Chapitre 13
Jeudi 8 août 1996
Une fois réoxygéné, requinqué avec une banane et des fruits secs – abricots et figues que je garde toujours en réserve dans mon sac – et correctement réhydraté aussi, car j’ai appris à mes dépens qu’il ne faut pas attendre la soif pour boire, je prends le temps de boucler la boucle du cratère et d’admirer encore une fois, la dernière sans doute, le merveilleux paysage de la chaîne des Puys. La journée est belle, mais pas trop, le ciel ennuagé juste ce qu’il faut pour contenter le photographe amateur que je suis depuis de longues années. Je mitraille un peu avec mon vieux Minolta avant de redescendre par où je suis monté ; j’ai horreur des escaliers, bien plus fatigants à mon âge qu’une rampe ou un faux plat ! Et encore plus pour descendre que pour monter.
Surprise à mon arrivée dans le petit bourg auvergnat de Saint-Donat : un couple franco-hollandais a repris l’auberge et modernisé tout l’établissement ; ma chambre, la seule libre, est un peu basse de plafond. C’est sans doute pourquoi tout est blanc, poutres y comprises, sauf le plancher de pin ciré sombre, les deux petites tables de nuit et le dessus-de-lit. C’est simple, mais confortable. Tout ce qu’il me faut après mon équipée d’aujourd’hui.
Je suis vanné. À peine installé, je m’endors sur la courtepointe du lit. Je m’en doutais et j’ai demandé, au cas où, que l’on me réveille pour le dîner. Mais je picore, désolant mon hôtesse. Je la rassure sur la qualité de la cuisine. Un déca, s’il vous plaît. Et au lit.
J’ai dormi d’une traite jusqu’au petit matin. Mon transistor, après le bulletin météo, m’apprend la catastrophe de Biescas. Là-bas en Aragon, hier après-midi, un orage a déversé plus de 200 mm de pluie en trois heures. Par formation d’un embâcle sur le rio Aras, en quelques minutes, une coulée de boue a dévasté presque entièrement un grand terrain de camping à Biescas. Des milliers de mètres cubes de boue et d’éboulis ont emporté sur des kilomètres voitures, caravanes, et tentes. Le sinistre a fait 87 morts et quelque 200 blessés graves. Je reste interdit, car ce camping, je le connais ; nous y avons séjourné, Jeanne et moi, en 1974, je crois. Ça fait froid dans le dos, des nouvelles comme ça ! Je me méfierai davantage dorénavant des terrains situés en bord de rivière.
Demain, je poursuivrai jusqu’à un de mes meilleurs souvenirs de camping avec Jeanne : Ruynes-en-Margeride, non loin de Saint-Flour, dans le Cantal. La commune est surtout connue pour posséder sur son territoire l’ancrage est du second chef d’œuvre français de Gustave Eiffel : le fameux viaduc ferroviaire de Garabit qui enjambe les gorges de la Truyère. Jeanne et moi avions été très impressionnés par son arche de cent soixante-cinq mètres de portée, qui s’élève à cent vingt-deux mètres au-dessus de l’étiage de la rivière ! Un record du monde.
Le terrain de camping offrait une superbe vue panoramique sur les monts du Cantal. Vaste, en deux parties étagées reliées par une bande plus étroite, en légère déclivité. C’était là, sur un emplacement non délimité, que j’avais installé notre tente, mais pas moyen de compenser la pente du sol comme avec une caravane. Il aurait fallu un replat. Nous glissions vers le bas sur notre matelas pneumatique. Une très mauvaise idée !
À mon arrivée, après une heure et demie de route, surprise : je retrouve le viaduc bicolore : une moitié dans la couleur acier rouillé que je connaissais, l’autre d’un rouge dit rouge Gauguin ou poinsettia qui surprend furieusement. C’était la couleur première de... la tour Eiffel, à ce qu’il paraît ! Ces travaux de peinture-hommage sont commencés depuis quatre ans, mais le chantier s’éternise. Pour l’instant, l’effet obtenu est bizarre ! Je découvre aussi que le camping de cent emplacements est à présent propriété d’une chaîne qui a installé une vingtaine de mini-chalets, disséminés dans le bois de pins, pour des locations d’une semaine minimum.
On m’attribue une place libre, assez proche des sanitaires, avec une vue dégagée sur les monts cantaliens de Margeride qui délimitent l’horizon. C’est reposant au possible. Assis sur mon pliant de plage, au ras de l’herbe, devant ma tente, je replonge dans mes souvenirs, tout en admirant les ocres, les ors et les violines du couchant.
Pour Jeanne et moi, Ruynes-en-Margeride, c’est aussi l’endroit où nous avons découvert une compagnie de théâtre de rue, devenue célèbre, qu’on a suivie pendant plus de vingt ans : Royal Deluxe, créée quatre ans plus tôt. Jean-Luc Courcoult et ses acolytes n’avaient pas encore imaginé et fabriqué les improbables machines de bric et de broc qui leur vaudraient la célébrité et présentaient cet été-là, partout où on voulait bien les accepter, de courts spectacles burlesques, dont un dans lequel le « personnage » central était... une caravane ! Chutes, explosions, gags visuels et sonores, la pauvre finissait en pièces pour le plus grand plaisir des campeurs attroupés.
C’est encore l’endroit où nous avons assisté pour la première fois de notre vie à une représentation de cinéma en plein air. Je me souviens parfaitement du titre du film visionné cette nuit-là, un gilet sur les épaules, un plaid sur les genoux : Les Dieux sont tombés sur la tête, dont la version française venait de sortir. Le ronronnement du projecteur était périodiquement couvert par les salves de rires d’un public aux anges devant les réflexions ingénues et décalées du jeune héros bochiman.
Les yeux me piquent toujours lorsque je pense à Jeanne, mais les larmes ont cessé de couler comme au début, il y a six mois déjà. Je m’en réjouis et m’en désole tout à la fois. Est-ce si vrai que le temps panse les blessures ? Mon expérience tendrait plutôt à démontrer qu’il les atténue, sans aucun doute, mais laisse toujours de douloureuses cicatrices.
La nuit est tombée sur Ruynes-en-Margeride. Seul le balisage des allées éclaire à présent le camping et la voûte étoilée révèle ses splendeurs. Le nez en l’air dans mon fauteuil, je tente d’identifier les quelques constellations que je connais : La Grande et la Petite Ourse, Cassiopée, Orion, Pégase, Andromède... Allons, il est temps d’aller dormir. Demain, je filerai vers l’Aubrac et ses vaches d’exception.
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, septembre 2017.
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