33. Injonctions paradoxales

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Julia

Je monte dans la Jeep en soupirant et attends patiemment, ou pas, que le soldat qui doit me conduire daigne me rejoindre. Voilà deux jours qu’Arthur est détenu à la base par le Colonel et j’ai enfin obtenu l’accord pour aller le voir et déposer mon témoignage. C’est un bordel sans nom, une expérience que je n’ai jamais vécue, de voir un membre d’une ONG arrêté par l’armée. C’est du grand n’importe quoi et évidemment, le Gouvernement silvanien n’y est pas pour rien. Plus le temps passe et plus je me dis que nous sommes dans un merdier pas possible, un truc très malsain où les gentils et les méchants sont mal identifiés.

Quand Snow vient s’accouder à la porte, sa mine grave ne me dit rien qui vaille. Il ne veut pas que j’aille témoigner en faveur d’Arthur pour éviter de bousiller ma carrière, mais s’il y a bien une chose que je déteste plus que tout, c’est l’injustice. Et cette arrestation est clairement abusive, politique et discutable.

- Pas la peine de me dire encore une fois ce que tu penses, soupiré-je, je l’ai très bien compris les dix dernières fois, Mathias.

- Et pourtant, je dois te le redire. Tu fais une bêtise monumentale ! Zrinkak, il est foutu. Ils vont l'expulser et le renvoyer en France. Tu penses que tu vas arriver à quoi en allant parler au Colonel ?

- Je ne pourrai plus me regarder dans un miroir si je ne tente rien. Depuis quand est-ce qu’on abandonne les siens ? Tu sais très bien que l’option rapatriement en France n’est pas ce qui est visé. Ils vont surtout le livrer aux autorités silvaniennes et il va finir en taule. Je ne peux pas laisser faire sans tout essayer.

- Zrinkak n'est pas des nôtres, Julia. C'est un civil et c'est à son ONG de s'occuper de le défendre. Pas à toi. Tu fais quoi s'ils t'enlèvent le commandement du camp ? Tu veux risquer ta carrière pour lui ?

- Je veux risquer ma carrière pour la justice, Snow. Tu sais, ce truc qui nous motive à venir risquer nos vies pour des gens qu’on ne connaît pas ! Je te promets d’être sage et respectueuse, je ne vais faire que témoigner.

- Tu es sûre que c'est que pour la justice ? Tu n'en fais pas une histoire un peu personnelle aussi ? Julia, fais attention à toi. Je sais que je ne vais pas te faire changer d'avis, mais tu vas dans un terrain miné.

- Bien sûr que c’est aussi personnel. Comment je fais pour en faire mon apéritif s’il est en taule en Silvanie ? ris-je. Je ferai attention, comme toujours. Arrête de me couver comme mes frangins, j’en ai déjà deux tu sais.

- Très bien Lieutenant ! Je vais juste te couver comme ton second et te dire que si tu fais exploser des mines et que tu as besoin d'aide, je serai là ! Bonne chance.

- Merci, Sergent Snow. A très vite, et n’en profite pas pour aller dévaliser mon stock de VHS porno hein ?

Je lui tire la langue alors que les soldats montent dans la voiture. Je sais qu’il a raison, j’ai conscience que je dois faire très attention à ce que je fais et dis, mais il n’est même pas envisageable pour moi de ne pas tenter quelque chose.

La Jeep démarre et il ne nous faut que quelques minutes pour rejoindre la base. Le stress monte lentement en moi sur le trajet et je ne peux m’empêcher de repenser à ce que m’a dit Mathias. Bien sûr que c’est aussi personnel. L’idée de savoir Arthur enfermé ici m’est insupportable. Le Colonel fait n’importe quoi. Si les médias apprenaient cela, bon nombre de personnes s’insurgeraient contre cette décision en France. Les différentes ONG monteraient au créneau, à raison.

Retrouver la base ne me fait pas tant plaisir, mais je traverse rapidement les lieux pour me rendre au bureau du Colonel. Je sens que le moment ne va pas être des plus agréables et il va falloir que je pèse chacun de mes mots et que j’applique moi aussi les conseils que j’ai pu donner à Arthur. Pas de place pour les émotions, il faut que je sois professionnelle et que je ne laisse rien paraître.

- Bonjour Mon Colonel, dis-je en me mettant au garde à vous une fois entrée dans le bureau froid et austère de mon supérieur.

- Bonjour Lieutenant. Je suis surpris de vous voir ici. Mes ordres de rester au camp n'étaient pas assez clairs ?

- Si Colonel, mais j’ai cru que cet ordre avait été annulé puisque Monsieur Zrinkak a pu être déplacé, osé-je, merdant déjà clairement.

- Lieutenant, arrêtez vos conneries et dites-moi clairement ce que vous avez à dire. Vous n'êtes pas là par erreur, nous le savons tous les deux, complète-t-il en s'installant derrière son bureau.

- Monsieur, je travaille avec Arthur Zrinkak depuis deux mois maintenant et je pense pouvoir vous dire qu’il n’a assurément rien à voir avec ce pour quoi il est détenu ici. Il était prévisible que des rebelles soient rapatriés dans le camp, je ne vois pas en quoi cela le rend fautif de quoi que ce soit. Monsieur Zrinkak fait son travail, rien de plus.

- J'ai mes ordres, Lieutenant. Il y a des preuves de son engagement auprès des rebelles selon le Gouvernement silvanien. D'ici deux jours, il sera transféré dans leurs services. Vous feriez mieux d'arrêter là cet entretien inutile ou alors nous aborderons votre manque de leadership dans cette affaire. Quelle stupide idée de leur ouvrir la porte !

Je me retiens de peu de partir en vrille. J’aimerais bien l’y voir, à ma place, cet abruti ! Avoir des ordres ne veut pas dire arrêter de réfléchir, merde ! Bien évidemment, je savais qu’il me reprocherait d’avoir ouvert cette porte, mais de là à remettre en question mon leadership, bon sang !

- Avec tout mon respect, Colonel, quand bien même cette décision est discutable, mon leadership a permis à ce camp de ne plus ressembler à une friche où s’agglutinaient des réfugiés qui dormaient à même le sol et sans aucune commodité. Merci de m’avoir reçue, Colonel. Puis-je disposer ?

- Vous abandonnez déjà, Lieutenant ? Vous savez que je suis pieds et poings liés. Je n'ai pas le choix dans mes décisions. Cela ne m'empêche pas d'admirer votre courage cependant, et je vais me permettre un petit conseil avant de vous libérer. Si la justice importe plus que l'ordre, continuez à vous battre. Je ne pourrai pas vous soutenir, mais je ne vais pas non plus vous mettre des bâtons dans les roues.

Je l’observe en silence quelques instants en me repassant ses mots en tête. Est-ce qu’il m’encourage vraiment à aller à l’encontre de la haute autorité, là ? Est-ce que j’ai bien compris ses propos ?

- J’ai bien trop de respect pour vous, Monsieur, pour me permettre de vous dire ce que je pense de ces décisions qui viennent d’au-dessus. J’ai rejoint l’armée pour me battre pour de justes causes et voir une telle injustice me dérange, je l’avoue.

- Eh bien, je ne sais pas comment vous pouvez faire reconnaître son innocence à ce Zrinkak, mais je ne vous interdis pas d'essayer. A vos risques et périls, cependant, que ce soit bien clair. L'ordre officiel que je vous donne est d'obéir et de retourner gérer le camp. Et surtout de ne pas profiter de l'information que Zrinkak est autorisé à sortir dans la cour, tous les jours, entre onze heures et midi. La surveillance laisse à désirer parfois, compliqué de trouver de bons soldats, n'est-ce pas, Lieutenant ?

- Oui Mon Colonel. Merci Mon Colonel, dis-je en le saluant respectueusement.

Il me salue et m’autorise de ce fait à sortir de son bureau, et je ne me fais pas prier. Cette conversation est totalement ubuesque, c’est à n’y rien comprendre. En gros, il cherche à me faire faire des conneries en se couvrant, et j' aurais presque envie d’en rire si je ne me disais pas que je risque le Tribunal Territorial des Forces Armées si je me fais choper.

Je regarde ma montre en sortant et me dis que je réfléchirai plus tard à tout ça. Il est presque onze heures trente et Arthur est dans un coin de la cour, près des cellules qui ont été aménagées. Je n’ai passé que quelques heures ici et je peine à me souvenir où tout se trouve, mais je me rappelle de ce petit coin pour y avoir vu Snow peloter une infirmière peu de temps après notre arrivée.

Lorsque je le repère enfin, nos yeux se croisent et tout ce que je veux, c’est le rejoindre, mais je lui fais un signe de tête pour lui signifier de ne pas réagir et approche du soldat qui le surveille. Un quadragénaire qui semble avoir froid et se faire profondément chier. Le bon plan, somme toute.

- Soldat, le salué-je, l’obligeant à se mettre au garde à vous étant donné mon grade.

- Lieutenant.

- Repos. Vous voulez faire une pause ? Vous semblez frigorifié. J’ai quelques minutes devant moi, je vous relaie.

- Vous êtes sûre que ça ne vous dérange pas ? C’est vrai qu’il n’est pas très dangereux, l’humanitaire.

Je me retiens de lever les yeux au ciel. Parce que s’il avait été dangereux, il ne m’aurait pas laissée seule avec lui ? Il croit quoi, qu’avec mon grade je récure les toilettes toute la journée sur la base ?

- Allez-y, je pense pouvoir gérer l’humanitaire sans problème.

- Bien, je serai là avant la fin de sa permission pour le ramener à l’intérieur. Merci beaucoup, Lieutenant !

J’acquiesce et lui fais signe de disposer. Il ne se fait pas prier et tourne les talons pour aller je ne sais où et, clairement, je n’en ai strictement rien à faire. J’observe la configuration des lieux et soupire en constatant que nous ne pourrons pas vraiment être tranquilles sans donner l’impression qu’Arthur a disparu. Nous devrons nous contenter de peu, ce qui inclut le temps restreint. Je me secoue et arrête de ruminer pour le rejoindre sur le banc sur lequel il est assis.

- Comment tu vas ? Ils te traitent bien ? Ils sont restés corrects ? Interrogatoire réglo ?

- Je suis content de te voir, Julia. Et oui, ils me traitent bien. Ils ne m’ont même pas interrogé, je crois qu’ils attendent juste de m’envoyer dans les prisons du Gouvernement.

- Les ordres viennent de plus haut, d’après le Colonel. Si ça ne tenait qu’à lui, tu ne serais pas là… Je sais que ça ne change pas grand-chose, mais il ne fait que suivre les ordres.

- Ouais, j’ai eu mon avocat en France au téléphone. Il a indiqué qu’il allait avertir la presse si je n’étais pas libéré rapidement. Pourquoi ils pensent que j’ai aidé les rebelles ? Je ne comprends pas, moi.

- Je ne comprends pas plus que toi, Arthur… Je suis désolée d’avoir laissé les rebelles partir, si j’avais pris une autre décision, nous n’en serions pas là…

- Tu n’aurais rien pu faire d’autre, tu le sais. J’ai l’impression que l’armée voulait juste trouver un responsable et qu’ils m’ont désigné. Après, il y a peut-être autre chose. Il semblerait que le Gouvernement veut réellement me faire prisonnier, je me demande ce que je leur ai fait. Un peu comme si c’était personnel. Tu crois que tu pourrais te renseigner ?

- Bien sûr. Et je vais faire tout mon possible pour t’innocenter, tu peux compter sur moi.

- Sinon, Lila va bien ? C’est fou, mais elle me manque, la petite. Tout comme toi, me dit-il, les yeux tristes.

- Dan ne se sentait pas de s’occuper d’elle, alors elle passe ses journées avec Lorena, et elle dort dans mes quartiers. Elle ne va pas trop mal, mais ça commence à faire beaucoup de départs dans sa vie. Quand Lorena lui a expliqué que je partais pour la journée, elle s’est agrippée à moi pour que je reste, petite puce.

- Ça ne te pose pas trop de problèmes qu’elle dorme avec toi ? Heureusement que tu es là, tu sais. Tu lui feras un bisou de ma part.

- Promis, soupiré-je en attrapant sa main pour la serrer entre nous. Tu seras transféré dans deux jours, si je ne trouve pas de solution d’ici là…

- D’accord, on verra bien ce que le Gouvernement me veut. J’ai hâte de le savoir et d’être enfin libéré pour retourner au camp et faire mon travail.

- J’espère bien qu’on n’ira pas jusqu’à leur interrogatoire, marmonné-je en regardant autour de nous avant de me tourner davantage vers lui. Je vais voir avec le Colonel pour que ce soit nous qui gérions ton transfert. Je ne sais pas comment je vais me débrouiller, mais il faut qu’on te sorte de là et… Putain, je raconte vraiment n’importe quoi, on se croirait dans un mauvais film d’espions.

- Tu sais, je ne crains rien, me répond-il en plongeant ses beaux yeux clairs dans les miens. Jamais le Gouvernement silvanien ne fera quelque chose contre un ressortissant français, je ne peux pas le croire. Et…

Le soldat revient alors, ça doit déjà être la fin de la permission de mon barbu. Je me lève et m’accroupis pour refaire mon lacet.

- Tu n’en sais rien Arthur, murmuré-je. Tout ça me paraît bien plus compliqué qu’on ne l’imagine, impossible d’être sûr de quoi que ce soit. On se voit dans deux jours, j’espère…

- Merci d’être venue, Julia, ça me fait du bien. Ça va m’aider à tenir. A très vite, et n’oublie pas d’essayer de savoir ce que le Gouvernement me veut.

- Compte sur moi, dis-je en me relevant. On n’abandonne pas les nôtres dans l’armée.

Je lui fais un clin d'œil et un sourire que j’espère rassurant avant de faire demi-tour et de saluer le soldat qui me remercie une nouvelle fois. C’est la merde, tellement la merde ! Comment je vais pouvoir me débrouiller pour sortir Arthur de là ? On n’est pas dans un foutu film, là, il va falloir que je la joue fine et intelligemment. Sans me laisser distraire par ce regard bleu malheureux qui me serre le cœur.

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