Chapitre 15

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Lorsque j’arrive à Nasbinals, après une petite heure de route, il doit être onze heures. J’achète du pain, des fruits, des œufs et du jambon cru, un morceau de tomme fraîche d’Aubrac et prends la D900 vers Montgrousset, puis la D52. À la troisième intersection, un lac est là sur ma droite. Je le trouve plus petit que dans mon souvenir. Les tourbières ont gagné du terrain au nord et au sud, semble-t-il. Le niveau de l’eau est assez bas. L’extrémité sud couverte de nénuphars jaunes. Je m’engage sur la trace enherbée nord et, parvenu à la pointe du lac, poursuis en direction du bois quelques dizaines de mètres, au lieu d’obliquer à gauche pour descendre vers le Sud. Je gare ma DS, que j’avais mise en position haute, sous un grand hêtre isolé. Et pars sans attendre, pressé, droit devant moi, à travers les arbres. Ça monte sec : j’avais oublié ce détail ! Le petit bois épouse un accident du terrain en forme de haricot. Au bout d’une cinquantaine de mètres, je débouche dans une clairière, allongée et beaucoup plus grande que dans mon souvenir, mais des traces anciennes de foyer me laissent penser que ce doit être là que Jeanne et moi avons campé. Je reste quelques instants immobile, regardant tout autour. C’est un peu en pente. Je redescends et trouve, au pied de la montée, à l’orée du bois, un emplacement sur un replat qui me convient. Je décide de m’y installer. Le terrain est sec : ma voiture doit pouvoir venir jusque là. C’est que je n’ai plus les forces d’autrefois et entends porter mon fourniment le moins loin possible.

Ainsi donc, j’ai réussi ! Mais aucun triomphalisme ne m’habite ; c’est plutôt un sentiment de déception que j’éprouve, ou mieux, la confirmation de ce que j’ai déjà constaté lors de quelques étapes précédentes : le souvenir est bien plus beau que la réalité ! Je recompte mentalement : cette étape est la neuvième de mon périple. À peine au tiers de mon programme initial. Aurai-je la force physique et mentale d’aller jusqu’au bout ?

Une fois ma tente montée et mon repas avalé, après une courte sieste, pour parfaire ce pèlerinage, j’entreprends de réaliser le tour du lac. Je sors du coffre de la DS mon bâton de marche, coiffe mon chapeau, mets un K-way et une bouteille d’eau dans un sac à dos, ferme tente et véhicule et suis l’une des multiples traces laissées dans l’herbe par chasseurs et randonneurs. En une petite heure, je pense pouvoir boucler ce circuit. Le ciel est un peu chargé à l’ouest, mais encore limpide ailleurs. Je décide toutefois de prendre une précaution supplémentaire : à défaut de cape de pluie, je fourre dans mon sac, pliée petit, une feuille de polyéthylène transparent qui protégeait le fond de mon coffre.

Me voilà parti. Le lac est modeste : d’après ma carte au 1/25000e, il doit mesurer cent cinquante mètres dans sa plus grande largeur pour deux cent cinquante environ en longueur. Je table donc sur une distance inférieure à deux kilomètres, étant donné qu’en raison des tourbières, je ne pourrai passer au plus près de l’eau sur les trois quarts du parcours et devrai suivre la lisière des premières prairies pour garder pied sec. C’est l’inconvénient de beaucoup de ces lacs glaciaires, à la différence de ceux de barrage, qui offrent des berges praticables par tous temps.

En général, je marche encore facilement à trois kilomètres-heure. Mais je me méfie, car d’autres lacs, nous ont laissé, à Jeanne et moi, de cuisants souvenirs : soit j’avais mésestimé le relief ou la distance et la balade champêtre de deux heures s’était transformée en rando épuisante de quatre, soit, des portions humides étaient impraticables et obligeaient à de sérieux détours ; soit, comme souvent en montagne, le temps avait changé brusquement et nous étions rentrés trempés comme des soupes ou frigorifiés. Après mon expérience récente du Puy Pariou, je veux être prudent.

Au début, tout va bien. Une légère montée, puis une descente un peu plus accentuée et la suite du parcours en faible dénivelé. Je viens d’atteindre la pointe sud du lac, lorsque le ciel menaçant venu de l’Ouest lâche soudain une grosse averse. Le temps de sortir mon K-way du sac et de le passer, me voilà déjà mouillé. Je suis en terrain découvert ; seuls quelques arbres isolés se dressent au loin devant moi. Pas de draille, donc pas de murets ni de cabane de pierres sèches en vue. Le premier chêne est bien à deux cents mètres. Je serai trempé d’ici là. Il me faut prendre une décision tout de suite : je sors ma feuille de plastique de mon sac, en coiffe mon bâton et me fourre dessous, assis sur le sac, ramenant les extrémités sous moi, du mieux que je peux, sur trois côtés : il faut quand même que je puisse respirer ! Il ne reste plus qu’à espérer qu’une saute de vent n’emporte pas mon abri de fortune et attendre que cela passe. Par chance, c’est une pluie d’été, elle n’est pas trop froide, mais quand même, ma tente improvisée s’est déjà toute embuée de respiration. Je profite de cet arrêt forcé pour grignoter une barre de céréales et emmagasiner des calories : on se refroidit vite à mon âge !

Ce déluge ne dure qu’un petit quart d’heure, mais j’ai l’impression que le ciel s’est vidé sur ma tête ! Le sol archi sec, peine à absorber toute cette eau soudaine et des rigoles se sont formées, suivant la moindre pente, ainsi que de vastes flaques, là où l’herbe fait défaut. Enfin, un rayon de soleil réapparaît, entre les nuages sombres que pousse le vent d’ouest. Je m’ébroue comme un labrador qui sort de l’eau, puis me redresse et entreprends de nouer la feuille de plastique autour de mon cou, pour qu’elle sèche sur moi, comme une cape. Si je la plie telle quelle, elle va mouiller tout mon sac !

À présent, le sol est glissant, mais le terrain est maintenant aisé jusqu’à la montée finale vers le replat que j’occupe. Cela devrait aller.

Je n’ai pas croisé âme qui vive depuis mon arrivée. Pourtant, la cascade de Déroc est un des sites les plus visités de l’Aubrac et le parking d’accès n’est qu’à trois cents mètres de là. C’est curieux !

Arrivé sans autre encombre à ma tente, je constate avec soulagement qu’elle n’a pas pris l’eau, le double toit a résisté. Par contre, si je voulais repartir maintenant, pourrais-je sortir ma DS de la prairie sans patiner ? Je ferai bien d’être plus prudent sur ce point à l’avenir.

Un bon feu n’aurait pas été de trop, mais tout le bois mort environnant est trempé à présent et je n’avais pas pris la précaution d’en ramasser avant de partir. Il ne me reste plus qu’à mettre en route le chauffage de la voiture pour me sécher et me réchauffer.

Le camping sauvage par temps de pluie, c’est presque toujours une galère, je le sais bien, mais quand le vin est tiré...

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, septembre 2017.

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