Chapitre 16
Samedi 10 août 1996
Le soir tombe, l’air fraîchit et, ce soir, je dois me contenter de la flamme bleue de mon réchaud de camping comme source de chaleur. Assis sous l’auvent de ma tente, j’entreprends de chauffer un peu d’eau dans mon unique casserole et verse dans un mug le contenu d’un sachet de potage instantané : velouté de champignons, c’est mon préféré. Un sandwich au jambon cru et autre petit au fromage, deux verres d’eau, une pomme ; me voilà paré pour la nuit. J’ai passé une polaire et admire la voûte étoilée, dans le ciel limpide après la pluie de l’après-midi. Je me sens bien. Du bois voisin, me parviennent les « houhou » d’un hibou qui vient de s’éveiller et, tandis que je commence à délacer mes chaussures de marche, deux oreilles pointent dans la prairie, puis quatre, puis six, puis huit : il doit y avoir un terrier de lapins de garenne tout près. Je suspends mes gestes pour ne pas rompre le charme. Tous restons immobiles, eux dressés sur leurs pattes arrière et moi sur son siège, guettant le premier qui bouge. Puis, le plus grand des quatre lapins – Monsieur ? Madame ? Allez savoir – tourne casaque et montre son cul blanc que les autres s’empressent de suivre en sautillant dans l’herbe. En voilà une bonne soirée. Allez, maintenant, au lit !
Bien au chaud dans mon duvet à capuche, j’ai dormi d’une traite, chose rare pour moi, ne m’éveillant que vers cinq heures du matin. Avec l’humidité de la veille, une rosée dense recouvre la prairie. Je dois sortir mes bottes à tige courte pour aller soulager ma vessie. Aujourd’hui, c’est une journée à étapes multiples que j’entends réaliser : d’abord, monter jusqu’à Laguiole, où je voudrais remplacer un couteau de poche que j’ai perdu (en tant que bijoutier, j’aime regarder le travail de filigrane que réalisent les couteliers). Puis retourner à Conques et revoir sa magnifique abbatiale romane Sainte-Foy, avant de poursuivre jusqu’à Sarlat. Carte en main, je calcule une distance totale de deux cent dix kilomètres, soit trois heures et demie de route, plus les visites et arrêts. Il ne faudrait pas que je lève le camp trop tard pour tenir ce programme. Pas sûr que j’y parvienne. Ce soir, j’ai réservé une chambre d’hôtes dans une commune à la sortie de Sarlat, chez un petit producteur de foie gras, histoire de prendre une bonne douche et rendre honneur aux productions locales. Je n’entends pas faire maigre tous les jours non plus !
Ma dernière visite remonte à trente-sept ans ! C’était en 1959. Le Général de Gaulle était revenu au pouvoir l’année précédente et la France se disait qu’il allait remettre de l’ordre dans la maison, comme quatorze ans auparavant, maintenant que la Ve République était à sa main. Boris Vian venait de mourir et Gérard Philippe en ferait bientôt autant. Je m’en souviens parce c’étaient deux de mes artistes préférés. Cette année-là, Jeanne et moi avions décidé de visiter le Périgord noir et ses multiples richesses.
Nous ne partions pas seuls, mais avec un couple d’amis et comme c’était à Pâques, avions choisi la location plutôt que le camping, par crainte de nuits trop fraîches et d’un temps pluvieux (en Bretagne, la semaine des Rameaux et celle de Pâques sont rarement belles, alors, nous nous étions laissé influencer). En réalité, la météo, cette semaine-là, dans le Périgord, fut parfaite. C’est ainsi que nous nous étions retrouvés chez le directeur commercial d’une célèbre maison de foie gras, qui, à côté de sa demeure, tout près de Sarlat-la-Canéda, avait aménagé rustiquement deux maisons qu’en précurseur il proposait aux touristes.
Je m’en souviens encore pour deux raisons : la première, parce que c’était la première fois que je voyais les tapisseries d’un logement entièrement réalisées au pochoir. Le propriétaire avait tout badigeonné de blanc et parsemé ensuite les murs d’empreintes de fleurettes, frises et petits animaux divers réalisés au rouleau ; la seconde parce que le repas de fin de séjour auquel nous fûmes conviés par nos hôtes est resté gravé à jamais dans ma mémoire ! Bons mangeurs comme on sait l’être dans le sud-ouest, bons buveurs comme souvent dans les régions viticoles, et généreux en diable, ceux-ci avaient pour coutume de régaler leurs vacanciers d’un repas issu des produits locaux.
Cela avait commencé avec un verre d’hypocras, cet apéritif venu du Moyen Âge jusqu’à nous, de la saucisse sèche, du jambon de pays et des olives. Puis il y eut une assiettée de garbure, cette soupe gasconne roborative, aux légumes rehaussés de morceaux de viandes diverses – confit de canard, jarret de porc, gésiers, saucisson –, dans laquelle on fait chabrot avec un vin rouge du cru. Vint alors la dégustation de plusieurs foies gras – cuit, mi-cuit, canard, oie – en belles tranches tirées de terrines maison, accompagnées de toasts tièdes, le tout arrosé d’un vin blanc liquoreux de Bergerac. Ce fut ensuite le clou du repas : une immense omelette aux cèpes et copeaux de truffe noire, servie avec des pommes de terre sarladaises. Salade, plateau de fromages de chèvre et brebis locaux, et une délicieuse tarte aux prunes. Café, pousse-café : un alcool de poire bien parfumé, mais titrant plus de cinquante degrés !
De toute évidence, on avait souhaité nous en mettre plein la vue, plein la panse, et sans doute nous voir repartir à quatre pattes ! Entrés à huit heures, nous ressortîmes à minuit passé, dignes, mais à la limite de l’apoplexie et si nos chambres n’avaient été à moins de cent mètres de là, serions tombés avant ! Hélas, c’était la veille du retour, comme tout bon repas d’adieu qui se respecte, et donc, le lendemain matin, il fallut reprendre la route. Inutile de dire qu’elle fut pénible !
Au souvenir de cette indigestion-gueule de bois, mon estomac se crispe. Tout cela est bien loin, pourtant. Je me demande ce que sont devenus les amis qui nous accompagnaient cette année-là. Bien plus tard, alors que nos enfants respectifs avaient quitté le logis, ils avaient été les acteurs d’un pénible psychodrame. Nous nous fréquentions alors régulièrement, allant en week-end, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre.
Cette année-là, Jean, directeur d’École Normale, avait quelques soucis professionnels et son humeur s’en ressentait. Son épouse avait réussi, après plusieurs essais, le concours de l’Agrégation de lettres modernes et lui non. Cela l’avait un peu aigri. Ce week-end de janvier, l’apéritif s’était sans doute trop prolongé. Après le dîner, j’avais entrepris, comme nous le faisions souvent l’un et l’autre, de montrer mes diapositives des vacances précédentes : il s’agissait d’un voyage en Corse. Ce fut long. Trop sans doute. Il était près de minuit lorsque tout le monde monta se coucher.
Moins d’une heure plus tard, j’avais entendu des pas étouffés dans l’escalier, puis la porte d’entrée s’ouvrir et se refermer : le temps que je me lève, Jean et son épouse partaient dans la nuit, sans un mot d’explication. On ne s’est pas revus depuis !
Qu’avais-je dit ou fait qui ait vexé Jean au point de s’enfuir ainsi en catimini ? Je me le demande encore.
J’adressai aussitôt après l’incident un message d’excuses, mais rien n’y fit. Jeanne eut un contact téléphonique avec son épouse. En vain.
L’épreuve avait été violente et Jeanne et moi fûmes tracassés pendant plusieurs semaines, avant de réussir à en prendre notre parti. Ainsi va la vie, de nouveaux amis arrivent, d’autres s’en vont... Mais des amis, nous en avions assez peu, justement.
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, septembre 2017.
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