Chapitre 25
Eylen était assise sur la banquette en velours de la petite carriole décorée de tissus blanc brodé de fil doré. Inaya se tenait face à elle, les bras croisés et la mine renfrognée. Elle avait revêtu son ensemble blanc habituel qui faisait ressortir sa peau bronzée et ses cheveux roux étaient coiffés en une longue tresse.
L’embarcation était entièrement obstruée par de fins rideaux et tanguait au rythme des dunes de sable qu’ils traversaient, glissant silencieusement sur le sol.
Eylen baissa le bandeau de tissu noir qui lui couvrait les yeux, le laissant reposer autour de son cou. L’empereur le lui avait rendu à son réveil, lui ordonnant de le porter toujours devant ses yeux à partir de maintenant. Les couturières y avaient apporté quelques modifications, ce dernier se nouait désormais par une fine lanière dorée dans ses cheveux et pendait librement devant ses yeux jusqu’à l’arête de son nez. Elle portait une tenue semblable à celle de la veille, faite du même tissu noir transparent et nouée à la taille par un magnifique foulard doré.
— Remets ton bandeau, lui ordonna sèchement Inaya.
Eylen s’exécuta. Inutile de la contrarier davantage.
— Tu vas me dire ce qui t’énerve ?
La guerrière la dévisagea en levant les sourcils.
— Quoi ? Je vois bien que tu es contrarié, se défendit Eylen. Si j’ai bien compris, nous allons passer encore plusieurs heures dans cette boite, donc si tu voulais bien m’expliquer ce que tu as, ça m’arrangerai... Je ne suis pas plus enchantée que toi d’être là.
Inaya poussa un soupir avant de décroiser les bras.
— Je ne supporte pas les endroits clos, répondit-elle à contrecœur en grimaçant.
— Oh, je vois...
Eylen tendit la main pour soulever l’un des rideaux, mais fut stoppé net par la guerrière qui lui attrapa le bras.
— Non.
— Pourquoi ?
— Les fenêtres restent fermées jusqu’à notre arrivée au palais, dit-elle catégorique.
— Mais nous sommes en plein désert ! S'emporta la jeune femme. C’est ridicule !
Elle laissa retomber néanmoins son bras sur ses genoux.
— Tu dois rester cachée, c’est un ordre de l’empereur.
— J’aurai aussi bien pu voyager avec les autres Elariens dans ce cas.
— Oui, et tu serais aussi certainement morte avant d’être arrivée.
Eylen la fixa sans comprendre. Inaya lui rendit son regard, semblant réfléchir à ce qu’elle pouvait ou non lui dire.
— La cité impériale est bien plus grande que ce que tu as pu voir dans ta vie.
— J’ai vécu dans la cité royale d’Elaria durant deux ans, répondit Eylen, sceptique.
Inaya ricana avec dédain.
— J’ai vu votre cité Royale, elle est trois fois plus petite que la cité Impériale du désert.
La jeune femme essaya de visualiser la taille de la fameuse ville et ne put s’empêcher de lancer un regard suspicieux à sa compagne. Si Inaya avait déjà vu la cité royale, elle ne devait pas être la seule. Depuis combien de temps les hommes du désert observaient-ils la cité Royale sans que personne ne le sache ? Étaient-ils également entrés dans la cité ? Avaient-ils vu le palais ? Elle blêmit en imaginant tout ce que cela pouvait signifier. Peut-être même les avait-elle déjà croisés sans le savoir...
— Je ne vois pas le rapport avec le fait de garder les rideaux baissés.
— Devine ce que les habitants du désert détestent encore plus que les Elariens, lui répondit calmement la guerrière.
Eylen réfléchis sans comprendre, puis se souvint du regard de haine que Saki lui avait jeté la première fois qu’elle l’avait vu, et du nom qu’elle lui avait craché au visage.
— Dorogaï...
— Exactement. Au moins, tu sais te servir de ta tête. Tu es le portrait craché de ces fourbes.
— Mais j’ai grandi à Elaria ! Je ne sais rien d’eux !
— Peu importe, dès qu’ils te verront, la plupart des habitants de la cité voudront soit te tuer, soit te torturer pour te faire payer les crimes de tes ancêtres.
La jeune femme frissonna malgré elle, croisant les bras sur sa poitrine.
— Je ne suis pas responsable de leurs crimes.
— Détrompe-toi, je ne sais pas comment ça marche chez vous, mais ici, dans le désert, les crimes des parents sont payés par leurs enfants.
— Et qu’ont-ils fait, pour mériter autant de haine ?
Inaya détourna le regard, fixant silencieusement le rideau clair de la carriole. Eylen soupira, comprenant qu’elle ne répondrait pas.
— Quand j’étais petite, ma mère me racontait souvent cette histoire... commença pourtant la guerrière après un moment. C’était une histoire pour faire peur, que toutes les mères racontent encore aujourd’hui à leurs enfants, pour qu’ils ne sortent pas la nuit.
» Elle disait que si on sortait hors de chez nous à la nuit tombée, les marcheurs de la mort viendraient et qu’ils nous emmèneraient loin des nôtres. Et que nous ne reverrions plus jamais notre famille.
Elle se retourna vers Eylen, ses yeux gris remplis de tristesse.
— Mais... ce n’est qu’une histoire pour faire peur...
— Non, ce n’est pas qu’une histoire. Cela a commencé avec la création de la frontière. Peu à peu, des monstres se sont mis à sortir de la frontière la nuit, pour attaquer nos cités, massacrant des centaines des nôtres, détruisant des cités entières. Mais au cour des années qui suivirent nos guerriers les plus puissants, les Garandïs, se sont de plus en plus entrainés et ont défendu nos villes, tuant tous les démons qui s'en approchaient. Les gens n’avaient plus peur, les enfants sortaient dans les rues pour les voir se battre. Ils les idolâtraient, ils voulaient les voir défendre leur famille et tuer les démons.
» Seulement, au fil du temps des enfants ont commencé à disparaître. Chaque matin, on entendait les pleurs des mères qui cherchaient leurs enfants disparus. Pourtant, aucun monstre n’arrivait à entrer dans les villes.
» Plus tard, on a découvert que c’étaient les Dorogaïs qui entraient dans les villes la nuit, quand les démons sortaient de la frontière, et emmenaient les enfants.
— ... Où les emmenaient-ils ?
Inaya la dévisagea un instant silencieusement avant de lui répondre dans un souffle :
— Dans la frontière...
Eylen déglutis lentement, sa bouche lui paraissant soudainement sèche et pâteuse.
— Pourquoi... pourquoi faisaient-ils ça ?
La guerrière ricana méchamment en s’adossant à la paroi de la voiture.
— Aaahh, qu’est-ce que j’en sais ? Ils ne nous ont pas gentiment expliqué la raison de leur geste. Tout ce que je sais, c’est que nous les avons traqués des décennies durant avant de trouver leur ville et qu’ils ont été exécutés par l’ancien empereur...
Eylen acquiesça silencieusement.
— Ma mère vivait de l’autre côté de la frontière, en Elaria. Nous n’avons rien à voir avec tout ça...
— Vraiment ? Lui demanda la guerrière avec un sourire mauvais. En es-tu certaine ? Que faisait ta mère avant ta naissance ?
— Tu ne la connais pas ! S'énerva la jeune femme en croisant les bras. Ma mère n’aurait jamais fait ça !
Elle détourna le regard et fixa obstinément le rideau, à travers lequel brillait la lumière de l’extérieur. Non, elle n’aurait jamais fait quelque chose comme ça ! Se dit-elle en sentant son cœur se serrer, revoyant l’image de sa mère, son doux sourire et ses grands yeux noisette emplis de tendresse.
— Mouais, en attendant, les rideaux doivent rester fermés si tu veux vivre jusqu’à demain.
Eylen l’ignora et se contenta de grogner avec agacement, les larmes commençant à lui piquer les yeux.
— Crois-moi, l’endroit où tu seras le plus en sécurité dans la cité sera auprès de l’empereur. Ou de moi ...
La jeune femme lui jeta un regard en coin.
— Tu me protégerais ? Lui demanda-t-elle d’un ton suspicieux.
— C’est un ordre de l’empereur, répondit Inaya fermement. Je te protégerai au péril de ma vie s’il le faut.
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