19. L'infirmière et le traducteur
Julia
Prendre le temps d’analyser les choses, ne pas agir dans la précipitation, ne surtout pas montrer son stress. Je me répète en boucle ces trois phrases alors que je sens qu’Arthur s’apaise. Je profite de sortir désinfectant, bandage et compresses pour lui tourner le dos et respirer profondément. Je déteste la vue du sang. Terrible pour une militaire, je sais, mais véridique. Je fais les choses si nécessaire, je me suis déjà retrouvée les deux mains sur une plaie par balle et Snow en porte encore la cicatrice, mais si je peux éviter, je ne m’en porte que mieux.
- Est-ce que tu veux de la morphine ou ça va ? Il faut retirer ce truc de ta jambe, vu l’emplacement il ne doit pas y avoir d'artère touchée.
- Non, non, laisse-moi toute ma tête. Il va falloir que je sois bien conscient si on doit chercher à s’enfuir rapidement. Je vais endurer, ne t’inquiète pas.
- Bien, Monsieur le Coriace. Alors, si tu me racontais ce que tu fais dans la vie ? Je veux dire, tu bosses à temps plein dans cette ONG, toute l’année ? lui demandé-je.
- Je sais ce que tu fais, miss Infirmière. Il va falloir parler d’autre chose que du boulot si tu veux détourner mon attention.
- Très bien, ris-je. Ta dernière partie de jambes en l’air ? Elle était comment, la nana ? Un coup d’un soir ? Une relation suivie ? Tu as pris ton pied ?
- Ouh là, c’est pas tout récent. Mais oui, j’avais pris mon pied. Et toi, c’était quand ? Un coup d’un soir ? Je te vois bien sauter comme une tigresse sur un pauvre mâle sans défense.
- Eh bien, qu’est-ce qui te fait dire ça ? Un coup d’un soir oui, avant de partir en mission. Une vieille habitude prise avec Eva et Myriam. Les gars font ça aussi avant de partir, souvent, dis-je, juste avant d’enlever le morceau de bois de sa jambe et de faire pression sur la plaie avec une compresse.
- Aie ! Wow ! Ça me fait presque aussi mal que d’apprendre que mon ex me trompait. Putain, tu n’y es pas allée de main morte ! dit-il en fermant les yeux sous la douleur.
- C’est comme un pansement, le Coriace, faut y aller d’un coup sec. Alors comme ça, ton ex était une connasse ? Je déteste les gens incapables de tenir leurs engagements.
- Ouais, dit-il en rouvrant les yeux. Une hôtesse de l’air avec qui je croyais pouvoir vivre ma vie. Elle s’est envoyée en l’air avec tous les pilotes de sa compagnie. Et moi qui l’attendais sagement dans mon coin. Tu me préviens quand tu enlèves le morceau de bois, hein ?
- Il est retiré, Arthur, ris-je en lui tendant. Ça fait longtemps ? Tu as tourné la page ? Eu des femmes depuis ?
Est-ce que j’abuse avec mes questions ? Clairement. Je suis piquée par la curiosité, je l’avoue, et mon envie d’en savoir toujours plus. Et cela n’a aucun rapport avec lui particulièrement. J’essaie de m’en convaincre, tout du moins.
- Pourquoi tu me poses des questions si c’est déjà fini ? me demande-t-il, soulagé et amusé.
- Pour que tu ne tournes pas de l'œil quand je vais t’annoncer qu’il faut que je te fasse deux points de suture, mon bouchon !
- Ah mince. Tu sais faire ça ?
- Oui, même si je t’avoue que ce n’est pas ce que je préfère faire. C’est moi qui risque de tourner de l'œil, en fait, ris-je. Redresse-toi doucement, assieds-toi pour tenir la compresse pendant que je prépare le matériel, s’il te plaît.
- Alors, pour éviter de te faire tourner de l'œil, je peux tout te raconter et te dire que oui, j’ai tourné la page. Ça remonte à quelques mois maintenant, et je suis prêt à penser à une autre femme. Peut-être que j’y pense déjà d'ailleurs, dit-il en me regardant préparer le fil.
- C’est cool, alors. Ce serait dommage de s’arrêter à une mauvaise expérience. Tu es prêt ? Tu es toujours sûr que tu ne veux pas un peu de morphine ?
- Je suis prêt, oui. Le plus dur sera de faire confiance, je pense, grimace-t-il en continuant à parler alors que je commence la suture.
- Toutes les femmes ne sont pas comme ton ex, et heureusement. Je comprends pour la confiance, mais il ne faut pas non plus que la suivante paie pour l’ancienne, tu sais, dis-je en souriant. Enfin, je te dis ça, mais je crois que la confiance est mon problème, alors je ne peux pas vraiment me permettre de juger.
- Là, tu vois, je te fais bien confiance, m’avoue-t-il d’une voix rauque alors que je passe l’aiguille dans sa plaie.
- Je viens de te sauver la vie, j’espère bien que tu me fais confiance, ris-je. Ça va, pas trop douloureux ?
- J’ai connu pire, tu fais une formidable infirmière, il ne manque que la blouse, rit-il en grimaçant tout de même.
- Je doute qu’Eva approuve mon travail, mais si ça te va, c’est l’essentiel !
Je termine en recouvrant la plaie d’une compresse propre et bande le tout alors qu’il m’observe faire. Puis je sors de l’une de mes poches une barre protéinée et lui tends.
- Mange un bout, tu es pâle comme un cachet d’aspirine, on dirait le père dans la famille Adams.
- Et toi, on dirait Claire, l’infirmière d’Outlander qui soigne son Jamie, toute en douceur et en beauté, me répond-il comme s’il était sous l’effet de la morphine qu’il n’a pas prise.
- Je ne connais pas la référence, désolée, ris-je en observant son bras. Je ne suis pas trop télévision. Mais merci du compliment, ça m’arrive d’être douce, plus souvent que tu ne sembles le penser.
- J’espère que tu as bien fait ton travail. J’aimerais pas qu’on finisse par m’amputer. Enfin, j’ai confiance, j’ai dit, et c’est vrai. Mais les conditions ne sont pas exceptionnelles ici. Et ce chien qui passe son temps à venir me lécher le visage, ça n’aide pas !
- Eva jettera un œil quand on nous aura sortis de là, mais ça pourrait être pire, il n’y a pas trop de poussière dans l’air, pas de sang autre que le tien, il faut voir le positif, Arthur.
- Je suis positif. On est en vie, je suis en compagnie d’une charmante infirmière et d’un toutou aimant. Que demander de plus ?
- Arrête de fantasmer sur l’infirmière, Zrinkak, ris-je en m’asseyant à côté de lui. C’est pas mon truc, désolée !
- Comment tu veux que je passe le temps jusqu’à ce qu’on nous délivre, alors ?
- J’en sais rien… T’as qu’à câliner la boule de poils ! Les gars ont intérêt à se bouger le cul, je ne vais pas tenir longtemps là-dedans, soupiré-je en m’adossant au mur. J’aime pas trop les espaces exigus.
- Câliner une boule de poils qui a presque causé ma mort ? Pas fun, ton plan. Allez, viens contre moi, on va se tenir chaud car il fait frais ici. Ou alors, je fais de la température, peut-être ?
- Non, il ne fait pas très chaud, tu as raison, dis-je en posant malgré tout le dos de ma main sur son front.
- Alors, verdict ? C’est la fièvre du samedi soir ou alors il va me falloir prendre des antibios quand on sortira ?
- J’ai les mains gelées, tu permets ? soupiré-je en m’approchant pour poser mes lèvres sur son front quelques secondes. Pas de fièvre non, mais n’imagine pas danser la fièvre du samedi soir pour autant, tu sais.
- Ah non, là, je crois que j’aurais du mal à danser, dit-il en se relevant tout de même.
Je le vois regarder autour de nous ce qu’il y a dans la cave alors que le chien qu’il a délaissé vient se coller contre ma jambe, et je le caresse en admirant la carrure de mon compagnon d’enfermement qui fouine à droite, à gauche sans rester en place. Il se penche sur une pile de documents qu’il commence à lire en s’appuyant contre le mur. Je l’observe et le détaille.
- Tu fais quoi ? Tu étudies les recettes de cuisine de la famille ? lui demandé-je, intriguée.
- Non, je regarde un peu ce qu’il y a. C’est pas commun d’avoir une cave aussi solide. Il y a sûrement quelque chose de valeur ici. Ça vaut le coup de chercher.
- Tu crois ? Je ne suis pas médecin, mais je ne pense pas que marcher sur ta jambe dans l’immédiat soit une bonne idée, Arthur, viens te poser un peu…
- Tu vois, ces documents étaient dans un coffre. On dirait une correspondance avec un certain Markus. Pourquoi mettre ça à la cave ?
- Je ne sais pas, soupiré-je en me levant tout de même pour le rejoindre. Pour stocker ? La maison n’est pas grande…
- Mes parents vivaient dans une maison comme ça, me répond-il en levant la tête de sa trouvaille. Mais on n’avait pas de coffre. Ni de cave résistante à un effondrement ! Je suis sûr qu’on va trouver quelque chose d’intéressant, c’est mon instinct qui me le dit.
- Je ne vais pas vraiment pouvoir t’aider, je ne comprends rien au Silvanien…
- Tu n’es pas aussi traductrice en plus d’être infirmière ? Tu veux que je te traduise en direct ? Ça nous occupera en attendant la délivrance, qu’en penses-tu ?
- Personne n’est parfait, que veux-tu ! Je t’écoute.
- Eh bien, là, par exemple, c’est une lettre adressée à une certaine Marina. Si je comprends bien, c’est elle qu’on appelle la Gitane. Je t’ai parlé d’elle ?
- Non, c’est qui cette Gitane ?
- Si j’ai bien compris, c’est une dame qui a perdu toute sa famille dans la dernière guerre et qui a été élue ou désignée pour représenter les rebelles. Elle est un peu leur cheffe. Et ici, ça devait être la maison d’un de ses relais locaux. Là, le courrier est un document qui indique quel budget le propriétaire de la maison peut dépenser. Je crois que c’est le grand-père de la famille qui est le relais, si je comprends bien ce que je lis.
- C’est quoi, son objectif, à cette Gitane ? lui demandé-je alors qu’il feuillette encore des papiers. Et où est-ce que tu en as entendu parler ?
- Tous les réfugiés en parlent. Je ne sais pas ses objectifs sur le long terme, je pense que c’est la paix dans le pays et la fin du Gouvernement corrompu. Mais là, c’est fou ce qu’elle écrit, lis-ça, me dit-il en me tendant un papier, oubliant que je ne maîtrise pas la langue.
- Arthur, tu me collerais du chinois sous les yeux que ça ne serait pas moins incompréhensible pour moi que ça…
- Ah oui, désolé, j’avais zappé. C’est un appel à participer à une attaque sur la ville de Kodorou, en représailles contre le Gouvernement. Et une liste des raisons pour le faire, m’explique-t-il en continuant de scanner rapidement les documents.
- Attends, tu parles d’une attaque, là ? Dis-m’en plus, c’est important comme info ça.
- Eh bien, ils disent qu’ils vont encercler la ville et la nettoyer de tous les gens corrompus. Ils veulent lancer une révolte qui devra se généraliser sur le pays. Et ils ont besoin de monde pour y arriver.
- Mon Dieu, mais… Ils ont conscience du nombre de personnes innocentes qui vont être tuées ? C’est horrible, on ne peut pas s’improviser militaire comme ça ! Déjà, en tant que militaire, on n’est pas à l’abri… Mais… C’est super dangereux.
- Oui, tout est là. Dans ces documents. Il ne manque que la date, mais je pense qu’ils ne vont pas traîner quand on voit les exactions qui sont commises au quotidien, soupire-t-il en s’asseyant de nouveau.
Je constate qu’il souffre au niveau de sa jambe qu’il essaie d’allonger pour soulager un peu la douleur.
- Ça va ? Tu as froid ? J’ai une couverture de survie si tu veux, lui demandé-je en récupérant la pile de documents avant de venir m’asseoir à ses côtés.
- Tu crois qu’on va encore rester longtemps ici ? me répond-il en repoussant le chien pour me faire une place près de lui. Je n’ai pas froid, mais je me demande combien de temps on peut survivre dans cet endroit fermé.
- Le corps est capable de beaucoup de choses, Arthur, ne t’inquiète pas. Snow ne nous laissera pas tomber, dis-je en sortant malgré tout la couverture d’une de mes poches. J’ai déjà vécu ce genre de choses et tenu plusieurs jours. Ça va aller.
Mes pensées s’égarent rapidement quelques années auparavant. C’est clair que j’ai connu pire, moi-même blessée et enfermée dans un espace plus réduit encore. Quatre jours de solitude à me demander si quelqu’un allait me retrouver ou si j’allais crever de faim dans cet espace clos dans lequel j’avais l’impression d’étouffer.
Un frisson me parcourt et je me secoue pour revenir au moment présent. Je déplie la couverture sur nous et me rapproche d’Arthur en lui souriant.
- On va bientôt sortir de là, ne t’inquiète pas.
- Avec toi, je ne suis jamais inquiet, Julia.
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