Chapitre 7

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Dimanche 4 août 1996

Ce soir-là, je ne vois pas le temps passer. Les Vandenbroucke, la quarantaine avenante tous les deux, sont charmants. Lui, un peu macho, elle, en admiration devant son mari, leurs deux enfants, Melissa et John, blonds et constellés de taches de son, huit et douze ans, se chamaillent à coups de frites.

— Bon, c’est pas bientôt fini, vos gamineries ? dit le père. Allez jouer un peu, en attendant les glaces.

Confortablement installé dans un fauteuil pliant sous l’auvent de leur caravane, je savoure ma deuxième bière, un monceau de coquilles vides de moules devant moi, en picorant les derniers petits bouts de frites de ma barquette.

— J’ai rudement bien mangé. Merci beaucoup.

— Y’a pas de secret. Les moules, ici sont superbonnes, mais les frites, c’est de la bintje et de la graisse de bœuf, pas autre chose. Alors, moi, j’ai fait installer une petite friteuse de restaurant dans la caravane et j’apporte un sac de patates. Comme ça, on les fait nous-mêmes, on est sûrs du résultat.

— Vous faites quoi, dans la vie, Frank ?

— Rien à voir. Je vends des aspirateurs sans sac d’une grande marque. Et mon épouse s’occupe de la maison et des enfants. Et vous, Pierre ?

— J’étais horloger bijoutier. J’ai fermé boutique le jour de mes soixante-cinq ans. Personne pour reprendre. Le pas de porte est à l’abandon.

— Et vous faites quoi de votre temps, quand vous ne voyagez pas dans votre belle auto ?

— Je me suis mis à la mosaïque ; je ramasse des tessons échoués sur le rivage, je les retaille et je m’inspire de scènes de villas romaines.

— Ça ne serait pas un peu olé olé, tout ça ?

— Ça peut, mais j’ai passé l’âge...

— Y’a pas d’âge pour ça, tant que ça fonctionne, hein, pupuce ?

— T’as raison, mon Frankie.

Et Frank d’embrasser sa femme à pleine bouche, en lui caressant le fessier. Ces deux-là ne doivent pas s’ennuyer au lit, pensé-je.

À la troisième bière, alors que le soir et la fraîcheur tombent, je me dis qu’heureusement, mon lit de camp n’est pas loin. Dans la caravane, les enfants regardent une série dont le son nous parvient par les vitres ouvertes. Et Frank de maugréer :

— Oh, c’te maudite télé ! L’an prochain, je la prends pas, promis, juré !

Des cris d’indignation lui sautent aux oreilles :

— Si tu fais ça, nous on vient pas, on reste chez papy mamie ! glapissent Mélissa et John.

Franck jubile :

— Bon débarras !

Je demande si Paul aurait eu le même type de conversation avec ses enfants. Je finis ma bière, me lève prudemment, avant de remercier :

— Vous m’avez fait oublier ma solitude le temps d’une soirée. Merci beaucoup. Il est temps que j’aille me coucher, je crois.

Franck et Nadia, son épouse, me tendent une carte de visite :

— Il faudra venir jusqu’à Namur, une fois. On vous fera visiter.

— Pourquoi pas ? Si je peux. Merci de l’invitation, en tout cas. Bonne fin de vacances à vous.

Serrage de louches, accolades viriles, baisers furtifs. On s’embrasse comme de vieux amis qu’on n’est pas.

— Bon voyage, Pierre ! Demain, on ne sera sans doute pas encore levés quand vous partirez.

— Merci...

Effectivement, le lendemain, vers dix heures, lorsque je replie ma tente avec le plus de discrétion possible, Franck et sa famille sont encore dans les bras de Morphée. Par les fenêtres entrouvertes de la caravane, des ronflements sonores me parviennent !

Mon étape du jour est modeste : une petite centaine de kilomètres jusqu’à Saint-Clément-des-Baleines, à la pointe ouest de l’île de Ré. Nul besoin de me presser. Même avec les encombrements de l’été, je devrais être arrivé pour midi.

Je me souviens que Jeanne et moi en 1989 avions voulu inaugurer à notre tour, six mois après l’ouverture officielle, le pont courbe de près de 3 kilomètres de long qui reliait maintenant le port de La Pallice, sur le continent, à Rivedoux-Plage, sur l’île, entre l’anse de la Repentie et la pointe de Sablanceaux. Plus besoin d’emprunter le bac. Mais il fallait toujours s’acquitter d’un péage. C’est encore le cas, mais sa suppression est annoncée pour 2012 ! Qui vivra verra.

Cette année-là, nous étions allés poser notre tente au camping municipal de Saint-Clément sans manquer de pousser jusqu’aux Portes et au bois voisin de Trousse chemise, cher à Aznavour, dont Jeanne adorait la chanson. Soudain, les paroles et la musique me reviennent et je fredonne sans effort, mais sans trop de justesse, hélas :

Dans le petit bois de Trousse chemise

Quand la mer est grise et qu’on l’est un peu

Dans le petit bois de Trousse chemise

On fait des bêtises souviens-toi nous deux

On était partis pour Trousse chemise

Guettés par les vieill's derrièr' leurs volets

On était partis la fleur à l’oreille

Avec deux bouteill's de vrai muscadet

On s’était baignés à Trousse chemise

La plage déserte était à nous deux

On s’était baignés à la découverte

La mer était verte, tu l’étais un peu

On a dans les bois de Trousse chemise

Déjeuné sur l’herbe, mais voilà soudain

Que là, j’ai voulu d’un élan superbe

Conjuguer le verbe aimer son prochain.

Et j’ai renversé à Trousse chemise

Malgré tes prières à corps défendant

Et j’ai renversé le vin de nos verres

Ta robe légère et tes dix-sept ans

Quand on est rentrés de Trousse chemise

La mer était grise, tu ne l’étais plus

Quand on est rentré la vie t’a reprise

T’as fait ta valise t’es jamais r'venue.

...

J’ai oublié la fin, mais je me souviens que nous, on était restés sages, à Trousse chemise, car en été, il est difficile de s’y isoler. Dommage, car en dépit des années, on aurait encore bien fauté !

Cette fois, j’entends retourner au Phare des Baleines – même si je sais que je ne remonterai pas les 257 marches de l’escalier hélicoïdal – et aussi flâner dans les ruelles à roses trémières d’Ars et revoir le curieux clocher peint en noir et blanc, amer pour les navigateurs. Puis, j’irai déguster des fruits de mer arrosés de muscadet à l’avant-port de Saint-Martin. Et après ça, je pourrai m’en aller dormir au Camping des Baleines, bercé par la rumeur de l’océan.

Ce programme sera respecté, sauf que je suis resté coincé une heure dans les embouteillages avant le pont, que ma place au camping, dûment réservée, avait été squattée et qu’on m’a installé bien près des sanitaires, que la plage de Trousse chemise était noire de monde et qu’à Saint-Martin, j’ai dû attendre le second service pour trouver un couvert ! Il y a des endroits où l’on ne devrait jamais revenir en août ! J’aurais dû y penser avant.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, août 2017.

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