Chapitre 39
Jeudi 29 août 1996
Grosse étape ! Deux cents vingt-cinq kilomètres environ sur la carte, mais les profils de route les plus difficiles de tout mon parcours ; je voudrais emprunter un itinéraire qui n'est praticable qu'en été, par la vallée de la Tinée et le col de la Bonette pour rallier Guillestre, Château-Queyras et Molines : la route est colorée en vert, donc classée pittoresque tout du long, mais avec les virages, je devrai sans doute m'arrêter si je veux admirer le paysage : la conduite ne va souffrir aucune distraction, aucun relâchement de ma part. Je n'ai jamais emprunté ce tronçon de la traversée du Mercantour. Je pense que j'en ai pour six ou sept heures avec les arrêts.
J'ai fait une bonne nuit, pris un bon petit déjeuner, je me sens en forme. Les bagages sont chargés. J'ai de quoi pique-niquer quelque part dans le parc du Mercantour ce midi. Il va être neuf heures. Il est temps. Souhaitez-moi bonne route.
Jusqu'au confluent du Var et de la Tinée, aucun problème. Jusqu'à Saint-Étienne-de-Tinée, non plus : la route est plus étroite, elle suit la rivière au plus près, sans trop de difficultés. Mais on n'est pas encore à 1200 m d'altitude et il va falloir s'élever jusqu'à 2800 ! C'est après la cascade des Vens que la D64 commence à tournicoter sec : pour atteindre le col des Fourches et son camp militaire. Premier arrêt. Les vingt-six chalets qui servaient autrefois à l'hébergement d'une compagnie de Chasseurs Alpins sont dans un état de délabrement avancé. Seul le poste de commandement conserve encore en partie sa toiture, le reste n'est que murs, pignons et poutres enchevêtrées. Je reprends ma route vers le col des Granges communes (2513m), qui marque la limite entre les Alpes-maritimes et les Alpes de Haute-Provence. La route est plus exposée au vent ; les alpages ont laissé place aux rochers et à un paysage plus dénudé. On continue de s'élever. Je vais marquer un second arrêt-photo devant l'oratoire de Notre-Dame-du-Très-Haut, érigé en 1963 et où a lieu un pèlerinage tous les ans au mois de juillet. Des ex-voto de pacotille en témoignent. Me voilà parvenu au col de la Bonette-Restefond (2715 m). La vue est impressionnante sur les sommets et vallées alentour, mais en été ces montagnes sont pelées et arides. Même par beau temps, on y ressent l'hostilité du milieu naturel.
À présent, il va me falloir redescendre sur Jausiers ! Ving-quatre kilomètres que j'appréhende plus que les vingt-six de montée, car ce sont de vraies montagnes russes avec des portions atteignant jusqu'à 11 % de déclivité et le précipice qui guette un tournant sur deux ! Enfin, me voilà à l'ancienne caserne de Restefond. Je m'arrête pour admirer le point de vue sur la vallée de l'Ubaye où je me trouve maintenant. À la différence du camp des Fourches, ici les bâtiments étaient en U et pouvaient loger trois compagnies ; aujourd'hui abandonnés et ouverts à tous les vents, seules les anciennes écuries ont été restaurées et semblent encore utilisées par l'Armée. Dans une quinzaine de kilomètres, j'arriverai à Jausiers.
Le reste du trajet sera encore accidenté. Après avoir franchi le col de Vars, ce sera Guillestre, où j'obliquerai vers l'Est pour remonter la vallée du turbulent Guil. Puis j'arriverai en vue de Château-Queyras et son nid d'aigle, avant Molines.
J'ai prévu de passer la nuit à Gaudissard, un lieudit un peu au-dessus du village, dans une auberge de montagne qui m'avait été chaudement recommandée par un ami, il y a une vintaine d'années. Gageons que ce soir je n'aurai aucune difficulté à trouver le sommeil. La journée aura été bien remplie.
Au final, la seconde partie de mon étape s'est déroulée sans encombre. Tout juste un camion-citerne, coincé dans un passage étroit à l'entrée de Château-Queyras, nous a-t-il obligés - moi et tous ceux qui me suivaient - à une marche arrière sur une soixantaine de mètres pour lui permettre de se désengager et rectifier sa trajectoire.
En montant sur Molines, à la sortie de Ville Vieille, j'ai retrouvé avec plaisir, sur ma droite, la demoiselle coiffée, ce piton rocheux surmonté d'une pierre plate qui émerge des mélèzes environnants. C'est curieux, dans mon souvenir, elles étaient trois, mais je dois confondre, je sais qu'il y en a d'autres ailleurs.
À Molines, c'est l'église à tour carrée qui se trouve à l'entrée du village sur un replat, entourée par un cimetière où les croix de bois, noircies par les intempéries, sont presque plus nombreuses que celles de pierre. Le village s'étire ensuite le long de la route qui monte au col Agnel, en direction de l'Italie, laissant celle de Saint Véran sur la droite.
La Maison de Gaudissard est une ancienne ferme piémontaise en pierre grise percée de fenêtres aux entourages de béton, dont la façade s'orne d'un cadran solaire armorié, comme beaucoup de maisons du Queyras. Devant, s'étend une magnifique terrasse d'où l'on embrasse tout le paysage de la vallée. C'est surtout une coopérative ouvrière de production créée en 1969 par Bernard Gentil, arrivé comme pasteur en 1951, qui décida de promouvoir le ski de fond en France et créa ici le premier centre école. Avec sa famille, il a rénové le bâtiment, qui dispose aujourd'hui d'une quinzaine de chambres, plus quelques-unes en gîte alentour.
On y est accueilli avec chaleur, simplicité et convivialité. Je me souviens encore de notre précédent séjour, à Jeanne et moi, l'hiver précédant les vingt ans de l'auberge, en 1988. Nous avions fait des ballades en raquette, bu du vin chaud et mangé des plats roboratifs au possible. Les veillées terminaient souvent bien arrosées, ces montagnards ont une santé à tout épreuve !
Je suis en terrain connu, les parents ne sont plus là, mais la génération suivante a pris la relève avec le même esprit d'accueil et de partage. Quand j'ai téléphoné, il ne restait plus que des places en gîte d'étape. Cela me convient tout à fait, j'aurai de la compagnie. Et j'ai pris la demi-pension. Je ne veux pas rater la cuisine du chef.
Demain matin, monterai-je à Saint-Véran ? J'aurais aimé refaire la balade de la Chapelle de Clausis et pousser jusqu'au refuge du lac de la Blanche, mais ce ne serait pas raisonnable. C'est déjà déraisonnable d'être venu jusqu'ici. Le lendemain, je dois prendre la route du Vercors. Et ce seront les premiers grands retours ! Mieux vaut éviter Briançon et le col du Lautaret. Je pense repasser par Gap et remonter sur Vizille par la Nationale 85. Mais je m'attends à quelques heures d'embouteillage. La zone d'Embrun est connue pour cela. J'ai mal géré le calendrier. Il me reste cette nuit pour réfléchir !
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, février 2018.
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