuves et les torrents de boue étaient grotesques, violacés et gonflés comme des outres trop pleines. Hommes et femmes, enfants et viaillards, maîtres et paysans ; nul n'avait été épargné par la crue. Au creux de son sommeil, Roivas était hanté par une procession d'êtres fantômatiques, blafards, leurs yeux vitreux tournés vers lui comme pour lui reprocher d'être encore en vie. L'Impérial et ses troupes étaient arrivés trop tard pour les sauver. Fontenaille avait été rayée de la carte par un seul homme, un riche seigneur à l'esprit dérangé qui avait décidé de faire ouvrir les vannes du barrage au pied duquel s'étendaient les rizières à perte de vue. Et les spectres de ces habitants aujourd'hui disparus revenaient inlassablement rappeler à Roivas son échec. À ces visages allaient sans doute s'ajouter maintenant ceux des membres de l'équipage qu'il venait de perdre.

 Il soupira.

 La souffrance s'était un peu atténuée pendant qu'il exorcisait ses pensées morbides. Il rouvrit les yeux et lança un regard entre ses doigts écartés. En étudiant les environs, il constata qu'il se trouvait sur ce qui ressemblait à une île ou une avancée de terre rocailleuse, battue par un vent glacé qui faisait s'élever des paquets d'écumes pour les projeter ensuite sur les rochers, leurs éclaboussures rendues anecdotiques par l'intensité de la pluie. La mer houleuse et grise s'étendait à perte de vue sous un ciel bas toujours très menaçant d'où le soleil 'était absent, dissimulé par une épaisse couche de nuages. Au-dessus de sa tête, les mouettes avaient entamé un ballet aérien, lançant leurs cris aigus qui résonnaient désagréablement dans sa tête encore bourdonnante. Et au loin, une lueur accrochait le regard du chevalier, vacillante, évoquant un brasier mystérieusement suspendu au-dessus du sol. Il avait une petite idée de ce que ça pouvait être, encore fallait-il aller vérifier.

 Roulant sur le côté avec d'infinies précautions, il se remit lentement sur pieds. Le sang se mit presque aussitôt à lui battre les tempes, et il marqua une pause, arc-bouté en avant, ses mains gantées appuyées sur ses cuisses. Il fallut quelques secondes pour que le monde cesse de vaciller autour de lui. Se redressant alors complètement, il porta machinalement la main au côté et étouffa un juron en réalisant que son épée ne s'y trouvait plus. Sa gourde devait également reposer quelque part au fond de l'océan. Il ne lui restait plus que sa bourse qui contenait quelques souverains, une pierre à aiguiser et une boîte d'amadou. Refusant de se laisser aller au découragement, il entreprit de scruter les environs à la recherche d'un signe de vie ou d'une quelconque indication. Il contracta ses muscles endoloris et parvint à soulever du sol un pied un peu raide qu'il reposa lourdement devant lui. Il recommença l'opération, tantôt avec un pied, tant tôt avec l'autre, et au bout de quelques pas le mouvement redevint automatique : il avançait plus rapidement, avec plus d'aisance, prenant garde toutefois de ne pas se rompre le cou sur les rochers rendus glissants par l'averse.

 Il avait suivi le rivage sur une cinquantaine de mètres lorsque ses yeux se posèrent sur des débris qui jonchaient le sol. D'autres flottaient encore à la surface de l'eau. Il s'approcha avec précaution de ceux qui étaient échoués, persuadé de reconnaître les morceaux épars de ce qui avait été son navire. Mais force était de constater que ce n'était pas le cas. Ces débris provenaient d'une embarcation bien plus petite, sans doute une chaloupe. Et ce n'était cas l'une de celles qui équipaient le Naufrageur. Interloqué, il fureta parmi les rochers, ramassant une planche, en retournant une autre. Il devina là le savoir-faire distinctif des Nordiques : la qualité du bois, la peinture, les sculptures décoratives. Il releva le nez et fixa à nouveau l'horizon. D'autres gens qui ont été surpris par la tempête ? Ou peut-être s'agit-il d'une embarcation mal amarrée qui a fini sa course contre les rochers ? En tout cas, il devait encore se trouver à proximité de Hautecime. Il craignait déjà d'avoir dépassé Rocheval, dernier bastion de la civilisation situé à l'extrême nord-ouest des terres barbares, et de se retrouver livré à lui-même en terre inconnue.

 Abandonnant les débris, il s'approcha prudemment de la rive, à la recherche d'un corps coincé entre les récifs. Il se pencha avec précaution, mais il ne distingua rien d'autre que l'écume et le varech qui recouvrait les rochers à fleur d'eau. Il crut bien apercevoir des ombres nager sous la surface, un peu plus loin, mais à la réflexion cela lui parut peu probable. À moins qu'il ne s'agisse d'otaries ou de phoques, aucune bête de cette taille ne frayerait aussi près de la terre ferme. Son imagination devait lui jouer des tours après tout ce dont il avait été témoin ces dernières heures. Ce qui était certain, c'est qu'il n'y avait rien d'autre qui puisse lui être utile ici. Il reprit donc sa marche le long du rivage.

 Le sol accidenté céda peu à peu la place à la végétation et les bottes de Roivas s'enfoncèrent bientôt dans la boue avec un bruit de succion. La lueur qu'il avait entraperçue tout à l'heure se précisa, et son coeur bondit de joie dans sa poitrine lorsqu'il vit qu'il s'agissait bien d'un phare, comme il l'avait espéré. Quelqu'un devait sans doute s'y trouver ; quelqu'un qui accepterait de partager la chaleur d'un bon feu et qui lui dirait que les monstres marins n'étaient que le fruit des légendes et des cauchemars les plus vicieux. Ces promesses réconfortantes lui firent accélérer le pas jusqu'à ce qu'il atteigne une petite crique qui s'étendait au pied d'une longue bâtisse dont les murs les plus bas étaient noircis par un dépôt poisseux. D'une taille respectable, elle paraissait s'enrouler autour du sombre rocher sur lequel se dressait le phare, comme un serpent lové autour d'une effigie de pierre dédiée à une divinité oubliée de tous. Une vaste entrée entièrement abritée s'étendait le long de sa façade, et Roivas s'y glissa sans l'ombre d'une hésitation, faisant fi de l'étrange impression que lui inspirait ce lieu. Lorsque le temps était clément, cet endroit devait servir à sécher les filets. Mais aujourd'hui, y étaient entreposés pêle-mêle des cordages, gaffes, flotteurs, rames, planches de bois, nasses et casiers, et tout ce que la mer avait pu rejeter sur cette petite île. Le chevalier avait déjà posé la main sur la poignée de la lourde porte de chêne qui donnait sur les dépendances lorsque des éclats de voix le coupèrent net dans son élan.

 Fronçant les sourcils, il tourna la tête en direction du bruit et se mit à scruter plus attentivement la baie. Un quai branlant s'y dressait, auquel était amarré un bateau de pêche qui ne payait pas de mine, protégé des vagues par une petite afancée sur la mer. Il avait failli ne pas la voir en se précipitant vers l'abri, mais il distinguait maintenant une silhouette tout au bout du quai. Elle se tenait de façon étrange, comme si elle était pliée en deux ou penchée sur quelque chose. Levant une main au-dessus de sa tête afin de se protéger de la pluie, Roivas s'approcha en hélant l'individu. Ce dernier sembla se raidir au son de la voix qui l'nterpelait, puis un visage apparut lorsque l'homme pivota lentement pour jeter un regard par-dessus son épaule. Ses traits rappelaient ceux des Nordiques, mais il semblait bien plus chétif que ces fiers combattants bardés pour chasser et guerroyer.

 - Holà, étranger, dit-il calmement. Vous tombez à pic.

 Lorsque le chevalier arriva à sa hauteur, il vit qu'une jeune femme était allongée aux pieds de l'individu. Pâle comme la mort, elle saignait abondamment d'une blessure à la tête. Ses cheveux d'un noir de jais juraient avec la blancheur de sa peau, tout comme la délicatesse de ses traits contrastaient avec les colifichets macabres qu'elle portait aux poignets et autour du cou. Elle avait souligné le contour de ses yeux de khôl, mais la pluie en avait fait des rivières de cendres sur ses joues.

 - Qui est-ce ? fit Roivas en la désignant du menton.

 - Je n'connais pas son nom et ça m'va très bien comme ça, lui répondit l'homme avec un accent pour le moins surprenant. Mais on la connaît d'vue au village, et ça m'a suffit pour accepter d'l'emmener. Elle a voulu que j'la dépose à Rocheval. La tempête nous a surpris et nous nous sommes réfugiés ici. La belle affaire...

 Ses petits yeux sombres, cernés de rides profondes, restaient rivés sur ceux de l'Impérial. Comme celui-ci gardait le silence en le considérant d'un air inquisiteur, il poursuivit :

 - En descendant du bateau, elle a glissé sur l'quai et s'est fendu l'crâne. J'savais bien qu'c'était une mauvaise idée de m'embarquer dans c't'histoire... J'allais l'amener à l'intérieur, à l'abri dans l'phare. Maintenant qu'vous êtes là, vous pouvez p'têt m'aider ?

 Roivas acquiesça froidement, et l'homme se redressa en passant l'un des bras de la jeune femme derrière sa nuque. Le chevalier fit de même de son côté, constatant au passage que les mains et les avant-bras de la blessée arboraient plusieurs coupures légères. Elles ressemblaient davantage à des blessures défensives qu'à des entailles que l'on se ferait en tombant. Le chevalier faignit toutefois de ne rien avoir vu, mais il n'en demeura pas moins méfiant.

 - Vous venez de loin ? demanda-t-il tandis qu'ils traversaient la passerelle en direction de la terre ferme, laissant derrière eux l'Échalotte, le petit bateau de pêche.

 - Pas d'aussi loin qu'vous, si j'en crois vot' accent et vos frusques... Tout l'monde se connaît ici, et vot' bobine, elle m'dit rien.

 - Et c'est une tradition locale d'éluder les questions ? répondit Roivas sur le même ton bourru.

 L'homme poussa un bref soupir mais daigna tout de même répondre.

 - J'viens d'Noirmarais, une p'tite bourgade à quelques encablures d'ici. J'suis pêcheur. Et vous ? Comment diable êtes-vous arrivé sur ce rocher ?

 - Ce serait une longue histoire... Vous ne me croiriez pas.

 - Ben voyons, grogna le bonhomme alors qu'ils atteignaient la terre ferme. Et après, ça s'permet d'donner des leçons...

 - Je suis une sorte de mercenaire, concéda Roivas après s'être accordé quelques secondes de réflexion. Je viens de Saintefontaine. Je suis à la recherche de quelqu'un.

 - Un gars d'l'Empire perdu dans l'trou du cul du monde, ricana le pêcheur. En v'là une qu'elle est bien bonne ! Vot' p'tit confort vous manque pas trop, par ici ?

 L'Impérial encaissa la remarque sans broncher. Il avait conscience de n'être guère plus loquace que son interlocuteur en évitant de lui parler du naufrage et du but véritable de sa présence sur les terres du septentrion, mais il n'avait pas de compte à rendre à cet homme, et le bougre l'aurait sans doute pris pour un fou s'il lui avait parlé du Passeur, ou pire encore... L'Ordre avait été fondé pour contenir la monstruosité qui avait failli éradiquer les Hommes lors de la Confrontation ; le Dévoreur de Mondes comme l'appelaient les érudits, un ennemi invisible qui sommeillait dans les tréfonds situés de l'autre côté de la Muraille de la Veuve. Jamais il n'avait été question d'une bête hantant les abysses de ce côté du mur. Si les peuples de Fendragon devaient apprendre que l'Empire n'avait pas plus la situation sous contrôle que ne l'avaient eu les civilisations d'autrefois, personne ne serait en mesure de stopper le vent de panique qui soufflerait sur le royaume. Il était inutile d'effrayer ce pauvre hère. Après tout, Roivas n'avait aperçu que les tentacules du Passeur. Aussi, il pouvait très bien ne s'agir que d'une pieuvre à la taille tout à fait remarquable. Les longues heures que Roivas avait passées à lire les vieux manuscrits de la bibliothèque impériale lui avait appris que la seule vue du Dévoreur aurait provoqué la folie et la déroute au sein des armées qui avaient osé se lever et marcher contre lui. Foutaises que tout cela. Les conteurs avaient cette manie détestable de toujours tout exagérer. Le chevalier se sentait sain d'esprit au sortir de sa rencontre avec le kraken. Terrifié à chaque fois qu'il y repensait, mais définitivement sain d'esprit... Mais en admettant qu'il y ait une once de vérité dans ces légendes, c'était là une preuve supplémentaire qu'il ne pouvait s'agir d'une créature semblable. Il était donc trop tôt pour parler d'un nouvel Éveil. Mais une question le taraudait toutefois, et il avait beau y songer et songer encore, il ne parvenait pas à trouver une réponse capable de le satisfaire : comment avait-il pu échapper à la noyade alors que son galion s'était abîmé en pleine mer ?

 - On y est presque, dit le pêcheur en mettant par la même occasion un terme aux introspections de Roivas.

 La jeune femme demeurait inerte tandis qu'ils approchaient du phare et de ses dépendances, sa tête dodelinant à chaque pas que faisaient ses protecteurs. Contrairement au marin qui portait un pantalon de toile sombre, d'épaisses chausses fourrées et un pull de laine sale, elle était vêtue pour sa part d'une robe faite de lanières de cuir ornées de plumes, de dents et d'os d'animaux. Le chevalier fronça le nez en remarquant qu'elle empestait les peaux tannées et la sueur.

 - C'est un drôle d'accoutrement que porte votre amie. Elle semble plus sauvage encore que ceux de votre peuple.

 - C'n'est pas mon amie, répondit l'homme avec animosité. On s'tient loin des sorcières des terres sauvages ; ça porte malheur. Si on peut éviter d'avoir affaire à elles, on l'fait étranger.

 - Pourtant, ça ne vous a pas empêché de la transporter sur votre rafiot.

 Cette fois, ce fut le pêcheur qui ne releva pas l'allusion. Les deux hommes venaient d'atteindre l'entrée couverte, et sans hésiter, l'étrange individu ouvrit la porte que l'Impérial s'apprêtait à franchir quelques minutes plus tôt. Ils s'engouffrèrent aussitôt dans le bâtiment et Roivas poussa la porte du talon afin de la refermer derrière eux. La flamme vacillante de la torche fixée dans un coin de la pièce s'éteignit avec le brusque déplacement d'air, et l'obscurité tomba comme un voile sur les deux hommes. Les yeux du chevalier mirent quelques instants à s'habituer à leur nouvel environnement. Il vit qu'ils se tenaient dans une petite entrée dans laquelle était entreposé du bois de chauffage, stocké à l'abri de l'humidité. Dans la pénombre, la rangée de manteaux accrochés à la patère en face d'eux ressemblait à un bataillon de pendus, mous et grotesques. Il remarqua également une porte close sur sa gauche et une ouverture dans le mur de droite qui semblait donner sur une pièce plus grande.

 - J'imagine que vous connaissez les lieux, dit Roivas.

 - J'suis venu ici une ou deux fois pour approvisionner l'phare en vivres, grommela le pêcheur. On devrait monter à l'étage. L'gardien doit s'trouver dans la grand-salle.

 - Dans ce cas, je vous suis.

 Le marin se dirigea alors sur la droite et ils pénétrèrent dans un atelier qui contenait un grand réservoir d'eau potable ainsi qu'un établi sur lequel se trouvaient les outils nécessaires à l'entretien du phare : marteau, clous, masse, rabot. Au plafond pendaient plusieurs crochets et lampes à huile rouillés, et Roivas dut se pencher à plusieurs reprises pour ne pas se couper ou se cogner en passant près d'eux. Ils empruntèrent ensuite un couloir trop étroit pour qu'ils puissent s'y déplacer tous les trois de front. Le chevalier invita son guide à ouvrir la marche tandis qu'il porterait seul la jeune femme. L'impatience le gagnait, et il n'avait plus qu'une hâte : s'installer près d'un feu et prendre un peu de repos. Un détail attira toutefois son attention pendant qu'il traversait le couloir. Les fenêtres qui s'ouvraient dans le mur extérieur et qui donnaient probablement sur la crique étaient toutes condamnées, mais de l'intérieur.

Bizarre, pensa-t-il. Pourquoi tant de précautions dans un lieu si isolé ? Le gardien se sent-il en danger ici ?

 Ils parvinrent alors au pied d'un escalier d'angle sous lequel étaient empilés plusieurs tonneaux. À l'odeur qui s'en dégageait et au sol que le chevalier trouvait collant, il supposa qu'il devait s'agir de la réserve pétrole qui permettait d'alimenter à la fois les lampes et le phare lui-même. Le pêcheur confirma aussitôt ses pensées.

 - J'crois qu'des gars font l'plein une fois par semaine, dit-il en entamant l'ascension des marches. Mais en cas d'mauvais temps, y a bien d'quoi tenir le phare allumé pendant un mois avec c'qu'y a là.

 Étendue dans les bras de Roivas, la jeune femme était aussi légère qu'une plume. Mais tandis qu'il grimpait l'escalier, l'Impérial perdit peu à peu du terrain sur son guide. Il ne se pressa pas pour le combler. Le pêcheur ne faisait plus mine de vouloir porter assistance à sa mystérieuse passagère et le chevalier n'avait pas davantage envie de converser. Leurs échanges n'aboutissaient à rien et les vagues explications qu'il avait pu soutirer à ce type n'avaient pas réussi à convaincre Roivas de sa sincérité, aussi tâcha-t-il d'écarter ses pensées du Passeur pour les recentrer sur la méfiance que lui inspirait cet individu. Il s'agissait là d'une menace qu'il jugeait plus palpable, plus immédiate, et son instinct ne l'avait encore jamais trompé.

 Il finit par le rejoindre un peu au-delà du sommet des marches, dans un hall à peine plus éclairé que le rez-de-chaussée. Le grand tapis qui recouvrait le plancher était élimé jusqu'à la corde et imprégné de l'odeur de l'océan. Une fenêtre crasseuse et encadrée de vieux rideaux s'ouvrait dans le mur de gauche. En face d'elle étaient alignées quatre portes dont trois étaient closes et la dernière légèrement entrouverte. Quant au hall, il se terminait par un petit corridor en coude. D'un geste de la main, le pêcheur fit signe au chevalier de le suivre. Ce dernier lui emboîta le pas et ils traversèrent tous deux le couloir pour arriver dans une salle bien plus grande et bien plus chaude que toutes celles qu'ils avaient traversées jusqu'ici. Le feu crépitait dans un âtre de belle taille et un banc avait été tiré face à lui. Une table se dressait également là, entourée de huit chaises, et dans un coin opposé à la cheminée, un poêle à bois supportait une marmitte d'où s'échappait l'odeur d'une soupe de poisson. Une tenture moisie habillait l'un des murs de ce réfectoire. Les autres arboraient quelques croquis de navires issus des différentes contrées qui composaient Fendragon et deux petites fenêtres donnaient sur l'immensité de l'océan. D'une petite pièce attenante s'élevaient des murmures entrecoupés de gémissements. Cette simple litanie suffit à donner froid dans le dos à Roivas malgré le bref réconfort que lui avait offert la vue de ce lieu. Les chuchotements s'arrêtèrent brusquement tandis qu'il mettait un genou à terre afin d'allonger la jeune femme sur le banc.

 Un vieillard un peu voûté déboula dans la salle, en état de panique. Il semblait surpris de trouver des visiteurs au cœur de sa retraite.

 - Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous faites ici ? aboya-t-il d'un ton inquiet.

 Le pêcheur fourra ses mains dans ses poches et adressa au gardien un vague signe du menton.

 - Salut Tolfdir.

 Sa présence sembla ajouter à la confusion du vieil homme.

 - J'ai eu un pépin avec l'bateau. Dès qu'la tempête sera passée, j'retournerai à Noirmarais. J'me r'pose juste un peu et j'repars.

 - Ne la laissez pas là, répondit le vieux en pointant la jeune femme inconsciente du doigt dans la regarder. Il reste des lits dans les anciens quartiers des mariniers...

 - J'm'en occupe.

 Ignorant la présence de Roivas, le pêcheur s'approcha du banc et jeta sans douceur la blessée sur son épaule. Puis il repartit par où ils étaient arrivés, laissant le chevalier seul avec le gardien. Celui-ci portait une vareuse dont les épaules et le dos avaient été graissés afin de les rendre imperméables. Cette technique était plutot répandue chez les marins, mais elle avait pour inconvénient de faire dégager aux vêtements une forte odeur de rance. Ses pantalons de toile grossière étaient enfoncés dans des bottes en peau également graissées. Il portait sur le crâne un bonnet de laine sombre qui laissait dépasser des cheveux blancs filasses, et une barbe de trois jours accentuait son aspect hirsute et négligé.

 - Bonjour vieil homme. Je m'appelle Roivas.

 - Tolfdir, murlura-t-il d'une voix peu assurée, nouant et dénouant des mains osseuses aux articulations déformées par les rhumatismes.

 - Je suis navré de vous imposer notre présence. À choisir, je préférerais me trouver dans une taverne bondée à l'heure qu'il est. Ou mieux : être entouré de mes compagnons d'armes à Saintefontaine. Me permettez-vous de me sécher auprès du feu, l'ami ?

 Il avait beau chercher à établir un contact visuel, le vieil homme semblait regarder partout et nulle part à la fois, ses yeux errant sur le sol ou autour de son interlocuteur. Le pauvre bougre n'était plus très jeune, et il ne semblait pas plus sain d'esprit. Roivas ne put s'empêcher de penser à son jeune frère, tenu à l'écart de la scène politique du fait de son handicap.

 - Je crois que vous pouvez... Oui. Vous pouvez vous réchauffer près du feu.

 Le chevalier le remercia avec un soulagement non feint et se laissa lourdement tomber sur le banc qui émit un craquement plaintif. Une bûche se fendit dans l'âtre, laissant échapper un petit tourbillon de braises. Il se pencha alors en avant, tendant ses mains vers la source de chaleur, et soupira d'aise en sentant la tiède caresse des flammes effleurer son visage et ses paumes. Du coin de l'œil, il voyait le gardien se balancer inlassablement d'avant en arrière, ses lèvres s'agitant silencieusement. Il demeura là un moment, comme s'il avait oublié la présence de l'Impérial. Puis brusquement, il sembla regarder à travers Roivas, avant de disparaître par la porte qu'il avait franchie pour venir à la rencontre des arrivants, et on entendit bientôt ses murmures s'élever à nouveau dans la pièce d'à-côté. Il y eut des bruits d'ustensiles qui s'entrechoquent, et une poignée de secondes plus tard, il était de retour avec dans les mains un couteau, une terrine, du pain et une chope de bière qu'il apporta au nouveau venu.

 - Il me semble que vous n'aimez pas le poisson, commenta-t-il en lui tendant ce repas.

 Roivas fit de son mieux pour masquer sa surprise. Il contempla le vieil homme, son esprit travaillant à toute vitesse. Est-ce que j'aurais déjà rencontré ce veillard auparavant ? Son visage ne m'est pourtant pas familier. Il tendit les mains pour débarrasser le gardien et renifla distraitement la nourriture ; il sentit alors son estomac se nouer sous l'effet de la faim. Il mourait littéralement de faim. Il n'avait pas mangé depuis la veille, au moins. Il remercia Tolfdir et commença à attaquer cette manne inespérée. Au bout d'un moment, il invita le vieillard à prendre place près de lui sur le banc, mais celui-ci resta debout, le regard perdu dans les flammes et ses lèvres psalmodiant toujours quelques paroles incompréhensibles. Haussant les épaules, Roivas termina de dévorer son repas, et le silence ne fut troublé que par les joyeux crépitements du feu et les bruits de mastication du chevalier. Lorsqu'il eut terminé, il but une gorgée de bière et tenta une nouvelle approche.

 - Vous connaissez l'homme avec lequel je suis arrivé ? Il dit venir de Noirmarais.

 Le vieillard hocha doucement la tête.

 - Garvey. Oui. Je connais les habitants de Noirmarais. Ceux qui ont un bateau viennent parfois ici. Certains apportent de l'huile pour le phare, d'autres apportent du poisson. Beaucoup de poisson... Noirmarais. J'y suis né, vous savez ?

 - Je suis assez peu familier avec cette partie du royaume. Pardonnez-moi, mais Garvey et vous-même ne ressemblez pas beaucoup à vos homologues nordiques.

 Ses mouvements de balancier s'interrompirent tout à coup, et son regard sembla prendre pour la première fois une réelle consistance, mais ce fut fugace. Il porta ses doigts à la bouche et se mit à les modiller avec anxiété.

 - Maudits. Nous sommes tous maudits. Garvey, tous les autres. Moi. Nous sommes tous maudits. C'était mal ; il ne fallait pas.

 - Il ne fallait pas quoi ?

 - Ça me fait plaisir que vous soyez là, poursuivit le gardien comme s'il n'avait pas entendu la question. Le vieux Tolfdir n'a pas beaucoup de visite. Il n'y a que les bateaux qui apportent des choses pour le phare. Et ils ne restent jamais longtemps.

 Roivas hésita à insister. Le vieil homme semblait un peu plus loquace que le dénommé Garvey, mais le chevalier craignait que sa trop longue solitude n'ait eu des effets désastreux sur sa santé mentale. À moins qu'on ne l'ait isolé ici parce qu'il était déjà un peu dérangé.

 - Je regrette que cette maudite tempête se soit levée, dit-il de manière à être entendu. Sans cela, je serais déjà sur le chemin du retour à l'heure qu'il est.

 - Cette tempête n'était pas naturelle. Oh, ça non ! Je n'ai jamais rien vu de tel en soixante ans. Ce n'est pas bon... Ce n'est pas bon du tout ! Ils n'auraient pas dû !

 Il gémissait maintenant. Posant sa chope de bière sur le banc, Roivas se leva et attrapa doucement le vieillard par le poignet.

 - Vous pensez que c'est le Passeur ? Vous pensez que c'est lui qui a provoqué la tempête pour protéger ceux que je traquais ? Parce que ce sont eux, n'est-ce pas ? Ceux de Noirmarais...

 Pour la première fois depuis le début de la conversation, Tolfdir plongea son regard dans celui de Roivas. Ce que celui-ci vit dans les yeux de son hôte relevait à la fois d'une grande lucidité et de la peur dans ce qu'elle avait de plus primaire.

 - Alors vous avez vu le Passeur ? souffla le gardien. C'est pour cela que vous êtes ici, n'est-ce pas ? Vous allez nous guérir. Mais si Celui qui voit tout vous a épargné, alors cela signifie aussi que Fendragon est condamné. Non... Par la Source, non...

 - Que voulez-vous dire, vieil homme ? risqua Roivas sur le même ton, en affermissant sa prise. Je ne comprends rien à votre charabia. En quoi cette créature aquatique pourrait-elle menacer le continent tout entier ?

 - Ce n'est pas le Passeur qu'il faut craindre. C'est celui qui le sert qui provoquera notre fin à tous. Vous seul pouvez empêcher cela, mon Prince.

 - Comment savez-vous ? murmura l'Impérial, sa conscience se brisant comme un miroir.

Il relâcha le poignet de l'homme, avec l'impression d'avoir encaissé un violent coup de poing dans le ventre. Comment a-t-il su pour le poisson ? Et comment peut-il avoir deviné un rang que personne ne m'attribue plus depuis des années, pas même à Saintefontaine ?

 Mais il savait qu'il n'obtiendrait plus rien de Tolfdir. Le vieillard était déjà redevenu distant, son visage dénué de toute expression. Il avait repris ses divagations au sujet d'ombres dans les rochers et sous les eaux. Roivas était sous le choc. On lui avait confié une mission d'une simplicité affligeante qui prenait des proportions inimaginables. Avoir découvert l'éveil potentiel d'une autre créature antique n'était vraisemblablement pas suffisant. Un vieillard omniscient parlait maintenant d'une menace plus terrible encore. Qu'est-ce qui peut être pire qu'une nouvelle Confrontation ? La dernière a failli réduire l'humanité à néant.

 Il s'écarta de la cheminée sur des jambes cotonneuses pour aller s'appuyer contre le montant d'une fenêtre, en proie à une intense confusion. La nuit n'allait pas tarder à tomber. Le peu de luminosité qui régnait sur ce rocher déclinait, indiquant que la journée touchait à sa fin.

 - C'est insensé, s'entendit-il dire. Qu'est-ce qui se passe ici ? Et comment je vais pouvoir reprendre ma traque sans navire et sans équipage ? Est-ce que je dois renoncer et rentrer à Saintefontaine afin de faire part de mes découvertes aux autres ?

 Tandis qu'il prononçait ces mots, quelque chose attira son regard au-dehors, et il approcha son visage de la vitre dégoulinante de pluie. Il avait cru apercevoir une silhouette luttant contre le vent, non loin du rivage. Mais le temps d'une bourrasque, elle avait déjà disparu. Des rochers affleurant apparaissaient et disparaissaient au gré de la houle. Il lui sembla distinguer quelque animal marin venir respirer à la surface avant de replonger aussitôt. Mais encore une fois, il trouva cela étrange, si près des terres. À moins qu'il ne s'agisse des fameuses ombres dont parle Tolfdir, pensa-t-il, sarcastique. Toutes ces histoires commençent à me rendre parano. Il recula d'un pas et faillit sursauter lorsqu'une main se posa sur son bras. Il fit volte-face en cherchant en vain à saisir la poignée de son épée égarée et il se trouva nez-à-nez avec le gardien du phare qui fixait un point quelque part par-dessus l'épaule du chevalier. Il fourra une petite bouteille poussiéreuse remplie d'un liquide transparent dans les mains de ce dernier. Il y avait aussi quelques compresses à l'aspect peu ragoûtant.

 - Pour votre amie, dit-il simplement avant de quitter la pièce en direction de ce qui devait être la cuisine ou ses appartements personnels.

 Roivas soupesa le flacon en réfléchissant. Il n'avait rien de mieux à faire dans l'immédiat, et en y repensant, il commençait à se demander ce qui prenait autant de temps à Garvey pour qu'il ne soit pas encore revenu se restaurer ou chercher de quoi soignéer la blessure de sa passagère. Et le calme avec lequel Tolfdir lui avait remis la bouteille alimentait ses soupçons à l'égard du pêcheur. Et si le vieil homme l'envoyait sciemment auprès de lui et de la sorcière ? Il revint donc dans le hall à grandes enjambées, jetant un œil par l'entrebaîllement de l'une des portes qu'il avait ignorées lors de son premier passage. La pièce était déserte, les volets entrouverts gémissant sous les assauts du vent. La suivante était plus encombrée mais personne ne s'y trouvait non plus. Le phare et ses dépendances avaient sans doute dû accueillir de nombreux équipages dans le passé. Mais à présent, la quasi totalité de l'abri semblait inoccupée et les murs étaient dans un état de décrépitude avancé. Il se demanda quelle était la cause de cet abandon. La troisième porte était verrouillée, mais la clé se trouvait dans la serrure. Il la tourna pour découvrir une réserve dans laquelle étaient entreposés des vivres et tous les biens de première nécessité. Roivas referma la porte et se dirigea vers le dernier panneau de bois, non loin de l'escalier menant au rez-de-chaussée.

 Là, il trouva Garvey. Il avait amené la jeune femme dans ce local qui contenait encore plusieurs coffrages de lits en bois avec leurs matelats de paille. Une simple bougie avait été allumée à proximité de la paillasse sur laquelle la blessée était allongée. Le pêcheur était assis à son chevet, exagérément penché au-dessus d'elle, et Roivas l'entendit pester à voix basse sur un ton menaçant.

 - Garvey, dit le chevalier d'un ton posé.

 L'homme sursauta et prit quelques instants pour dissimuler quelque chose sous ses vêtements. Son geste balaya les derniers doutes que le chevalier pouvait encore avoir vis-à-vis de lui.

 - Tiens... Vous r'voilà. Et on dirait que le vieux Tolfdir n'a pas pu s'empêcher de vous parler de moi.

 - C'est plutôt ce qu'il ne m'a pas dit de vous qui éveille ma curiosité, répondit Roivas du tac-au-tac. Je sais que vous mijotez quelque chose.

 Le pêcheur se leva et vint se planter devant l'Impérial, le toisant de ses petits yeux sombres.

 - C't'une menace, étranger ?

 - C'est un avertissement. Mon premier et le dernier.

 - Et sinon quoi, mon gars ? Tu t'imagines p'têt qu'être un larbin de l'Empire te donne tous les droits par ici ? N'joue pas à ça avec moi. T'es rien du tout, ici.

 - Soit, je suis fatigué de jouer. C'est la deuxième fois que je vous prends à nourrir un intérêt très particulier pour cette femme. Il est temps de vous mettre à table. Qu'est-ce que vous lui voulez ?

 Roivas avait fait un pas en avant, et les visages des deux hommes n'étaient plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre.

 - Ça n'vous r'garde pas étranger, cracha Garvey, la joue secouée par un tic nerveux.

 - J'ai vu ses mains, poursuivit Roivas, imperturbable. Vous ne me ferez jamais avaler qu'elle s'est fait ça en tombant sur le quai. J'ai trouvé les débris d'une chaloupe échoués sur l'île. Vous savez ce que je crois ? Je crois que vous la poursuiviez lorsqu'elle est arrivée ici, et que vous l'avez agressée. Pourquoi ?

 Le pêcheur ouvrit la bouche en levant un doigt menaçant, mais il fut interrompu par un grand fracas. Il fut presque aussitôt suivi d'un hurlement déchirant. C'était Tolfdir. Des bruits de pas précipités parvinrent aux oreilles du chevalier, et le vieux gardien apparut dans l'encadrement de la porte, un gourdin à la main.

 - En bas ! s'égosilla-t-il. Ça venait d'en bas ! Ils sont là ! Vous les avez amenés ici !

 Le bruit venait effectivement d'en-dessous. Tolfdir était si agité que Roivas n'était pas certain de savoir qui il accusait. Est-ce qu'il parle des gens que je poursuivais ? Qu'est-ce qu'ils viendraient faire jusqu'ici par un temps pareil ? Ils sont peut-être venus pour moi... Non. C'est peu probable. C'est alors qu'il repensa à la silhouette qu'il avait cru distinguer par la fenêtre et il sentit l'inquiétude poindre en lui. Et si c'était "autre chose" ?

 - Gardez votre calme, dit-il au gardien. Nous allons voir ce qui a provoqué ce vacarme.

 Il fit mine de quitter la pièce et, voyant que Garvey ne faisait aucun geste pour le suivre, il ajouta :

 - Tous ensemble.

 - J'reste avec la sorcière. Quelqu'un doit s'occuper d'elle.

 - C'est hors de question. J'ai de bonnes raisons de penser qu'elle sera plus en sécurité si vous vous tenez loin d'elle. Vous ne me quittez plus d'une semelle dorénavant. C'est un ordre. Maintenant, on bouge !

 Un éclair de colère traversa le regard du pêcheur, mais il obtempéra et dépassa l'Impérial d'une démarche raide. Ils descendirent tous trois les escaliers en file indienne, à pas prudents, le gardien ouvrant la marche, Garvey sur ses talons. Roivas les suivait en maintenant une distance raisonnable entre le marin et lui. En poussant son interlocuteur à bout, il avait été sur le point de découvrir son lien avec la sorcière des terres sauvages. Il en était convaincu. Mais maintenant qu'ils avaient été interrompus, il allait devoir veiller à ce que la jeune femme reprenne connaissance et lui donne sa version des faits s'il voulait connaître le fin mot de cette affaire. Elle seule détenait la clé de ce mystère : soit Garvey cherchait à s'en débarrasser, soit il essayait d'obtenir quelque chose d'elle.

 Arrivés au pied des marches, le vieil homme demanda à Garvey de se munir d'une lampe à pétrole posée près des tonneaux. Le pêcheur s'y plia de mauvaise grâce.

 - Tu es fou, Tolfdir. Y a sans doute rien là-bas. L'vent aura fait tomber quelque chose. Rien d'plus.

 Les ombres des trois hommes se mirent à danser sur les murs lorsque la mèche s'embrassa. L'obscurité recula tout autour d'eux, mais l'humidité et le délabrement que la lumière révélait ne dissipaient pas la sensation de malaise que Roivas éprouvait depuis qu'il s'était éveillé sur cet îlot battu par les vagues. Au contraire, elle s'enracina un peu plus profondément dans son cœur. Il avait pourtant vécu bien des aventures avant de faire voile vers Hautecime, mais aucune ne ressemblait à celle qu'il était en train de vivre en ce moment. Il ne pouvait s'empêcher de penser que la mer elle-même avait quitté son lit pour reprendre ses droits sur cette bâtisse érigée par l'Homme. Il ignorait pourquoi, mais il se sentait exposé et vulnérable, son esprit assailli par des images effrayantes et de sombres évocations. L'odeur d'iode dominait maintenant celle du pétrole qui, tout à l'heure, l'avait frappé lorsqu'il était entré dans cette pièce. Un courant d'air semblait provenir de la sortie, et il put entendre un bruit qui ressemblait à s'y méprendre à celui que feraient plusieurs carillons. Un léger frisson vint dresser ses cheveux sur sa tête.

 Tout habitué qu'il était de lutter pied-à-pied contre des menaces tangibles, il n'aimait pas la dimension mystique qui régnait en ces lieux. Il avait l'impression de se laisser gagner par la folie du gardien, et cela ne lui plaisait guère. Il fallait rationnaliser ce qu'il se passait.

 - Lorsque nous sommes arrivés, j'avais les mains occupées, expliqua-t-il. J'ai juste poussé la porte sans m'assurer qu'elle s'était bien fermée. Le vent a dû la rouvrir.

 - Ce n's'rait pas étonnant avec un grain pareil, répondit Garvey avec nonchalance. L'vieux s'inquiète pour rien, comme toujours.

 Tolfdir se dandidait d'un pied sur l'autre. Il semblait terrifié à l'idée d'aller plus avant, et ses chuchotements reprirent de plus belle. Agacé, Roivas s'approcha de lui et arracha sans douceur le gourdin des mains crochues du vieillard. Son poids avait quelque chose de rassurant dans son poing, mais il regrettait tout de même de ne pas avoir une épée.

 - Il n'y a qu'une seule façon de s'en assurer, dit-il en prenant la direction de l'atelier.

 Les deux hommes lui emboîtèrent le pas : d'abord le pêcheur, ensuite Tolfdir. Roivas ne se sentait pas en sécurité en sachant le marin derrière lui, mais il espérait qu'être armé le dissuaderait de tenter quoi que ce soit. Toutefois, il prit la précaution de se déplacer de flanc, de manière à pouvoir garder un œil sur Garvey et prévenir toute velléité de sa part. Les ténèbres semblaient s'écarter sur leur passage pour mieux se refermer derrière eux. Le courant d'air forcissait à mesure que le groupe progressait, et Roivas comprit bientôt ce qui provoquait ce cliquettement continuel. Lorsqu'il atteignit la salle qui contenait le réservoir d'eau et le matériel d'entretien, il vit que le vent qui s'engouffrait dans le phare faisait osciller les nombreux objets accrochés au plafond, les faisant s'entrechoquer.

 - C'est bien la porte ! s'exclama le chevalier en se précipitant en avant. Elle est ouverte !

 Le vieux gardien laissa échapper un cri plaintif quand ils pénétrèrent dans le vestibule. L'ouverture qui donnait sur l'extérieur était béante. Les assauts de la tempête étaient si violents que le battant cognait violemment contre le mur. Un morceau de toile accroché non loin de l'entrée claquait au rythme des bourrasques qui investissaient l'entrée de leurs lugubres sifflements. Dehors, de l'autre côté de l'abri couvert, une pluie diluvienne battait l'île et, à travers ce mur d'eau, Roivas aperçu une silhouette massive et ruisselante qui tourna vers lui un visage qu'il crut dépourvu de nez. L'Impérial s'immobilisa, mais Garvey, qui avait lui aussi assisté à la scène, fit un pas vers l'extérieur, sa lanterne toujours à la main. Pris d'un étrange pressentiment, Roivas le retint en hurlant :

 - Trouvez-moi quelque chose pour bloquer cette porte !

 Le pêcheur tourna vers lui un regard stupéfait, puis regarda à nouveau en direction de l'endroit où se tenait la créature. Mais elle n'était plus là. Garvey considéra encore une fois le chevalier d'un œil hagard, la mâchoire pendante et le teint gris, avant de tourner les talons pour farfouiller parmi les nombreux objets entreposés dans l'atelier. Pendant ce temps, Roivas dut pousser la porte de toutes ses forces pour la refermer avant d'en rabattre le loquet. Le pêcheur le rejoignit au même moment pour solliciter son aide. Il avait trouvé un lourd tonneau rempli de charbon dans la pièce voisine mais il peinait à le déplacer seul. Ensemble, ils parvinrent à l'amener jusque contre le battant.

 - Par tous les diables... Qu'est-ce qu'un morse fait aussi loin d'la banquise ? fit le pêcheur quand ils eurent fini. Z'avez vu sa taille ?

 - Un morse, ça ?! s'exclama Tolfdir, hystérique. Ce sont les ombres ! C'est vous qui leur avez fait quitter les eaux et les rochers ! Tout est de votre faute !

 Il pointait un doigt accusateur sur le marin, ses yeux roulant follement dans leurs orbites. Garvey était devenu pâle comme la mort, mais il ne répondit pas. Quant à Roivas - et pour la première fois depuis sa mission au pays du Lotus - il se sentait dépassé par les événements. Le Passeur, le naufrage, sa présence en ce lieu maudit ; il avait l'impression d'avoir toutes les pièces d'un puzzle complexe sans pour autant être capable de les imbriquer de façon à entrevoir la vérité.

 Il ramassa la lampe que Garvey avait posée le temps de bloquer l'entrée.

 - Il n'y a pas grand chose que nous puissions faire de plus, dit-il, si ce n'est d'attendre la fin de ce déluge. Je crois que nous avons tous besoin de nous calmer, et de mettre en commun ce que chacun sait de ce... phénomène.

 Il rendit son gourdin à Tolfdir qui remonta à pas lents à l'étage, suivi de près par un pêcheur absorbé dans une silencieuse introspection. Une fois sur le palier, le vieux gardien poursuivit son chemin en direction du réfectoire, mais Garvey fit mine d'aller dans les anciens quartiers des mariniers, là où se trouvait la jeune femme. Roivas posa une main abrupte sur l'épaule de l'homme et lorsqu'il se retourna, le chevalier secoua la tête en signe de dénégation.

 - Allez manger un morceau. Je vais aller voir cette fille. Et demandez donc au vieil homme de me verser une autre pinte. Nous allons avoir une discussion, tous les trois.

 Le pêcheur grimaça un sourire qui n'augurait rien de bon avant de tourner les talons. Roivas le regarda s'éloigner, les mains dans les poches et la démarche traînante. Lorsqu'il disparu à l'angle du couloir, le chevalier se glissa dans la pièce et referma sans bruit la porte derrière lui.

 La jeune femme était toujours allongée sur le dos. L'Impérial pensait la trouver encore inconsciente, mais elle tressaillit lorsqu'il s'assit à côté d'elle. Il posa la lanterne sur la table de chevet. Pour une prétendue sorcière, elle semblait bien jeune et il devait admettre qu'elle ne manquait pas de charme. Sa façon de se vêtir avait quelque chose d'inquiétant, de bestial, mais au moins ses vêtements se rapprochaient davantage des coutumes nordiques que ceux portés par Garvey et Tolfdir. Il s'étonna à l'idée que le pêcheur puisse vouloir la tuer, ou au moins la maintenir prisonnière : les clans du septentrion témoignaient habituellement un profond respect pour leurs shamans. Attaquer ou insulter l'un d'entre eux était une faute grave qui provoquait au mieux la mort, et dans le pire des cas, l'exil, puisqu'il n'existait rien de plus avilissant pour ce peuple fier et téméraire que de vivre dans la honte et le déshonneur.

 Il écarta une mèche de cheveux de la joue de la jeune femme, et elle ouvrit lentement les yeux en laissant échapper un faible grognement. La plaie ne saignait presque plus, mais il fallait la désinfecter au plus vite. En tant que soldat, Roivas avait vu beaucoup d'hommes mourir de ce qui n'avait semblé être qu'une blessure sans gravité. Il se souvenait d'un jeune noble sous ses ordres qui s'était éraflé la main sur le moyeu d'une roue de chariot. La main avait doublé de volume avant de prendre une teinte violette, puis noire. L'odeur qui s'en dégageait alors était insoutenable. Le chirurgien affecté à la compagnie l'avait tranchée, mais le garçon était mort, dévoré par la fièvre et perclus de douleur.

 Roivas attrapa la bouteille que lui avait remise le gardien, la déboucha, et il imbiba d'alcool la compresse qui lui parut la moins sale de toutes. En temps normal, il n'aurait même pas accepté de s'y essuyer les mains. Mais compte tenu de la situation, il n'y avait pas matière à faire le difficile. À situation désespérée, mesures désespérées. La jeune femme prit une brusque inspiration lorsqu'il se mit à tamponner sa tempe. Les saignements avaient été abondants, comme c'était majoritairement le cas pour toute coupure à la tête, mais son état ne paraissait pas préoccupant. Tant que Garvey se tiendrait loin d'elle, elle devrait rapidement s'en remettre. Roivas déchira quelques bandes de tissu dans un reste de drap trouvé là, et il se mit à lui penser la tête du mieux qu'il put, maintenant de sa main libre la nuque de la sorcière. Elle le dévisagea pendant tout le temps qu'il lui prodiguait des soins, ses étranges iris rappelant l'ambre braqués sur le visage de l'Impérial. Elle paraissait le jauger, et malgré la douleur qu'elle devait ressentir, ses yeux ne laissaient transparaître qu'une forme de dureté. Lorsque Roivas eut terminé son ouvrage, elle essaya de parler.

 - C'est... quand même ironique...

 Ses propos étaient hachés et sa voix éraillée. Elle ferma brièvement les yeux, secouant imperceptiblement la tête. Puis elle se passa la langue sur les lèvres. Le chevalier devina qu'elle devait avoir soif.

 - Je vais vous chercher de l'eau, dit-il en commençant à se redresser.

 Mais elle lui agrippa vivement l'avant -bras. Il fut surpris par la force de sa poigne, et il interrompit son geste en lui adressant un regard interrogateur.

 - Non ! souffla-t-elle. Il faut que... je vous mette en garde...

 Son regard se voila, et Roivas craignit qu'elle ne s'évanouisse à nouveau. Elle dut partager l'inquiétude du chevalier, car ses paroles se firent plus pressantes.

 - La Confrérie... La perle... Ils ne doivent pas s'emparer de la perle.

 - De quoi parlez-vous ? Quelle confrérie ? Ce sont eux qui essayent de vous tuer ? Garvey en fait-il partie ?

 - Ils vous tueront... Ils sont... déjà là !

 Et elle releva soudain la tête dans l'intention de regarder en direction de la porte, mais Roivas était assis dans son champ de vision. Elle se laissa alors retomber en prenant une nouvelle inspiration, et tout à coup une vive douleur traversa le bras du chevalier. Baissant la tête, il vit qu'elle avait profondément planté ses ongles dans sa peau, et il se sentit presque aussitôt aspiré hors de son corps. Une myriade d'images se succédèrent à un rythme effréné dans son esprit, certaines lui évoquant des choses qu'il connaissait ou qu'il avait vues, d'autres lui étant totalement inconnues, comme si elles avaient été contemplées par d'autres yeux que les siens. Elles défilaient si rapidement qu'il ne put en saisir que quelques unes.

 Puis ce fut comme s'il s'élevait dans les airs, au-dessus du lit sur lequel ils se tenaient. Il se vit assis, la tête rejetée en arrière, les yeux révulsés au point de n'être plus que deux orifices blancs contrastant avec son visage buriné. Le temps était comme suspendu, et il flottait, sans avoir le moindre contrôle sur ses déplacements. Une force invisible - la sorcière, peut-être - lui fit traverser une salle figée et il remarqua avec horreur que la porte était ouverte, et qu'au milieu de la pièce se tenait Garvey, accroupi, l'éclat d'une lame étincelant dans le creux de sa main. Son visage exprimait un bonheur sadique tandis qu'il s'apprêtait à poignarder l'Impérial. Mais loin de s'arrêter là, Roivas sentit qu'on le poussait en avant, et son esprit fut précipité à travers les divers couloirs et pièces jusqu'au vestibule dont l'entrée avait été condamnée par ses soins. Là, son hôte lui fit traverser la porte que le pêcheur et lui-même avaient ignoré en entrant dans la bâtisse, et il vit deux hommes debout près d'une imposante dalle de pierre. On y avait gravé une conque sur un fond de mer déchaînée, et l'un des deux individus brandissait une lourde masse au-dessus de sa tête avec l'intention manifeste de fracasser l'obstacle. Son geste demeurait suspendu, et lorsque Roivas voulu exprimer son étonnement par des mots, il fut violemment aspiré en sens inverse.

 Il réintégra son corps aussi soudainement qu'il en avait été extrait, avec l'effet d'avoir été frappé par la foudre, et il se laissa basculer sur le côté, ébranlé par l'expérience, mais conscient que l'attaque de Garvey lui serait fatale s'il ne faisait rien. Il fit une roulade, la lame sifflant à un cheveux de sa nuque, et il venait de faire volte-face lorsque le pêcheur s'abattit sur lui. Le choc lui fit perdre l'équilibre et il s'effondra au pied du lit. Son agresseur tomba en même temps que lui, et Roivas retint un hurlement en sentant l'acier froid de la dague s'enfoncer profondément dans son épaule gauche. Au même instant, un coup sourd s'éleva du rez-de-chaussée, et le bâtiment tout entier parut s'animer et trembler sur ses fondations.

 Garvey s'installa à califourchon sur la poitrine de l'Impérial, et referma ses deux mains autour de sa gorge en laissant échapper un rire dément. Roivas ramena son bras en arrière et lui décocha deux coups de poings dans la mâchoire. Le marin poussa un glapissement de colère, accentua la pression sur la gorge du chevalier et lui cogna l'arrière du crâne contre le sol. Des tâches noires envahirent brièvement le champ de vision de l'Impérial. Une nouvelle onde de choc secoua la structure du phare, allant jusqu'à couvrir les rumeurs de la tempête qui continuait à se déchaîner dehors.

 Roivas se débattait farouchement. Il pouvait sentir la chaleur du sang qui s'échappait de sa blessure, et elle s'infiltrait désagréablement dans les interstices de son pourpoint de cuir. Le liquide poisseux ruisselait jusque dans son cou. Ce misérable cul-terreux qui se dressait triomphalement au-dessus de lui se voyait déjà vainqueur. Mais Roivas était plus fort que lui, il le savait. Il avait affronté une foule d'adversaires autrement plus dangereux que lui, et il n'avait jamais connu la défaite. Sa réputation de bretteur n'était plus à faire à Saintefontaine, et nombreux étaient ceux à être tombés sous ses coups. Garvey n'était pas digne de l'affronter. Il allait l'écraser, comme tous les autres. Il allait effacer l'expression de bonheur sadique qui brillait dans le regard de cet homme. Un troisième coup sourd fit trembler le sol, et ce fut ce moment que choisit Roivas pour contre-attaquer, puisant dans la rage indicible qui s'était éveillée en lui.

 Refermant sa main sur celles qui l'étranglaient, il parvint à les faire suffisamment glisser pour aspirer un filet d'air. Le pêcheur tenta de modifier sa prise mais le sang qui s'écoulait sur la peau de son adversaire rendait sa tâche plus hasardeuse. Roivas leva sa main valide vers le visage de Garvey et enfonça son pouce dans l'œil du marin jusqu'à le crever. L'homme se mit à pousser un hurlement à déchirer les tympans, relâchant par la même occasion son étreinte. Il plaqua ses mains ensanglantées sur ses yeux, et Roivas en profita pour lancer encore une fois son poing en avant. Cette fois, Garvey fut déséquilibré et il tenta de se relever en titubant. Sans lui laisser le moindre répit, l'Impérial lui plaça un violent coup de genou dans l'aine et, à présent complètement dégagé, il referma la main sur la garde de la dague restée fichée dans son épaule et l'arracha d'un coup sec en lâchant une bordée d'injures.

 Il se releva aussi vite que sa blessure le lui permit et, pendant une fraction de seconde, la pièce dansa devant ses yeux. Lorsqu'il eut repris pleine possession de ses moyens, Garvey dardait sur lui un œil furibond, un affreux rictus déformant encore ses lèvres.

 - Chien d'étranger ! Tu n'sais pas dans quoi tu as mis les pieds. Quand j'en aurai fini avec toi, je lui ferai don de ta carcasse sanguinolente !

 - Je n'ai pas prévu de mourir aujourd'hui, Garvey. Je vais découvrir ce qui se passe ici. Et je vais y mettre un terme !

 La réaction du marin ne se fit pas attendre. Hurlant comme un damné, il se jeta sur le chevalier. Ils se colletèrent mais Roivas trouva rapidement une ouverture et poignarda son adversaire à deux reprises dans l'abdomen. Le pêcheur se pencha en avant en poussant un râle. Le chevalier lui assena un coup d'épaule qui le fit reculer, la tête projetée en arrière et, attrapant son adversaire par les cheveux, il plongea la lame dans sa gorge parpitante jusqu'à la garde, lui sectionnant proprement la jugulaire. Garvey tomba à genoux, les bras ballants et son œil valide contemplant l'Impérial avec surprise, des flots de sang jaillissant à intervalles réguliers de la plaie béante. Puis il s'effondra face contre terre et ne bougea plus.

 Roivas resta un moment immobile, une douleur cuisante traversant son épaule jusque dans son bras. Il serra les dents pour ne pas grogner ou geindre. Il était en vie, c'était tout ce qui importait. Il allait voir s'ajouter une énième cicatrice à une série déjà bien fournie.

 Levant les yeux, il découvrit un Tolfdir prostré dans le hall, contemplant le corps sans vie de Garvey.

 - C'est fini. Fini... Ils l'ont fait. Tout est perdu maintenant...

 Roivas s'approcha de la paillasse, mais la jeune femme avait sombré dans l'inconscience. Il la remercia intérieurement de l'avoir averti de la menace qui planait sur lui. Il se sentait encore déboussolé en repensant à la manière dont elle lui avait communiqué autant d'informations en ce qui avait dû être une fraction de seconde. Tire-t-elle ce pouvoir de la Source, comme le font les Exaltés ? Ou s'agit-il d'une forme de magie entropique, semblable à celle que manipule le vieux précepteur d'Elika ? Il venait de se remémorer les derniers instants de sa vision. Merde... Il faut que je m'occupe des types du rez-de-chaussée.

 Plusieurs coups avaient ébranlé le phare durant son altercation avec son agresseur. Il en avait perdu le compte, mais il n'entendait plus rien désormais. Tout était calme. Même la pluie semblait avoir perdu en intensité. Il ne pouvait pas attendre que la sorcière se réveille pour partir à la poursuite des deux inconnus. La jeune femme lui avait parlé d'une Confrérie. Si Garvey en faisait partie et qu'il était effectivement à la recherche de cette "perle", il fallait qu'il rattrape et qu'il stoppe les complices de ce dernier, et vite.

 Roivas récupéra la lampe à pétrole sur la petite table et s'agenouilla près du cadavre. Une vague de douleur lui traversa le dos, mais il l'ignora. Il retourna le corps et lui fit rapidement les poches. Il trouva une petite besace faite d'un assemblage de peaux glissée dans sa ceinture. Elle devait appartenir à sa mystérieuse bienfaitrice, mais elle était maintenant tâchée du sang de Garvey. Roivas décida de la conserver jusqu'à ce qu'il puisse la restituer à sa propriétaire. Il découvrit également une cagoule de cuir marin dégageant une odeur pestilentielle dans l'une des poches du pêcheur. Elle était dépourvue d'orifice pour le nez, mais des ouvertures avaient été découpées à la hauteur des yeux et de la bouche. Le chevalier abandonna sa macabre découverte à même le sol. Le mort ne semblait posséder rien d'autre qui vaille la peine d'être emporté, si ce n'était le fourreau de la dague que le vainqueur récupéra et fixa à son baudrier.

 Le cœur étreint par une sombre prémonition, Roivas attrapa un reste de bandelettes qu'il avait découpé plus tôt puis il quitta la pièce au pas de course. Il mesura le risque de laisser la sorcière livrée à elle-même, mais il estima qu'il n'avait pas à se méfier de Tolfdir. La vision semblait indiquer que la menace venait de Garvey et des deux autres hommes. Quant au vieux gardien, il l'avait lui-même mis en garde contre la folie dont étaient victimes les habitants de Noirmarais en plus de l'envoyer au chevet de la sorcière lorsqu'elle en avait le plus besoin. De toute manière, il n'avait pas le choix. La poignée de la lampe coincée entre ses dents, Roivas dévala les marches en jonglant avec les morceaux de tissu afin de poser une compresse de fortune sur sa plaie à vif. Une auréole rouge y apparut aussitôt.

 À mesure qu'il approchait de l'entrée du phare, Roivas crut entendre de la musique. Une musique étrange, primitive. Il s'arrêta, tendant l'oreille... Mais il ne distingua rien d'autre qu'un peu de vent et le rugissement des vagues s'écrasant contre les rochers. Il secoua la tête et reprit sa progression. Il se sentait encore plus mal à l'aise que lors de son précédent passage, lorsqu'il était accompagné de Garvey et de Tolfdir. Une peur latente s'éveillait en lui, qu'il avait le plus grand mal à refouler. Il leva bien haut la lanterne et se força à avancer. Il pénétra avec prudence dans le vestibule, constatant que l'entrée principale était toujours condamnée.

Ce n'était peut-être pas la tempête qui l'avait ouverte tout à l'heure, mais bien les deux hommes, se dit-il. Cela expliquerait la réticence dont Garvey a fait preuve lorsque Tolfdir a voulu vérifier d'où provenait le bruit. Ces types devaient déjà se trouver dans le bâtiment lorsque nous sommes descendus... Peut-être était-ce la silhouette de l'un d'eux que j'avais cru apercevoir par la fenêtre, puis dehors, au moment de refermer la porte. Peut-être cherchaient-il quelque chose sur l'île, quelque chose qu'ils n'ont pas trouvé à l'extérieur et qui les a poussés à étendre leurs recherches ici, dans le phare... Bon sang... Ce n'est pas comme ça que je me voyais finir ma quête, mais avec un peu de chance, tout est lié. Les pillards, Noirmarais, la Confrérie...

 Tirant la dague de son fourreau, Roivas s'approcha sans bruit de la porte du vestibule qui était restée jusqu'alors close. S'attendant à surprendre au moins l'un des deux hommes, il exerça une brusque poussée sur le panneau de bois et se précipita en avant, prêt à en découdre. Il n'y avait pas âme qui vive, mais il s'agissait bien de la pièce qu'il avait vue en songe. Elle n'était meublée que d'une chaise, d'un secrétaire encombré et de plusieurs petits meubles ouverts dans lesquels étaient stockés plusieurs parchemins et ouvrages reliés en cuir. Dans une alcôve presque invisible dans l'obscurité, le chevalier aperçut un trou béant dans le mur à l'endroit où se trouvait auparavant la dalle de pierre. Il crut encore entendre cette sourde mélopée, et elle semblait lui parvenir de ce passage. Parmi les gravats qui jonchaient le sol, il retrouva la masse dont s'étaient servi les intrus pour abattre l'obstacle. Si Roivas voulait rattraper les deux hommes, il allait devoir se faufiler à son tour sous les fondations du phare. Rengainant son arme, il attacha la lanterne à sa ceinture et ramassa le lourd maillet avant de se glisser dans le petit passage, le cœur battant.

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