Chapitre 21
Mercredi 14 août 1996
Ce matin, je me suis réveillé sous un ciel immaculé. La journée va être belle et chaude. La mer est calme, le drapeau vert pend avec indolence le long de son mât : je vais en profiter pour aller faire trempette avant midi. Je ne nage plus vers le large comme avant et surtout pas par ici ; juste de petits allers-retours parallèles à la plage. Je connais le danger des « baïnes » de la Côte d’Argent ! Je n’ai jamais été aussi intrépide que Jeanne, qui m’a donné plusieurs fois des frayeurs en s’éloignant à la limite du raisonnable. Elle avait bien changé depuis ses premières brasses hésitantes dans les eaux de l’anse de Bréhec ! Un vrai poisson.
C’est maintenant une traversée des Pyrénées d’ouest en est qui m’attend, en six étapes : Saint-Palais, Izeste, Saint-Béat, Axat, Font-Romeu, Palau del Vidre ! Que des villages quasi inconnus, mis à part Font-Romeu. Ce n’est pas tout à fait la ligne droite, mais la majeure partie se situe quand même dans les contreforts pyrénéens ; mon moteur ne devrait pas trop souffrir.
Jeanne et moi avons découvert les Pyrénées un peu plus tard que le Massif central, lorsque la progression de l’autoroute A10 vers le sud eut rapproché la Bretagne de la chaîne de presque deux heures de trajet. Et la région nous a plu, à tel point que nous y sommes revenus à de multiples reprises, en hiver comme en été, même si personnellement j’ai une nette préférence pour ce dernier : je suis frileux et mon équilibre sur des skis est (était, à présent je ne m’y risque plus) très incertain. Que voulez-vous, dans ma jeunesse, je n’ai eu connaissance que des patins à roulettes et j’étais loin d’être bon ; les autres sports de glisse sont apparus trop tard pour moi.
Saint-Palais, pour nous, est lié à des vacances d’été en 1990 et à des turbulences politiques. Cette année-là, le jour de notre arrivée au Pays basque, c’était le 20 août, je crois, nous avons vu de nombreuses forces de gendarmerie au bord des routes et même une herse, en travers de l’une d’elles, avec des hommes, gilet pare-balles sur le dos et fusil-mitrailleur au poing. Alors qu’arrivés à Saint-Palais, nous nous préparions à nous rendre au Syndicat d’Initiative demander de la documentation touristique, nous eûmes la surprise de passer devant la Perception entourée de barrières de sécurité, de pompiers et de forces de gendarmerie : un engin explosif y avait entraîné un début d’incendie dans la nuit, causant des dégâts non négligeables. Le mouvement indépendantiste Iparretarrak – en français, l’ETA du Nord ; en abrégé IK – après de nombreux autres attentats, continuait à réclamer par la violence la libération de son leader, Philippe Bidart, emprisonné depuis deux ans.
Ce fut notre prise de conscience de la persistance du phénomène de l’indépendantisme basque français, alors qu’en Bretagne la fièvre des années FLB semblait retombée, depuis l’amnistie mitterrandienne de 1981.
Capitale de la Navarre française depuis 1521, Saint-Palais ou Donapaleu en basque, avec ses hautes maisons blanches et rouges, est une bourgade de deux mille habitants, connue pour se trouver à la croisée supposée de trois voies françaises du Chemin de Compostelle : celles de Tours, de Vézelay et du Puy-en-Velay. En 1964, ce point de rencontre a été symbolisé par l’érection au carrefour de la draille de Soyarza avec la D302, d’une stèle discoïdale ancienne dite de Gibraltar, par francisation du nom basque d’un quartier de la ville. Un jacobite nous y avait pris en photo, Jeanne et moi.
Déception à mon arrivée : le petit camping Ur Alde que nous y avions dégotté en 1990 a fermé et après une demi-heure passée au téléphone à l’Office de Tourisme, je dois pousser jusqu’à Sauveterre-de-Béarn, à une douzaine de kilomètres de là. J’avais commencé par ronchonner, mais lorsque je découvre le site, je comprends tout de suite que j’ai gagné au change ; en effet, le cadre est enchanteur : de grands emplacements ombragés au bord du gave d’Oloron, dominés par l’église fortifiée romano-gothique Saint-André. L’ensemble est bucolique à souhait. Jeanne souriait chaque fois que j’utilisais cet adjectif qui ne faisait pas partie de son vocabulaire et qu’elle assimilait peu ou prou et à tort à « grandiose ». J’ai eu beau lui expliquer maintes fois son sens, rien à faire, cela ne voulait pas rentrer et, à chaque fois que je l’employais, elle me répondait : « bucolique ? Franchement, je ne vois pas en quoi. Là, tu exagères ! »
Ma tente montée, je m’interroge sur mon menu du soir. Sans frigo ni glacière, les options sont assez limitées. Par principe, pas de viande le soir. Un potage, des féculents, du fromage et un fruit. Qu’est-ce j’ai ? Un cube de concentré de bœuf d’une marque bien connue et une poignée de vermicelle dans ma petite casserole d’eau : voilà pour le potage. Je le fais cuire sur mon réchaud à gaz, et une fois versé dans mon assiette, sans laver la casserole, j’entreprends d’y réchauffer au bain-marie une demi-boîte de raviolis. Mais, pour aller plus vite, je verse bientôt le contenu dans la casserole vidée de son eau. Il faut simplement que je remue pour que ça n’attache pas. Une caisse en plastique renversée me sert de table. Assis sur mon pliant, je touille d’une main et mange ma soupe de l’autre. Ça va finir par un accident domestique, ça ! Prends donc ton temps, vieux schnock, qu’est-ce qui te presse autant ? Bon, d’accord, je baisse le feu sous les raviolis et finis tranquillement mon potage. Au bout du compte, mes pâtes sont brûlantes et je suis obligé de souffler dessus.
Un petit gosse, blond comme les blés, me regarde en salivant depuis un moment, les bras croisés sur son T-shirt rayé rouge et blanc. Cinq-six ans, je dirais. Je regarde autour et vois, de l’autre côté de l’allée, une caravane hollandaise auprès de laquelle s’affairent un géant roux et une jolie blonde. Ça va, les parents ne sont pas loin.
Mon ordinaire semble lui faire envie. Je hasarde une invite en français, un ravioli au bout de ma fourchette :
— Tu veux goûter ?
— Mes parents ne veulent pas que j’accepte quelque chose d’un étranger, l’entends-je répondre avec surprise d’une petite voix assurée.
— Tu parles bien français, dis donc. Tu t’appelles comment ? Ta maman est française ?
— Je m’appelle Loris. Oui.
Bingo.
— Va leur demander alors, si tu veux ?
Il me regarde un instant, dubitatif, puis traverse l’allée en courant en direction de sa famille.
Je le vois parlementer, puis la mère vient vers moi en tenant l’enfant par la main.
— Veuillez l’excuser. Il est curieux et parfois impertinent.
L’adjectif retient mon attention. Ce n’est pas du registre courant, ça.
— C’est moi qui lui ai proposé de goûter mes raviolis. J’ai un peu trop.
— C’est un de ses plats préférés, vous ne pouviez pas mieux tomber, mais il a déjà dîné, merci. Vous connaissez sans doute nos horaires ?
— Ah oui, c’est vrai. Tant pis, je vais essayer de finir. Il parle très bien le français pour son âge, dites donc, sans le moindre accent !
— Oui, je suis bilingue, français-hollandais, et traductrice littéraire ; depuis sa naissance, je lui parle uniquement dans ma langue maternelle, mais il a un peu plus de mal avec la langue de son père, me sourit-elle.
— Bilingue à six ans, c’est déjà une performance, non ?
— Ne croyez pas ça. C’est plus courant que vous ne pensez avec tous les couples mixtes qu’il y a aujourd’hui, l’Europe, Erasmus, tout ça...
— Vous avez raison.
— Bon, on va vous laisser finir votre repas. Bonne soirée.
— Bonne soirée également.
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, octobre 2017.
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