Chapitre 34
Qahir traversait les couloirs du palais des prêtresses, réfléchissant à comment régler cette histoire le plus rapidement et le plus discrètement possible.
Il avait également une multitude d’affaires en cours, laissée à son intention par l’intendant de la cité, qui attendaient d’être traités sur son bureau. Ce dernier avait d'ailleurs passé la soirée de la veille à lui rappeler ses obligations en tant qu’empereur lors de la fête de bienvenue. Cela allait certainement contrarier le Viel homme, mais il n’aurait pas le temps de s’occuper des problèmes de l’empire cet après-midi. Il va me prendre la tête toute la journée, dès qu’il me verra demain ! Songea Qahir avec lassitude.
L’intendant impérial était un excellent conseiller, autrefois au service de l’ancien empereur, il avait immédiatement juré fidélité à Qahir lorsque celui-ci avait pris le pouvoir. Le guerrier le soupçonnait d’avoir été intimement ravi de la mort de l’ancien souverain, même s’il n’avait jamais rien dit en ce sens. C’était un homme pragmatique et très intelligent qui savait parfaitement s’occuper de la cité et des affaires du royaume. Ce qu’il avait d'ailleurs fait avec brio durant les deux années d’absence de Qahir.
Arrivé devant la porte du bureau de la grande prêtresse, il frappa deux coups avant d’entrer sans attendre d’y être invité.
Contrairement à son habitude, la voyante ne l’attendait pas derrière son bureau, la porte-fenêtre donnant sur le balcon étant grande ouverte, une légère brise s’engoufrant dans le bureau vide
Qahir s’avança jusqu’au balcon et s’arrêta à l’embrasure de la porte. La grande prêtresse se tenait dos à lui, les mains sur la balustrade, sa robe en voiles violet et ses longs cheveux bruns flottants légèrement dans le vent. Elle semblait plongée dans ses pensée, le regard perdu au loin.
À une époque, ce spectacle aurait laissé le jeune homme sans voix, mais aujourd'hui, seul un étrange sentiment de nostalgie s’empara de lui.
Il avait aimé cette femme à en perdre la raison. Il aurait fait n’importe quoi pour un de ses sourires, il était même allé jusqu’à tuer un empereur pour elle... Quand cet amour démesuré s’était-il éteint ? Était-ce la distance ? Les deux années d’absence loin d’elle sans la voir ?
Non, ce n’était rien de cela, Qahir le sentait au fond de lui. Autre chose avait pris la place de ses sentiments pour Aamal. Quelque chose de plus puissant, de plus violent et de plus indomptable... Eylen.
Il réalisa à cet instant que l’étrange jeune femme avait pris le contrôle de chacune de ses pensées. Avant même de la rencontrer, à chacun de ses rêves, elle l’avait obsédé, intrigué. Aamal lui avait certes dit d’aller la chercher, mais même sans cela, il serait allé la retrouver. Il se sentait constamment et irrésistiblement attiré par la jeune Dorogaï, chaque pas qui l’éloignait d’elle lui semblant toujours un peu plus dur à faire.
— Je savais que tu viendrais, lui dit la grande prêtresse sans se tourner vers lui, une note de mélancolie dans la voix.
— Tu as vu Eylen.
— Oui, je l’ai vu. Enfin...
Qahir s’approcha de la grande prêtresse.
— Que lui as-tu fait ?
Aamal se tourna vers lui, un étrange sourire sur les lèvres.
— Rien. J’ai été la moins rapide des deux ...
Il la dévisagea sans comprendre.
— Que veux-tu dire ?
— Peu importe. J’ai besoin de m’entretenir à nouveau avec elle, Qahir, lui dit-elle avec conviction. Si tu veux réussir à atteindre Elaria et forcer leurs mages à briser ce qu’ils ont créé, tu vas devoir me faire confiance. Tu n’arriveras pas à faire traverser la frontière à l’armée impériale sans Eylen. Et pour ça, je dois l’aider à trouver en elle la solution.
Qahir l’observa, hésitant sans savoir pourquoi.
— Il fut une époque où tu me faisais entièrement confiance, souffla Aamal avec une expression peinée.
— Je te fais toujours confiance... j’ai simplement arrêté de t’obéir aveuglément. Je sais que tes intérêts servent les miens, jusqu’à une certaine mesure du moins. Je me demande juste parfois où s’arrêtent tes intérêts par rapports aux miens...
— De quoi me soupçonnes-tu exactement ?
— De voir plus loin que tu ne veux bien le dire, répliqua froidement Qahir en la dévisageant.
Aamal se détourna et fixa ostensiblement la cour intérieure du palais des prêtresses.
— Je ne partage que ce qui est essentiel. Si je devais te faire un rapport sur chacune de mes visions, nous n'en finirions pas.
— Alors dis-moi si je vaincrai le royaume d’Elaria ? Vais-je réussir à détruire la frontière ? Reviendrais-je en vainqueur dans l’empire et est-ce que je libérerais notre peuple ?
— Ah... Ça ne fonctionne pas ainsi... Il y a encore mille possibilités qui se dessinent.
— Alors concentre-toi sur celle où je réussis à libérer l’empire du désert des démons de la frontière.
— Pour cela, j’ai besoin de voir Eylen.
— Soit, tu la verras, fit Qahir en s’avançant vers les portes-fenêtres. Quand et de la façon dont j'en aurais décidé.
Il traversa le bureau de la grande prêtresse en direction du couloir, jetant un dernier regard sur le bureau où traînaient divers documents et une élégante plume noire négligemment posée dans un encrier, avant d’ouvrir la porte et de sortir de la pièce.
Lorsqu’il arriva au petit palais de jade, Nora était installée dans son salon, minutieusement apprêtée, une théière fumante posée sur la petite table en marbre rose.
— Votre Grâce, le salua Nora en se levant, inclinant respectueusement la tête.
— Princesse, répondit Qahir avant de s’installer dans l’un des fauteuils.
La première concubine s’installa à son tour tandis qu’une servante se chargeait de servir le thé. Une fois la domestique partie, Qahir saisit sa tasse et la porta à ses lèvres, humant le thé noir aux effluves de jasmins. Nora appréciait particulièrement les thés floraux importés des contrées voisines d’Elaria.
Nora se tenait droite sur son siège, les mains serrées autour de sa tasse en porcelaine, ses grand yeux noisette perdus dans la contemplation de son thé. Aucune information n’avait fuité concernant l’attaque d’Eylen la vieille, ni de la mort de la fausse servante qui avait réussi à s’infiltrer dans le palais. Elle doit se demander où est passée son pion...
— Vous semblez tendue, très chère.
— Comment ? fit Nora en relevant les yeux.
— La servante est morte, Nora, lâcha-t-il de but en blanc.
Le visage de la concubine pâlit aussitôt et les coins de ses lèvres s’affaissèrent.
— De quelle servante parlez-vous ? Demanda-t-elle en détournant le regard.
— Ne jouez pas l’innocente. Je sais que vous avez engagé cette femme pour tuer Eylen.
La bouche de la princesse frémit en entendant le nom de la jeune femme de ses yeux jetèrent des éclairs lorsqu’elle le fixa à nouveau.
— Vous l’appelez même par son nom, s'indigna-t-elle avec hargne. Qu’est-elle à vos yeux pour que vous vous inquiétiez tant à son sujet ?
— Elle est mon invitée.
— Une invitée qui dort dans le palais impérial ? Dans la chambre voisine à celle de l’empereur ?
— Cela ne vous concerne pas, répondit Qahir le plus calmement possible, luttant contre la colère qu’il éprouvait contre la femme face à lui.
— Vraiment ? Ne suis-je pas votre première épouse ? Pourtant, je n’ai jamais eu l’honneur de séjourner dans le palais, ni même d’entrer dans votre chambre ! Et cette étrangère tout droit venue d’Elaria le peux, alors qu’elle n’est rien !
— Aaah... La situation est bien plus complexe que cela, Nora.
— Alors expliquez-moi ! J'ai toujours été à vos côtés, je n’ai jamais reculé. Même lorsque vous avez tué mon père, je suis toujours restée auprès de vous. Je mérite des explications, et votre peuple aussi. Que pensez-vous que les citoyens penseront quand ils découvriront qu’une étrangère est accueillie dans le palais impérial ? Pourquoi n’est-elle pas logée avec les autres Elariens, ou dans le palais des invités ?
Qahir soupira et se passa la main sur le visage. Nora avait toujours été calme et passive, pour quelle raison s’emportait-elle soudainement ? Pourtant, elle avait raison sur un point, les citoyens n’accepteraient pas la situation telle quelle. Surtout si l’identité d’Eylen finissait par être dévoilée.
Cependant, l’idée d’éloigner Eylen de lui lui semblait insoutenable. Il la voulait près de lui, sous surveillance, afin d’être sûr qu’elle ne disparaisse pas. Mais Nora était aimée des citoyens et avait leur soutien, il devait trouver un moyen de la calmer.
— Cessez de vous énerver, je sais que vous méritez des explications et je vous les fournirai le moment venu. Pour l'instant, je vous demande de ne plus tenter de telles actions.
Nora fit la moue mais ne le contredit pas, croisant les bras sur sa poitrine. A-t-elle toujours été si enfantine ? Se demanda l’empereur avec étonnement. Il est vrai que je me suis rarement entretenu avec elle. Le guerrier avait toujours été mal à l’aise avec la princesse. À leur première rencontre, lorsqu’elle l’avait soigné, elle lui avait semblé si mature et sûre d’elle, mais son impression s’était lourdement assombrit lorsqu’il avait découvert son identité et l'allégeance indéfectible qu’elle vouait à Aamal, lui obéissant aveuglément. Peut-être à l’époque, voyait-il en elle le reflet de ce qu’il était également ? Il est temps de mettre cette rancune ridicule de côté, pensa-t-il en soupirant.
— Je veux ta parole que tu ne feras plus rien de tel, Nora, lui dit-il en la dévisageant.
La princesse le regarda, surprise de cette soudaine familiarité et ses joues rosirent aussitôt tandis qu’elle acquiesçait silencieusement.
— Bien, fit Qahir en se relevant.
— Vous partez déjà ? Demanda la princesse avec une expression déçue.
— Oui, l’intendant m’attend, répondit-il en grimaçant.
— Oh, je vois...
Il hésita un instant avant de reprendre.
— Je repasserai bientôt...
Nora lui adressa un petit sourire ravi et il se détourna avant de s’éloigner à grand pas, regrettant déjà la promesse qu'il venait de faire.
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