64. Le balcon de la tendresse
Arthur
Je regarde s'éloigner la femme avec qui je viens de passer un nouveau moment hors du temps. Elle part sans un regard à mon intention et j'ai un peu la même impression qu'au retour du camp des rebelles. Comme si notre relation ne pouvait être que cette succession d'instantanés entrecoupés de difficiles retours à la réalité.
Alors que je me dirige vers notre table et que les cadeaux commencent à être remis à tout le monde, j'aperçois Snow et Justine qui sortent discrètement ensemble. Vu la rougeur du visage de la jeune femme et la position de la main du militaire sur ses fesses, ces deux-là ne sont pas partis pour aller jouer au Scrabble. Je ressens une forte pointe de jalousie en les voyant ainsi libres de profiter de leur relation.
- Peut-être que Snow est tout simplement plus malin que toi. A ta place, tu crois qu'il hésiterait à forcer la main de Julia ? Il l'a peut-être déjà fait alors que tu te complais à languir pour elle.
Non, il faut que j'arrête de penser à ça. Même si Snow a pu passer du bon temps avec Julia, c'est du passé, tout ça, non ?
- Arthur, mon fils, où est passée ta conquête du soir ? Le slow était trop intense pour elle ?
- Je ne sais pas si c'était trop intense ou pas, mais elle est partie prendre un tour de garde pour libérer un de ses hommes. Je vais donc devoir me contenter de ma mère et de la jolie Lila pour combler mon manque de tendresse et de câlins.
- Pourquoi tu n’irais pas lui donner un coup de main plutôt ? me demande ma mère, un sourire en coin.
- Parce que ça ne se fait pas, voyons. Si elle avait voulu que je vienne la rejoindre sur le balcon, elle m'aurait invité, non ?
- Hum… Elle t’a dit où elle était ? Il y a un poste de garde à chaque coin du camp, comment tu sais qu’elle sera à celui du balcon ?
- C'est elle qui me l'a indiqué, sûrement. J'ai pas inventé ça !
Je m'agace du ton un peu condescendant que prend ma mère quand elle me parle. J'ai l'impression qu'on ne s'est jamais séparé et qu'elle s'adresse à moi comme le ferait n'importe quelle maman. De quel droit fait-elle cela ?
- Donc elle te dit où elle est et tu ne penses pas que c’est une invitation ? Arthur, voyons !
Les mots prononcés par ma mère arrivent enfin à mon cerveau trop embrumé par le manque d'espoir qui est si inhabituel chez moi.
- Tu crois que… Non, elle est trop consciencieuse pour m'inviter pendant sa garde !
- Je doute qu’elle t’invite à une partie de jambes en l’air, c’est sûr, se moque ma mère, mais c’est Noël, Arthur, et c’est avec toi qu’elle veut passer la fin de sa soirée, apparemment.
- Oui, elle veut des bisous, Arthur, tu dois être gentil avec elle, intervient Lila qui s'arrête quelques instants à notre table pour se désaltérer.
- Ah oui ? Tu crois ? demandé-je à l'adorable enfant en souriant. Et si je vais la voir, tu me promets d'être sage et de rentrer avec Mamy ?
- Ben oui, je suis toujours sage, Arthur ! rit-elle en tournant déjà les talons pour retourner sur la piste de danse.
- Tu sais ce qu'il te reste à faire mon garçon. Et n'oublie pas de sortir couvert !
Elle éclate alors de rire, ravie de sa bêtise. Pas rancunier, je me lève et dépose un baiser sur son front pour la remercier de sa sollicitude à mon égard. Avant de quitter l'étable, je jette un œil sur la salle et constate que Dan et Lorena gèrent la soirée de main de maître. Je crois que ces deux-là aussi risquent de finir la soirée ensemble. Cette mission, c'est pire que l'île de la Tentation !
Je m'approche discrètement de la maison et lève les yeux vers le balcon où je parviens à apercevoir le profil de Julia, debout, le regard fixé sur l'horizon. Je me demande à quoi elle pense.
- Avoue que tu espères qu'elle pense à toi et à la danse que vous venez de partager ! Arrête de te voiler la face, tu le sais que tu as envie qu'elle ressente quelque chose pour toi !
Et alors, j'ai le droit de rêver, non ? Ça ne coûte rien et ça permet de s'évader un peu du quotidien. Avant de pénétrer dans la maison, une de mes idées étranges me vient et je me mets à fredonner doucement l'air de Scarborough fair de tout à l'heure. Tout de suite, je la vois se pencher et chercher à me retrouver dans l'obscurité.
- Ô ma Julia, est-ce vous que je vois là-bas ?
- Arthur ? rit-elle en m’éclairant de sa lampe torche. Qu’est-ce que tu fais là ? Il fait un froid de canard…
- Votre Roméo de l'humanitaire demande l'autorisation de venir vous réchauffer. En tout bien tout honneur, bien sûr.
- Tu parles. Tu n'as aucune envie de bien et d'honneur là. Tu sais que tu t'imagines dans des situations beaucoup moins honorables, Tutur !
- Monte, mais fais attention, l’escalier est en mauvais état. Si tu pouvais éviter de finir à nouveau avec un morceau de bois dans la jambe et des béquilles, ce serait cool.
- Le morceau de bois est dans ton pantalon là, petit coquin.
- J'arrive. Promis, même si j'aime bien quand tu fais l'infirmière, je vais faire attention.
Les pensées pleines d'idées pas raisonnables, je gravis les marches avec précaution avant de me retrouver nez à nez avec son fusil qu'elle braque sur mon torse, un sourire affiché sur son visage.
- On montre patte blanche pour atterrir ici, Monsieur Zrinkak. Et c’est mieux avec un cadeau… Genre, du chocolat ou… Un café chaud.
- Oh mince ! dis-je en levant les mains. Je pensais qu'il suffisait de fredonner le code secret ! Je n'ai pas de café, mais j'ai du chocolat dans la poche. Il vient des mêmes boîtes que ceux que tu as reçus, mais je suis prêt à partager !
- Tu peux passer alors, dit-elle en baissant son arme. Quelle idée de venir te les cailler ici alors qu’il fait chaud dans le réfectoire.
- Quelle idée de ne pas être restée pour en profiter. Mais je me suis dit qu'avec moi, tu aurais un peu moins froid. Ça sert à quoi d'être postée ici ?
- Viens, dit-elle en attrapant ma main pour m’entraîner là où elle était assise avant que je ne monte. D’ici, tu as une vue sur toute la vallée, tu vois ? Bon, il fait nuit, mais avec la Lune ce soir c’est pas mal. Et puis, tu vas voir, toutes les cinq minutes il y a une petite lumière qui s’allume là-bas pour nous dire que tout va bien.
Elle lève le bras pour m'indiquer une direction que mon regard ne suit absolument pas. Dans son mouvement, je me retrouve en effet juste derrière elle, son odeur de vanille qui flotte jusqu'à moi, mes jambes serrées contre son flanc. Je ne peux détacher mes yeux de la beauté de son profil qui se détache à la lumière des étoiles. Absorbé par ma contemplation, je ne réponds pas à ses propos. Elle me donne alors une petite tape sur le nez.
- Une lumière, c'est ça ? dis-je sans détourner mon attention d'elle.
- Oui, sourit-elle, dans trente secondes environ. Essaie au moins de la voir une fois, même si je constate que tu sembles plus occupé à chercher chaque pore de ma peau plutôt qu’à regarder le paysage.
- C'est que je n'avais pas encore remarqué que tu avais une toute petite cicatrice juste là.
Je me penche vers elle et vient déposer un baiser juste en dessous de son oreille, entre l'écharpe et le bonnet.
- Tu comprends que c'est plus important qu'une lumière, fais-je mine de m'excuser.
- Je comprends bien, dit-elle en détournant son regard vers l’horizon quelques secondes avant de replonger ses yeux dans les miens. On est tranquille pour cinq petites minutes… RAS.
- Et comment tu comptes utiliser ces cinq minutes avant que je ne puisse voir cette lumière que j’ai si malencontreusement ratée ?
- Je sais pas… Un Scrabble ? Une partie d'échecs ? sourit-elle avant de nicher son nez dans mon cou.
- J’avais en tête un autre jeu, avec plus de bisous et de câlins. Tu as une couverture ? On peut se mettre sur le banc peut-être ?
- C'est un rencard, Monsieur Zrinkak ? me demande Julia, le regard malicieux. Y a une couverture dans le sac à dos sur le banc.
- J’essaie de t’empêcher de refermer cette nouvelle parenthèse, en fait. Tu sais que c’est un défi qui risque de durer même après cette mission ?
Je récupère la couverture que je déroule sur nous deux. Elle se love contre moi et je sens sa main qui se glisse directement contre ma peau en s’infiltrant dans l’ouverture de mon manteau et entre les boutons de ma chemise. Sa main est fraîche et je frissonne à son contact. Je sens ses lèvres se poser sur ma joue et m’embrasser sur la barbe dans un moment de tendresse qui me fait rêver à l’impossible.
- C’est comme ça que vous gardez le camp, Lieutenant ?
- Ne le dis surtout pas aux autres, pouffe-t-elle. Ce n'est pas un très bon exemple.
- C’est Noël, personne ne va venir vérifier ce que tu fais ici, ne t’inquiète pas. Et tu es en train de m’offrir le plus beau des cadeaux, cette proximité entre nous m’a tellement manqué, si tu savais.
- Je le sais, elle m'a manqué aussi, tu n'as pas idée…
- Vraiment ? Est-ce que la froideur et la distance du Lieutenant cachaient le manque de la jolie femme que tu es et qui s’est infiltrée dans mon coeur ?
Avant qu’elle ne réponde et de peur qu’elle ne me réponde par la négative, je me penche vers elle et me permets de m’emparer de sa bouche. J’y dépose mes lèvres, profitant ainsi de ce baiser auquel elle répond tendrement.
- Tu connais le contexte… Et tu m'as dit qu'en gros, il ne fallait pas compter sur l'après mission, donc j'ai considéré que tu ne méritais même pas le pendant mission, Monsieur le Bûcheron, marmonne-t-elle en se redressant.
- Je pense de plus en plus à l’après-mission, Madame je-ne-retiens-que-ce-que-je-veux-de-tout-ce-que-l’on-me-dit. Et j’ai envie d’essayer. Essayer maintenant, essayer après. J’ai juste envie que le miracle de Noël dure le plus longtemps possible. Toutes ces semaines sans toi, c’était juste horrible, Julia. Tu crois que tu serais prête à réfléchir à une relation entre nous ? En toute discrétion, ici, bien sûr.
Je la regarde, anxieux de sa réponse. Je me suis lancé, je lui ai avoué mes sentiments, mon envie de construire quelque chose. Ma mère serait fière de moi si elle m’entendait, mais je vais me garder d’en parler, sinon Julia va croire que je ne vis que par son intermédiaire maintenant qu’elle est revenue dans ma vie.
- Et comment tu vois ça, Arthur ? Je suis une militaire, j’ai besoin d’un plan clair et précis, moi. Comment veux-tu qu’on tente quelque chose ici, où il y a des yeux et des oreilles partout, où on n’a aucun lieu où se retrouver tranquillement, aucune intimité ?
- Un plan clair et précis ? D’accord. On repart avec ma mère qui nous enlève et demande une rançon de quinze milliards d’euros au Gouvernement pour nous relâcher. Ça te va comme plan ou je dois encore réfléchir un peu ?
- Essaie encore, s’esclaffe-t-elle en levant le nez vers l’horizon. Snow merderait à coup sûr avec le camp, trop occupé à reluquer Justine. Et je n’ai rien contre ta mère, mais je crois qu’on finirait par se battre toutes les deux.
- Tu veux que je sois franc avec toi Julia ? Je ne sais pas le comment, je n’ai même aucune idée de si c’est possible. Mais je veux nous donner une chance. Oh, je ne te ferai pas prendre de risque, mais si une opportunité se déclare, je veux en profiter. Mais sache aussi que si tu ne veux pas, si j’ai mal compris les signaux que tu m’as envoyés, je saurai aussi rester à ma place. Je ne veux pas m’imposer non plus.
- Pas très rassurant ton plan. J’ai bien peur d’envoyer des signaux que je ne contrôle pas, et je n’aime pas trop ça. Tu me gonfles, Arthur Zrinkak, rit-elle avant de poser ses lèvres sur les miennes.
Je préfère ne pas répondre et profiter de ce baiser qu’elle initie, cette fois. Je ne sais pas quoi lui dire, je n’ai rien à lui promettre à part des soucis et des problèmes. Je la comprends dans sa réticence à envisager quelque chose. A sa place, je ferais sûrement pareil. Mais je ne suis pas à sa place. A la mienne, tout mon corps et tout mon cœur crient pour que les choses bougent, pour tenter l’impossible. Est-il seulement possible de la convaincre ?
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