La chaleur du foyer
Quand il vit les deux jeunes femmes sortir des ténèbres, le siffleur cessa de siffler. Nul reproche ne crispait ses traits, bien qu’il se fut essoufflé afin de les guider à travers la nuit. Il croisa plutôt ses bras sur sa poitrine, comme le font ceux qui se réjouissent de leurs œuvres et les observa, têtes basses, venir vers lui. Dès qu'elle le vit, Navu murmura des excuses avant d’abandonner son amie aux conséquences de sa témérité. Celle-ci ne dit rien d’abord ; elle ne savait jamais quelle était l’humeur de cet homme qui se dressait devant elle. En effet, son père était des plus impénétrables et disait rarement ce qu’il pensait. De surcroît, il avait cette désarmante faculté de ranger quiconque à son point de vue, sans mot dire. Bien habiles étaient ceux qui parvenaient à l’éviter, quand il souhaitait les entretenir de quelque chose. Huna n’était guère de ceux-là et il était clair que son père souhaitait l’entendre à propos de son périple.
Quand son courage lui revint, elle leva son regard sur cet homme feignant la sévérité. Elle ne savait par où commencer. Les excuses étaient exclues ; elles le laissaient parfaitement indifférent. Seules comptaient à ses yeux les raisons, mais celles-ci, elle ne pouvait les lui avouer. Pouvait-elle reconnaître que son être se noyait d’une peur indicible, quand elle osait regarder vers l’avenir ? Était-elle prête à céder à ses sentiments et à s’ouvrir aux siens ? À leur dire qu’au lendemain de ce jour, elle vivrait le meilleur comme le pire ? Non, elle ne pouvait s’y résoudre ; cela les décevrait et il était hors de question de les décevoir. Elle soupira longuement, essuyant du revers de sa manche une larme qui lui venait, avant de céder.
— Pardon Père, j’ai manqué de prudence. J’aurais dû…
— Huna, coupa le siffleur avec douceur, les mots sont comme le vent, sans mouvement …
— ... ils meurent, finit-elle comme pour confirmer un credo. Je sais Père. Ça ne se reproduira plus.
L’homme sourit comme il le faisait rarement. Devant lui ne se trouvait déjà plus la petite fille aventureuse et inconséquente, qu'il avait vue braver bien des dangers au mépris de ses avertissements. Il voyait à présent la cavalière en devenir, qui apprenait de ses erreurs. Satisfait, il se mit à sa hauteur, posant une main ferme sur l’épaule de sa fille.
— Huna, tu peux te joindre aux autres si tu veux.
Il n'attendait aucune réponse. Huna le savait et cela lui allait très bien. Elle tenta un sourire pour masquer ses doutes, bien qu’elle n’eut aucune illusion sur le fait qu’il les eût percés à jour. Elle ne s’arrêta pas pour entendre siffler le conteur, cédant de bon gré sa place à un cœur plus léger. Frigorifiée, elle entra sans détour sous la tente familiale, où elle espérait combler son besoin de solitude. Espoir bien vite déçu, car sa mère l’y attendait, la mâchoire serrée par une colère bien trop longtemps réduite au silence. Huna baissa à nouveau la tête en signe de contrition, mais n’apaisa que peu l’éclaireuse du clan, la première des cavalières, qui se leva pour lui faire face.
— Sais-tu quelle inquiétude a été la notre de te savoir en Fachna ? As-tu entendu les plaintes des parents de Navu, quand ils apprirent qu’elle était avec toi ? Tu aurais pu nous épargner cela aujourd’hui. Demain, tu deviendras l’une des nôtres, cavalière parmi les cavalières : de tes actes dépendra notre survie à tous.
Elle avait dit cela sans respirer, ou presque, comme portée par cette frustration ruminée toute la soirée. Puis, alors qu’Huna avait gardé la tête baissée pour ne rien ajouter à sa colère, elle retourna à sa place, honteuse de son emportement.
— As-tu vu le Grand Hêtre ? finit-elle par lâcher, comme pour mettre un terme aux remontrances.
Huna leva les yeux vers elle, hésitante. Sentant que sa mère s’était radoucie, elle osa répondre.
— Oui, je l'ai vu, Mère. Il est bien plus grand que je ne l’avais imaginé.
L’éclaireuse ne put retenir un rire sonore.
— Si cet arbre t’impressionne, que vas-tu penser de la Tour ?
Huna se figea comme tétanisée. Elle aurait aimé ne pas en entendre parler, pas avant d’être forcée de s’y rendre pour se soumettre à son jugement. Elle soupira derechef.
— N’aies crainte Huna, notre sang n’a jamais manqué de force. Tu seras jugée digne de cavaler à travers la plaine, comme toutes les femmes de ta lignée.
— Et si j’échouais ?
Elle n’avait pas pu retenir sa question. Il y avait trop longtemps qu’elle pesait sur ses jours, comme sur ses nuits. Qu’elle hantait le moindre moment de son existence. Il fallait qu’elle la posât à quelqu’un, et que ce quelqu’un y répondît. Espoir déçu de nouveau, car sa mère ne la soulagea pas de ses doutes. Elle se contenta d’ouvrir ses bras pour l’accueillir, comme elle le faisait pour alléger sa peine, lorsqu’elle était enfant. Huna ne montra rien de sa déception, elle préféra se lover contre elle, profitant de cette tendresse qui ne serait plus tout à fait la même, quand ses épreuves seront passées.
Elle ne se sentit pas partir. Elle était apaisée et sombra dans un sommeil paisible, auquel elle ne pensait plus avoir droit, réchauffée par la chaleur du foyer.
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