55. Préparatifs sous tension

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Julia

J’observe les personnes installées autour de la table qui discutent entre elles suite à cette réunion d’organisation de la semaine à venir avec, en point de mire, l’arrivée des sapins et leur décoration. Snow est silencieux à mes côtés. Si j’étais réfractaire à cette idée à la con, lui était outré et a eu du mal à se résoudre à ce fait : qu’importe si ça nous gonfle, le Colonel l’ordonne.

Arthur semble plongé dans une discussion avec Dan, qui a lui aussi trouvé l’idée ridicule, et je le vois lever encore les yeux au ciel, entre agacement et lassitude. Eva, la Doc du camp, papote avec Emrick, notre cuisinier. Ils ont le sourire aux lèvres et je sens que ça pue pour la suite.

- Snow, tu partiras avec ton équipe, Jérémy et la sienne pour accompagner le convoi dans deux jours, continué-je en donnant un coup de coude à mon Sergent, perdu dans ses pensées.

- Ouais, je vais aller risquer ma vie pour des sapins. Elle sera belle la rubrique nécrologique : mort pour la France, tu parles. Ju, pourquoi tu laisses faire cette folie ?

- On en a déjà discuté, les ordres sont les ordres, Sergent. Tu comptes aller discuter les ordres auprès du Colonel, peut-être ?

- Franchement ? Il n’a qu’à venir les amener lui-même ses foutus sapins. Ça m'énerve de risquer des vies pour des arbres. Des putains d’arbres ? Tu te rends compte de ce que tu nous demandes ?

- Bordel, Snow, ça suffit maintenant. T’es pas en camp de vacances, là, si bosser ça te fait chier, va en parler au Colonel toi-même ! m’impatienté-je.

- Ouais, j’ai compris. Je suis soldat, moi, c’est lui le bûcheron qui devrait s’occuper des sapins, grogne-t-il avant de se renfrogner sur lui-même.

Je lui donne un coup dans le tibia qui le fait sursauter et le fusille du regard. Toutes ces insinuations de toute part commencent à sérieusement me gonfler.

- Il y aura aussi des colis de Noël pour les enfants, n’est-ce pas, Arthur ?

- Oui, et aussi pour les adultes. J’ai pas lâché le morceau et ça a payé, me répond-il visiblement content de la chose. On va leur faire un vrai Noël, ça sera bien !

- Super. Snow, c’est pour le sourire des réfugiés et de tes collègues que tu vas sortir ton cul du camp. C’est une bonne raison. Emrick, on doit avoir des rations supplémentaires de Noël, est-ce que tu penses que tu pourrais gérer aussi pour faire un bon repas aux réfugiés ?

- Avec tout mon respect, Mon Lieutenant, je peux faire ça, mais…

- Mais ? Quoi ? C’est quoi le problème ?

- Eh bien, il y a des soldats qui parlent… Mais c’est pas à moi de dire ça, je pense.

- Snow ? Tu boudes encore dans ton coin ou je peux savoir ce qu’il se passe ?

Quand je disais que je le sentais mal… Ça pue, je sens qu’il va encore falloir négocier ou recueillir bon nombre de plaintes. Les soldats passent leur temps à se plaindre alors qu’on est honnêtement plutôt pas mal ici. Pour avoir connu pire, je ne me plains pas, même si c’est beaucoup de responsabilités.

- Quoi ? Tu ne vois donc pas ce qu’il se passe ? Je t’ai connue plus proche du terrain, Lieutenant.

- Et je t’ai connu moins insolent, Sergent. Si tu as un problème avec moi, on règle ça en privé, ce n’est ni le lieu, ni le moment, là, lui dis-je froidement, agacée. Je t’écoute.

- Mais bordel, c’est pas moi qui ai un problème ! C’est eux ! dit-il en montrant les soldats qui nous entourent. On dirait que tu ne sais plus ce que c’est que le terrain ! Tu crois que ça leur plaît de se battre pour des lubies de nos chefs ? Ils en ont marre de jouer les garde-chiourmes. Il faut que tu t’occupes un peu d’eux plutôt que de toujours t’occuper des réfugiés et de leurs besoins ! On n’est pas une ONG, nous. On est des soldats !

- C’est quoi le problème ? Ça vous manque de risquer vos vies tous les jours au front ? Vous devriez revérifier vos contrats et fiches de poste, les gars, faire la bagarre n’est pas notre seule mission.

- Mais non ! s’emporte Snow, attirant ainsi tous les regards des présents sur nous. Tu comprends pas que tu ne parles que du Noël des réfugiés, des cadeaux des réfugiés, du bien-être des réfugiés ? Et pour tes soldats, tu as prévu quoi ? Un quart de verre de champagne et c’est tout ? Désolé de gueuler, mais j’ai l’impression que tu réalises pas ce qu’il se passe !

- On est là pour bosser, Snow, pas pour s’amuser il me semble. Y aura le repas de Noël comme d’habitude, et les colis de Noël pour les soldats seront dans le chargement qui arrivera dans deux jours avec nos équipes.

- Ju, tu sais que je suis de ton côté. Mais là, il faut faire quelque chose pour le moral des troupes. On ne peut pas laisser les réfugiés faire la fête avec leurs putains de sapins et nous, ne rien prévoir du tout pour les soldats. Il leur faut un petit moment de décompression, avec de la musique, des chants… C’est Noël, on est tous loin de nos familles, il faut qu’on reconstitue la famille ici !

J’observe Mathias un moment, me repassant notre conversation en tête. Est-ce que je manque à ce point de discernement pour ne pas voir que mes hommes ont le moral dans les chaussettes ? Evidemment, après plus de trois mois ici, la famille manque, la France manque, mais je ne pensais pas que c’était si terrible. Cette année, ce sera mon premier Noël en mission, et j’avoue n’avoir pris aucun renseignement sur les choses qui se font sur le terrain pour cette fête familiale qui peut être difficile à vivre quand on est à des milliers de kilomètres de chez soi.

Faut dire que depuis notre petit séjour avec les rebelles, j’ai la tête un peu ailleurs. Une part de moi regrette d’être partie. Tout était plus simple là-bas. Enfin… Avec Arthur, au moins. Pas de distance à tenir, pas de remarques désagréables de sa part, pas de frustration, juste de la complicité et du plaisir. On en est bien loin, de tout ça, à présent. On parle boulot, et boulot. Lila, parfois, mais boulot la plupart du temps.

- Très bien, soupiré-je. Va pour une petite soirée. Comment tu vois les choses ? Comment on gère les tours de garde ? On reste quand même dans un pays en guerre, je te rappelle, pas en vacances à la neige.

- Pour les tours de garde, il y a toujours des volontaires, je ne m’en fais pas pour ça. Sinon, il faut installer une grande tablée au réfectoire, peut-être demander à ceux qui sont un peu artistes de s’exprimer, chanter ou danser. Juste oublier cette guerre le temps d’une soirée, tu vois ?

- Ok, on fait ça. Tu crois qu’il y a des chanteurs ? Quand je vois les brutes qu’on a, ça me fait peur, ris-je.

- Je sais qu’on a quelques talents cachés, oui. Et puis, Laurent, le gars de la sécurité de Food Crisis, c’est un rocker. Il va nous faire chauffer l’ambiance, tu verras.

- Je vois. Sauf que nos humanitaires vont peut-être vouloir fêter Noël avec les réfugiés. Arthur ?

J’ai l’impression que le mot “réfugié” est presque devenu tabou tout à coup. Je suis assez mal à l’aise et j’ai hâte que cette réunion se termine, pour être honnête. Il faut que je me pose et que je réfléchisse à tout ça tranquillement, sans tous ces regards tournés vers nous.

- Oui, Lieutenant ? Vous réalisez enfin qu’il n’y a pas que le sergent à la réunion ? On peut enfin recommencer à parler tous ensemble ? me répond Arthur, visiblement jaloux de l’attention que je porte à Mathias.

- J’essaie de satisfaire tout le monde, Monsieur Zrinkak, veuillez accepter toutes mes excuses, dis-je avec une petite révérence, agacée.

Ils me gonflent tous ce matin, c’est pas possible. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter qu’ils me tombent tous dessus comme ça ? Hormis délaisser les soldats et fricoter avec le chef des humanitaires, j’entends… Quelle conne, incapable de se maîtriser et d’assurer. Il va vraiment falloir que je me reprenne.

- Donc, tout est prêt pour l’arrivée des sapins. Par contre on va être limités niveau électricité, ne vous emballez pas trop sur les guirlandes lumineuses sinon on va se retrouver dans le noir.

- On va réserver les guirlandes électriques pour le grand sapin du milieu du camp, intervient Dan. Le reste, il faudra qu’on décore avec les décorations offertes en dons. Par contre, il faudra sûrement que ce soit les soldats qui fassent les décos. Les Silvaniens nous prennent pour des barjos de faire ça, eux, ce qu’ils aimeraient, c’est retourner chez eux, pas regarder et décorer des sapins.

- Non, mais Dan, on en parlé ! s’énerve Arthur. Une fois qu’on aura commencé, tu verras qu’ils vont tous s’y mettre. Ils s’ennuient, ça les occupera ! On ne va pas demander aux soldats de jouer à ça, quand même !

- Effectivement, mes hommes ne sont ni bûcherons, ni décorateurs, ris-je. Mais s’il y a des volontaires pour donner un coup de main, ils pourront le faire. Et puis, ça peut être une activité sympa pour les enfants, non ? Lila va adorer ça, elle. Elle m’a donné un dessin avec un sapin décoré hier.

Arthur me dévisage un instant, un peu incrédule. Visiblement, il ne s’attendait pas à ce que je propose que les soldats s’associent à cette partie de l’opération.

- Très bien, oui, ça renforcera les liens entre les soldats et les réfugiés. Sinon, j’ai fait un plan du camp avec l’implantation des cents sapins. Pas facile de tous les caser. J’en ai prévu aussi pour cette partie-ci du campement, l’armée ne s’y oppose pas ?

- Tant que ça ne gêne pas la circulation des véhicules, non. Tu vois, tu l’as ton Noël, Snow. Merci, ça fera sans doute plaisir à mes hommes bougons. Autre chose, messieurs-dames ?

- Oui, intervient Justine. Pour la communication, on me demande des photos et vidéos de militaires qui participent à l’opération. Et le Colonel en veut aussi pour le Ministère. Vous savez si tout le monde est d’accord ?

- Si le Colonel l’exige, nous n’avons pas le choix, mais j’imagine que certains vous tourneront le dos en voyant l’appareil photo. Vous pensez vraiment qu’une telle comm’ peut amener davantage de dons ? Et rapidement ? L’hiver va être froid… Même nous, on n’a pas chaud dans la grange alors je n’imagine même pas dans les tentes…

- Oui, on va faire toute une campagne autour de Noël. Ça marche bien, d’habitude. Par contre, pour le froid, on ne pourra pas faire grand-chose, à part rajouter des couvertures.

- Eh Justine, si tu as froid, tu sais où me trouver ! s’exclame un Dan hilare alors que les hommes présents rient avec lui.

- Je vous prie de garder vos remarques à la con pour vous, soupiré-je. On appelle ça du harcèlement sexuel, vous savez ? Graveleux à souhait et qui met très mal à l’aise, surtout quand vous ricanez tous comme des andouilles.

- Oui Dan, surtout que Mathias, il baise mieux que toi, reprend Justine, alors si j’ai froid, je m’adresserai à l’armée plutôt qu’à l’ONG !

- Bien, on en a fini pour la partie “Feux de l’amour” ? On n’est pas là pour ça. Il va falloir gérer les tests MST sous peu Eva, tout le monde a l’air de baiser avec tout le monde ici. Si vous pouviez vous focaliser sur la mission, ce serait pas mal. Au moins pendant cette réunion.

- Oui, Julia a raison, dit un Arthur tout aussi hypocrite que moi. On n’est pas ici pour baiser, mais pour travailler. Moi, j’ai une dernière question. Pour le repas, vous pensez qu’on peut envisager de mettre tout le monde dans le réfectoire ? Ça ne serait pas cool de faire deux services séparés ? Ou que les Français mangent dans le réfectoire pendant que les Silvaniens se les gèlent dehors ou sous une grande tente. Vous en pensez quoi ?

Il a le don pour mettre les pieds dans le plat, lui. C’était le projet, dans ma tête en tous cas. Mais ça ne va pas plaire à mes hommes, c’est certain. J’imagine déjà Collins débarquer avec son masque à gaz, cet abruti…

- C’était le prochain point à aborder. On fait comme ça. Il va falloir organiser plusieurs services, en revanche, nous n’aurons peut-être pas la place d’accueillir tout le monde en simultané. A moins que vous ne rameniez les tables et les chaises de la tente ? On pourra se serrer, ça devrait passer dans l’étable.

- Julia, les gars vont pas apprécier de se mélanger comme ça avec les réfugiés, tu es sûre que c’est ce que tu veux ? demande Snow que je surprends à lancer des regards suggestifs vers Justine.

- C’est Noël, le partage, la convivialité, non ? Je suis certaine qu’il y a des chanteurs et des danseurs chez les réfugiés aussi.

- Oui ! Mathias, le partage, c’est mieux, non ? minaude la chargée de communication qui commence vraiment à m’énerver.

- Justine, tu mérites les commentaires graveleux des hommes ici, vu comment tu te comportes, s’énerve Arthur qui semble me rejoindre sur son appréciation de la jeune femme. On fait comme ça, ça va être super. Enfin, si aucun soldat ne se ramène en combinaison anti-atomique, me lance-t-il avec un clin d'œil.

- J’espère que la corvée de latrines de Collins l’a calmé et saura dissuader les autres. Bien, si personne n’a rien à ajouter, vous pouvez disposer, soupiré-je.

- Si, moi j’ai une idée, s’exprime Dan. Pourquoi n'organiserait-on pas aussi un cadeau mystère ? On fait un tirage au sort avec nos noms et on doit offrir un cadeau au nom tiré. Ça peut être sympa, non ?

- Bien sûr, et on organise une sortie shopping aussi ? marmonné-je.

- L’idée est marrante, Dan, mais ici, on n’a pas vraiment de cadeau à se faire. Et on a dit de ranger vos attributs sexuels, et donc pas de cadeau de ce genre non plus ! On aura les cadeaux envoyés par l’ONG, c’est tout, conclut Arthur.

Amen. Bon sang, ce camp part en vrille, ils sont tous plus cinglés les uns que les autres. J’acquiesce aux propos du Bûcheron et leur fais signe de disposer. Cette réunion m’a épuisée et j’ai encore un millier de choses à faire. A commencer par arrêter de dévisager Arthur alors qu’il tarde à se lever et discute avec Dan. La frustration que je ressens me semble plus que réciproque, si j’en crois ses sorties plutôt vindicatives dès qu’il s’agit de sexe. Clairement, j’adorerais me réchauffer contre lui, surtout qu’il caille dans mes quartiers. Pas assez de petits chauffages au fioul, je n’allais pas m’en attribuer un alors que je suis seule dans ma chambre, et priver plusieurs de mes hommes. Autant dire que l’idée de faire grimper la température par quelques étreintes enflammées ne me déplairait pas. Mais je vois déjà l’impact de mon écart sur le camp. J’oublie le moral des troupes, pourtant essentiel, à trop me perdre dans mes souvenirs de cette parenthèse des plus agréables. Focus sur la mission, il le faut, et tant pis si mon corps brûle d’envie de retrouver le sien.

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