L'homme de la bibliothèque
Je repris le cours de ma vie, même si ce n’était pas facile d’apprécier le ronron du quotidien. Les tâches ménagères et les courses n’avaient rien d’excitant, mais dans cette maison, il n’y avait que moi pour le faire.
Je passais chaque samedi matin l’aspirateur pendant une demi-heure, ce qui me semblait une éternité. Aussitôt après je m’affalais sur le canapé, en sueur, les jambes lourdes. Besoin de repos, là tout de suite.
Je mettais un peu de musique pour m’encourager. Encore un week-end morne et triste qui s’annonçait, entre rangement et repassage.
Depuis trois ans, mon petit bout avait bien grandi. Il avait les yeux noirs, il gambadait partout, il n’aimait pas se salir, il ne se roulait pas dans le sable. Il faisait attention à ses habits. Il les pliait consciencieusement tous les soirs, il était adorable. Ma vie s’était égayée depuis l’arrivée de Sandro.
Dire qu’il était né après une incartade involontaire, par une après-midi de juin, humide et ventée. Cela m’était tombé dessus, je ne regrettais rien. Je me remémorais nos caresses dans la baignoire et ensuite sur le lit. Le souvenir de cette aventure déjà lointaine m’aidait à affronter les difficultés de la vie.
Il y a trois ans, j’avais plu à un homme, moi, Claire, avec mes gros seins lourds, ma coiffure improbable et mes jambes veinées.
Au cours de mon congé parental, je passais beaucoup de temps à la cuisine, ma pièce préférée entre toutes. J'y concoctais de bons petits plats à mon mari. Il me semblait bien qu’on avait grossi tous les deux !
J’avais renoncé à me peser chaque matin au réveil, les chiffres affichés me donnaient le tournis.
Je m’étais résignée. Mon IMC ne serait jamais à la hauteur de mes espérances.
Je repris ma place à la bibliothèque municipale de Carcassonne, ma collègue était toujours installée sur son fauteuil fétiche, ses lunettes bien ajustées sur le nez. On ne pouvait pas dire qu’on était complices, mais tout de même elle ne fut pas mécontente de me voir réintégrer les lieux.
- Alors, Danièle, raconte-moi ce qui s’est passé depuis tout ce temps !
- Eh bien, la ville a fait changer tous les éclairages des salles, maintenant, il y a des LED partout, tu verras, c’est agréable. Nous avons une nouvelle responsabilité : on doit gérer les tournées du livre-bus qui parcourt la ville pour que les carcassonnais puissent emprunter des ouvrages sans se déplacer jusqu’ici. Du coup, c’est plus calme, il n’y a plus de longues files d’attentes. Et la municipalité a amélioré le site Internet, il est plus clair, on peut présenter les nouveautés, tu verras, tu vas vite t’y habituer.
- Je vois, oui, cela va ma plaire, certainement ! Bon, au boulot, il faut que je reprenne le rythme, désolée si j’ai un peu de mal aujourd’hui.
- Ne t’inquiète pas, à deux on va y arriver. On a aussi une nouvelle machine pour étiqueter les livres. Ton remplaçant a mis les bouchées doubles avant de partir car il voulait une bonne appréciation sur son CV, du coup je n’ai pas hésité à lui refiler les tâches ingrates, dit-elle d’un air satisfait.
Je me mis au travail sans grand enthousiasme, j’espérais que cela ne se verrait pas trop.
Au bout de trois heures, mes jambes commençaient à souffrir du manque d’activité. Cela me fit un bien fou de sortir pour déjeuner. Mon fils mangeait à la cantine, mon mari travaillait dans son garage, ma nouvelle organisation était bien rodée.
Dehors, il bruinait, j’ouvris mon parapluie et m’engageai dans les rues piétonnes à la recherche d’un endroit agréable. Mon choix se porta sur un snack qui proposait des Poke bols, c’était une agréable façon de manger des salades. Les produits étaient frais. C’était copieux, parfait pour la pause de midi.
Je pensais que reprendre le travail me donnerait l’occasion de m’impliquer davantage, de réaliser de nouvelles choses pour me mettre en valeur à la bibliothèque, mais je réalisai que je n’en avais que faire. Je partais bosser sans entrain, accomplissais mes tâches quotidiennes et dès que c’était l’heure, je me précipitais vers la sortie.
La soirée filait à une vitesse incroyable, à peine le temps de faire prendre le bain à mon fils, une histoire et hop au lit. L’ennui me guettait.
C’est pour cette raison que lorsque je le vis, une lueur nouvelle naquit dans mes yeux qui n’était pas apparue depuis… trois ans exactement.
Comme d’habitude, je commençai par me figer, les mains moites, incapables de faire une phrase complète et tout cela devant un témoin, Danièle !
Elle ne comprit pas pourquoi tout à coup mon comportement changeait, je me conduisais comme une midinette en mal de mâle, bref la situation était risible et je ne faisais rien pour changer les choses.
Le jeune homme qui m’avait fait cet effet se tenait devant le bureau de ma collègue. Sa posture bien droite, sa peau burinée, ses mains noueuses et fines, ses cheveux retombant sur ses épaules m’attirèrent comme un aimant sans que je ne puisse rien y faire.
- Claire, je te présente Armando. On le voit très souvent en ce moment à la bibliothèque car il prépare un mémoire sur «L’origine du tango» pour finaliser son année au centre de la danse Picante. Après il pourra enseigner son art. Si jeune, n’est-ce pas formidable ?
- Euh... Tout à fait, commençai-je, troublée, je suis sûre que c’est une bonne idée, il a le physique pour ça !
Tous deux me regardèrent curieusement, je devais avoir fait une bourde, encore cette manie de parler sans réfléchir. Cela ne me portait pas chance, décidément.
Le danseur s’éclipsa bien vite, les bras chargés de volumineux ouvrages.
Danièle ne manqua pas de me dire ce qu’elle pensait :
- As-tu oublié nos bons principes : politesse, serviabilité, discrétion ?
- Non, bien-sûr, désolée Danièle, je me suis mal comportée, cela restera entre nous n’est-ce pas ?
Il ne faudrait pas qu’en plus cela s’ébruite, pensai-je.
Le lendemain, je guettai littéralement les allées et venues à la porte de peur de rater l’arrivée du bel éphèbe de la veille.
Je passai la journée à me ronger les ongles. Je n’avais pas bien dormi, un intérêt nouveau se dessinait en moi, j’avais une conquête à faire. Un conquête ? Non, tout de même, je n’allais pas encore me croire désirable avec mes kilos en trop, mes cernes sous les yeux attestant de ma fatigue de jeune mère et ma manie de mordiller les stylos.
Pourtant, ce matin, je m’étais coiffée longuement, lissant mes cheveux indomptables dans le but de les faire briller et je mis des boucles d’oreilles argentées, le genre voyantes et pas du tout adaptées à ma fonction.
Je justifiai ce choix auprès de ma collègue en lui certifiant qu’elles m’avaient été offertes par mon mari et qu’il tenait à ce que je les mette. J’avais honte de proférer de tels mensonges, je n’avais même pas rougi. Danièle les trouva jolies. On n’en parla plus.
Mon conjoint était garagiste, il se fichait pas mal de mon allure. Il ne me voyait pas partir le matin, ni rentrer le soir. Pour lui, j’étais la femme au peignoir kimono tâché de café, les cheveux en bataille, l’œil pas très vif, qu’il renversait sur la table de du salon, vers six heures du matin, le samedi.
Depuis l’arrivée de notre Sandro, nos ébats n’étaient plus aussi passionnés, et la fatigue accumulée amenuisait mon envie de parties de jambes en l’air.
À seulement trente-trois ans, devrais-je m’inquiéter ? Il manquait l’insouciance de nos débuts, l’allégresse de nos journées qui désormais s’articulaient autour de notre enfant.
Il arriva le troisième jour. Il déposa ses livres sur le comptoir, ses mains délicates me présentèrent sa carte d’abonné. Je lus sa date de naissance : 20 juin 1995.
- Est-ce que je peux reprendre ma carte ? me demanda-t-il gentiment.
- Euh, oui, bien-sûr.
Danièle faisait visiter la bibliothèque à une classe, je pouvais donc prendre mes aises, ce que je fis en me redressant sur mon siège, poitrine en avant, sourire étiré à son maximum.
Il ne se décontenança pas, il avait l’air drôlement bien éduqué. J’adorais son air timide, ses manières délicates. Il portait un jean slim noir, des baskets Jordan blanches, un tee-shirt affublé du logo de son école de danse. Ses muscles saillants révélaient les heures de musculation nécessaires pour entretenir ce corps.
Je cherchai un sujet de conversation pour le retenir.
- Vos recherches se passent bien, vous trouvez ce qu’il vous faut ?
- Oui, merci, mais je trouve difficile de rédiger ce mémoire, il me prend beaucoup de temps et je manque de vocabulaire car je suis d’origine argentine. Je dois absolument réussir ce challenge, je serai le premier diplômé de la famille !!!!
"Oh, My God, cet accent", pensai-je.
- Ah, oui, je comprends, la barrière de la langue est un problème. Je ne fais rien le samedi (si, justement, je dois nettoyer la maison !!), si vous voulez on peut travailler ensemble.
Voilà, la phrase était sortie toute seule. Cela était improbable mais je proposai mes services à ce jeune homme, de façon altruiste et désintéressée, enfin, je voulais y croire. Comment résister à cette bouche pulpeuse, à cette peau luisante ?
Ressaisis-toi, Claire, me morigénai-je, il est hors de question que tu outrepasses ton rôle qui est d’aider. Tu as des responsabilités, une vie de famille, un poste confortable, un mari aimant !
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