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La pluie tape contre les carreaux de la fenêtre à un rythme régulier, apaisante comme une douce berceuse. Recroquevillée sur mon lit, fixant un point dans le vide de l'autre côté de la vitre, je laisse le temps passer, perdue dans mes pensées.
Le ventre noué, je ne peux m'empêcher de stresser pour mon premier jour de rentrée, demain. Tous mes repères ont disparu depuis notre déménagement, et savoir que ma mère m'a fait entrer dans un lycée hautement sélectif n'arrange pas vraiment les choses. Je ne me sens pas prête. Pas prête du tout. Les rumeurs le définissent comme étant une institution d'élite, où seulement "les meilleurs" sont acceptés. Lettre de motivation, entretien, sélection de 130 dossiers sur plus de 700 demandes... et pourtant, je n'ai rien fait de tout cela pour y entrer. Non, j'ai simplement des parents très influents.
Depuis mon plus jeune âge, ma mère me pousse à la perfection. Il faut non seulement que je sois la meilleure à l'école, mais que j'excelle aussi dans d'autres domaines comme l'art ou la musique. Mais ça, c'est une autre histoire... Comme elle trouvait que je passais trop de temps à pratiquer l'instrument, elle a fini par me désinscrire du conservatoire, en plein milieu de l'année, et m'a remonté les bretelles pour que je reprenne mon avenir en main. C'était il y a un peu plus de 4 ans, mais ce jour-là, lorsque ma génitrice m'a annoncé que je ne ferais plus de musique et que je ne verrais plus mes amis de l'orchestre, j'ai perdu gros. Je l'ai perdu, lui.
- Alexia, vient mettre la table ! tonne-t-elle depuis le rez-de-chaussée, me tirant brutalement de ma mélancolie.
Retour à la réalité. Les pieds trainants, je quitte mon lit et descends lentement les escaliers, espérant retarder le moment fatidique tant redouté. J'appréhende toujours les diners en famille. Le silence gênant qui règne dans la pièce me donne envie de m'enterrer six pieds sous terre. Quoique je déteste encore plus lorsque ma mère brise le calme mortuaire du repas, car généralement, rien de bon ne franchit ses lèvres.
Une fois la dernière marche atteinte, impossible de reculer. Ma génitrice jette un coup d'œil par l'ouverture de la porte de son bureau et me lance un regard impatient. S'il y a bien une chose que j'ai retenu avec l'âge, c'est qu'il ne faut jamais faire attendre Sophie Brunault. Que ce soit à la maison où dans son travail, elle est implacable.
Je me force à lui offrir un petit sourire et disparait rapidement dans la cuisine pour échapper à ses yeux meurtriers. Antoine ne dit rien lorsque j'entre dans la pièce, mais je sais qu'il m'a entendu arriver. Il est juste trop concentré sur son cake aux tomates pour me saluer. Toujours sans un mot, j'ouvre le tiroir à couverts et m'affaire à la tâche qu'on m'a imposée. J'installe les assiettes en porcelaine sur le marbre noir de l'espace à manger, disposant soigneusement les couteaux et les fourchettes de part et d'autre, alignés au millimètre près. Je pose deux verres en cristal pour les adultes qui boiront du vin et ajoute trois verres simples pour l'eau, en n'oubliant pas de remplir le pichet du repas. Antoine jette un coup d'œil à mon travail et m'accorde un signe de tête approbateur. Nous savons tous deux qu'il faut que tout doit être parfait lorsque Mère entrera dans la pièce. C'est un véritable monstre de la maniaquerie.
En parlant du loup, la porte de son bureau vient de s'ouvrir et on entend déjà le bruit de ses talons qui claquent contre le carrelage immaculé du couloir. Mon beau-père s'active et place son cake au centre de la table, puis retourne chercher la sauce à la crème qui accompagne le plat. Enfin, lorsque ma mère entre dans la pièce, il vient juste de poser la bouteille de vin blanc à côté du reste.
D'un regard froid et perçant, elle inspecte notre travail, puis esquisse un léger sourire et s'installe à table. Antoine m'offre un clin d'œil discret et s'assied en face de sa femme, me laissant, comme d'habitude, la place du milieu. L'homme attrape mon assiette, pose deux tranches dans mon assiette et me tend le bol de sauce.
- Pas de sauce Alexia, gronde ma mère, qui n'a même pas attendu cinq minutes pour commencer les hostilités. Tu es déjà suffisamment ventripotente, pas la peine d'en rajouter.
- La sauce fait partie intégrante du plat, souffle son compagnon.
- Ne commence pas Antoine, réplique-t-elle du tac au tac, toujours sur un ton aussi sympathique. Je porte peut-être ton nom, mais tu ne seras jamais son père, alors ne commence pas à la défendre.
Antoine fronce les sourcils et s'apprête à riposter, mais je ne veux pas que la soirée dégénère.
- Mère a raison, l'ai-je coupé. Merci d'avoir préparé ce repas, mais je vais me contenter des tranches de cake.
Il finit par capituler et le dîner continue dans un silence mortuaire. Parfois, je me demande comment ces deux-là ont pu se marier. Ils sont tellement différents ! Ma mère est froide comme la glace, insensible et parfois méchante, alors que son compagnon est doux comme un agneau.
Le repas presque fini, Antoine se racle la gorge et lance un regard à sa femme pour évaluer ses chances de survie.
- Je pense qu'il serait bon pour nous de faire un point sur la nouvelle année qui s'annonce, déclare-t-il.
Mère croise les bras en haussant un sourcil.
- Ne me regarde pas comme ça, Sophie. Les événements que nous avons vécus au fil de l'année ne sont pas anodins. Tu t'es résolue à te cacher, la tête dans le sable comme une autruche, mais ça ne peut que nous porter préjudice !
- Ne commence pas ton petit numéro avec moi, maugrée-t-elle en tapant du poing sur le marbre froid de la table. Je ne suis pas l'une de tes patientes.
Mon beau-père se renfrogne et masse son crâne en soupirant.
- Comme tu l'as dit, je ne suis pas le père d'Alexia, mais je me soucie quand même de son bien-être, murmure-t-il en relevant la tête.
- Alors ne discute plus mes décisions. Repartir de zéro est la meilleure chose à faire pour qu'Alexia reparte sur de bonnes bases. Je l'ai faite entrer dans l'un des meilleurs lycées de la région, elle va pouvoir recommencer une nouvelle année calme et tranquille, que veux-tu de plus ?
- Sophie... Alexia s'est retrouvée coincée dans un lycée en flammes, et tu as bien vu les troubles qu'elle a développé à cause de son stress post-traumatique ! Faire comme si rien de tout cela ne s'était produit ne va pas l'aider, au contraire.
- Alors aide-la ! s'impatiente ma génitrice. C'est ton boulot, non ?
Ce que je déteste le plus dans ce genre de situation, c'est la facilité qu'ils ont d'oublier ma présence. Je n'ai jamais mon mot à dire, Mère n'aime pas que je me mêle de ses discussions d'adultes. Pourtant, c'est moi le centre de la conversation. C'est moi qui me suis retrouvée enfermée dans une classe de mon lycée alors qu'il était dévoré par les flammes, c'est moi qu'on bourre de cachets parce que je n'arrive pas à dormir, c'est moi qui n'arrive pas à me souvenir des événements exacts de cette nuit-là. Mais ils continuent de m'ignorer.
- Je ne peux pas, Sophie, marmonne Antoine. Tu t'es arrangée pour emménager plus près de ton job, tant mieux pour toi, mais je n'ai pas eu cette chance. Je n'ai...
- Je t'ai proposé plusieurs fois de venir travailler avec moi, le coupe-t-elle. L'offre est toujours valable !
- Pour que tu me parles comme tu parles à tes employés ? Sans façon. J'ai trouvé un poste dans un internat pour jeunes... marginaux.
- Alors de quoi te plains-tu ?
- Je ne me plains pas ! s'emporte le psychologue qui commence à perdre patience. Arrête de m'interrompre à chaque phrase bon sang !
Je sens que la tension est à son comble dans la pièce. Mère fronce du nez et s'oblige à respirer lentement pour conserver son sang-froid, les poings serrés et la bouche tordue.
- Avant que tu ne me coupes, j'essayais juste de te prévenir que j'ai trouvé un nouveau boulot, beaucoup plus prenant que dans le simple cabinet que je tenais avant. Le planning est serré, et je ne suis pas certain d'avoir le temps pour aider correctement Alexia.
- Et si... et si on arrêtait d'en parler pour ce soir ? je propose en bégayant. Il est tard... je vais aller me coucher.
Les deux adultes se stoppent net et m'étudient l'espace d'une atrocement longue minute. Ma mère finit par acquiescer d'un geste sec de la tête, et avant que je ne sorte de la pièce, elle me lance :
- N'oublie pas tes cachets Alexia, je n'ai pas envie de me lever en pleine nuit pour calmer une de tes terreurs nocturnes.
En poussant un soupir agacé, je lui dis de ne pas s'inquiéter pour ça, et file dans ma chambre. Dans l'escalier, j'entends tout de même Antoine dire :
- Elle repousse les souvenirs de l'incendie tout comme elle a repoussé les souvenirs de son père après qu'il soit parti. Je sais qu'elle voudrait que je l'aide à retrouver la mémoire, mais je ne suis pas certain que ce soit bon pour elle. Ni pour toi.
Le bruit des talons de Mère se rapproche dangereusement du couloir, alors je disparais pour de bon.
Une fois lavée, démaquillée et prête à dormir, j'ouvre le tiroir de ma table de nuit et attrape le tube de comprimés. Je fixe les deux petites pilules jaunes dans le creux de ma main. Et si je ne les prenais pas ? Serait-ce vraiment grave ?
J'hésite un long moment, sans réellement savoir pourquoi. Jusqu'à maintenant, je prenais mes cachets tous les soirs sans poser de questions. Je passais une nuit correcte et rebelote le lendemain. Mais entendre Antoine parler de mon père comme ça... je ne sais pas trop pourquoi, mais ça remet tout en question. On aurait dit qu'il savait exactement ce qu'il s'était passé avec lui, et la façon dont il s'est exprimé me laisse penser que ces deux événements sont peut-être liés entre eux.
- Alexia ? m'appelle sèchement ma mère, qui m'observe à l'entrée de ma chambre. Que fais-tu ?
- Rien, rien, je murmure.
Je jette mes deux gélules dans ma gorge et avale d'une traite, chassant les pensées maussades qui me hantaient.
- Bonne nuit, je souffle avec un petit sourire forcé.
Ma génitrice me fixe encore un instant puis repart en fermant la porte derrière elle.
J'espère que cette nouvelle année se montrera plus intéressante que les précédentes. Je suis déterminée à obtenir les réponses que je cherche, et je compte bien utiliser tout ce que j'ai en mon pouvoir pour y arriver.
Pourquoi étais-je au lycée la nuit de l'incendie et pourquoi ma mère semble effrayée de me voir retrouver la mémoire ? Mais surtout, pourquoi ai-je ce sentiment grave que mon père est lié à toute cette histoire, lui qui m'a abandonnée lorsque je n'avais que 5 ans ?
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