Chapitre 14
Vendredi 9 août 1996
Aujourd’hui, ma destination est un petit village de Lozère, situé au pied du col d’Aubrac, qui culmine à mille trois cent quarante mètres d’altitude, crois-je me souvenir. Une courte étape d’une soixantaine de kilomètres, mais un voyage dans le temps de plus de quarante ans.
En effet, Nasbinals avait été notre premier lieu de vacances quand, dix ans après la Libération, nous avions pu nous offrir plus de quelques jours de repos. C’est la consonance étrange du nom, prononcé au détour d’une conversation par un ex-maquisard de mes amis, qui m’avait suggéré cette villégiature un peu saugrenue.
Parce que l’Aubrac en 1955, au même titre que le Queyras, demeuraient des contrées reculées où le touriste était encore regardé comme une bête curieuse. Encore plus s’il faisait fi d’une auberge, d’une ferme, ou d’une grange hospitalières pour prétendre s’abriter sous des bouts de toile tendus sur des piquets de métal tenus par des ficelles ! On lui souhaitait bien du plaisir si le vent, la pluie, la neige même, s’abattaient sur sa frêle installation sans prévenir, comme cela arrivait si souvent par ici. Sans compter que la nuit, sur le plateau, il pouvait geler en plein mois d’août !
En Aubrac, les vedettes, celles que l’on remarque tout de suite dans le paysage, autant par leur beauté que par leur omniprésence, ce sont les vaches blondes, aux yeux cerclés de blanc et soulignés de noir, aux grandes cornes en lyre, assemblées en harmonieux troupeaux au milieu des prés. De leur regard placide, elles semblent interroger le randonneur, l’étranger, le pèlerin : « Que fais-tu là ? Qui t’a permis de venir troubler ma tranquillité ? Passe ton chemin, veux-tu ! », ponctuant leur insatisfaction de sonores meuglements, ou même levant la queue et lâchant liquide et solide pour vous exprimer tout le mécontentement que votre présence leur inspire. Il vous faudra les fréquenter un certain temps avant qu’elles ne viennent vous renifler de leur mufle noir et humide, cerclé de blanc comme leurs yeux. Avec leur robe unie, au poil ras, et leur tête toujours impeccablement maquillée, elles sont tellement plus photogéniques que leurs rouquines voisines de Salers !
Ce sont les maîtresses des lieux et elles entendent le rester. Suivez les drailles (1) et ne vous avisez pas de traverser les prairies encloses où des mâles sont présents : ils vous chargeraient sans pitié, pour protéger leur cheptel.
Cette année-là, pour la première fois, Paul s’était refusé à nous accompagner : il venait d’avoir dix-sept ans et entendait voler de ses propres ailes, sans en avoir encore le droit. Alors, on trouva une solution intermédiaire. La Ville de Saint-Brieuc venait d’ouvrir un centre de vacances de plein air à Caroual, en Erquy et recherchait des moniteurs et aide-moniteurs. Paul fut engagé à l’issue d’un stage de quelques jours. Ses années passées chez les Éclaireurs lui avaient bien servi. Et quelques relations de son père aussi.
Notre camping alors, se rapprochait de celui que pratiquaient les scouts, justement ; c’était du camping sauvage, en pleine nature, sans électricité, avec l’eau des rivières, ruisseaux, sources et autres fontaines, du mobilier plus que rustique, confectionné à l’aide du bois trouvé sur place et des latrines creusées dans le sol.
Quant à la cuisine, rudimentaire, au feu de bois, sur un trépied de pierres, elle se réduisait à du riz, des pâtes, de la viande ou du poisson grillé, des œufs, du lait, du fromage et des pommes de terre achetés au fermier du coin.
Jeanne et moi nous retrouvions donc seuls, comme avant l’heureuse arrivée de Paul dans notre foyer, mais cette fois, à la différence des congés payés de trente-six, plus de chaperons. Alors, nous profitâmes de cette liberté retrouvée pour faire l’amour à toute heure du jour et de la nuit, dans la tente comme autour et bien plus loin, heureux comme au premier jour.
Il me revient que c’était dans une hêtraie, mais oui, au bord du lac de Salhiens. Nous revenions de la cascade de Déroc, qui en est l’exutoire et chute du plateau, trente-deux mètres plus bas, été comme hiver, en un large ruban blanc cotonneux.
En ce temps-là, Jeanne et moi roulions encore en 4 CV Renault. Je m’étais engagé sur un sentier herbeux qui contourne le lac par le nord, m’arrêtant à la lisière du bois. Quelques dizaines de mètres plus loin, une clairière s’offrait à nous. C’est là que nous avions établi notre campement, à moins de 4 kilomètres du bourg de Nasbinals. Je dois pouvoir retrouver l’endroit facilement.
C’était une année sèche et la tourbière laissait libre accès à l’eau du lac, pour la toilette et la cuisine. Une aubaine. La hêtraie fournissait tout le bois mort voulu pour le feu et un foyer de pierres noircies avait été laissé là par d’autres campeurs, dont divers déchets attestaient de la présence récente.
Jeanne, qui ne supportait ni saleté ni poussière, commença par réunir dans un vieux cageot de fruits toutes les ordures qu’elle trouva dans la clairière et ses environs immédiats, avant de les jeter dans le feu que j’allumais. Ce petit ménage terminé, elle put s’installer en toute tranquillité d’esprit.
Moi, je voudrais retrouver cette clairière où nous avions monté la tente, mais ma raison me répète qu’à plus de quarante ans de distance, Dame Nature à elle seule aura brouillé toutes les pistes : de vieux arbres seront morts ou auront été abattus, de jeunes pousses seront devenues de beaux adultes. Sans compter les outrages que l’homme aura fait subir à la forêt : coupes sombres ou claires, feux d’orage ou criminels, déforestation, repeuplement...
— Tu es trop présomptueux, mon ami, me souffle ma conscience. Le plus probable est que tu ne reconnaîtras rien !
— Je peux quand même essayer, non ?
— À tes risques et périls. Et, si tu réussissais, cela te donnerait quoi ?
— Je ne sais pas trop. Une satisfaction intérieure. Celle d’avoir rempli un certain devoir de mémoire.
— Un devoir de mémoire ? Vraiment ? Tu oses mettre ta petite histoire sur le même pied que la Grande ? J’en reste sans voix !
— De la Grande, je n’ai que de mauvais souvenirs, alors je préfère me rappeler la petite, qui ne m’a laissé que des bons !
— Comme tu voudras. Je t’aurai prévenu.
...
(1) Terme occitan pour désigner une piste de transhumance, dans les montagnes du midi de la France.
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, septembre 2017.
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