Chapitre I - Un temps d'accalmie (3)
Bravant le déluge dont plus rien ne le garantissait, Aldan s’avança sur le ponton. En dépit des explications pertinentes du jeune civil, il ne parvenait toujours pas à mettre de côté ses doutes. Vu de près, le légendaire Ferragon révélait une coque brunie et éraflée, qui portait les stigmates de cinquante années de loyaux services dans la Marine aérienne. Certaines pièces récemment remplacées n’avaient pas encore acquis la patine de l’âge. Seuls quelques marins, indifférents à la pluie, effectuaient la vérification des gréements.
« Je sais qu’il ne paye pas de mine, reprit le lieutenant du port à son côté, d’un ton mêlant l’amusement et le réconfort, mais attendez de le voir bouger ! C’est l’une des nefs les plus rapides de la flotte… et l’une des plus meurtrières aussi ! Ce n’est pas pour rien qu’on lui a donné un nom qui signifie “dragon”. Sans compter un équipage de premier ordre, même s’il n’obéit pas forcément à la lettre du règlement. »
Aldan fronça les sourcils, autant par perplexité que pour protéger ses yeux de l’assaut de l’averse :
« Vous voulez dire… que la discipline n’est pas réellement observée ? »
L’officier rit en silence, amusé de la réaction du jeune gabier :
« Bien sûr que si ! Mais disons que l’équipage sait s’adapter aux situations inattendues. Et que cela convient au mondrad aur'Commara. »
Aldan passa une main dans sa chevelure trempée, en se demandant comment interpréter ces bribes d’information. Les officiers qui avaient reçu le commandement d’une nef militaire constituaient l’élite absolue de la « Volante ». On ne les appelait jamais « capitaine », mais « mondrad », un terme qui signifiait « aigle » dans la langue natale de l’énigmatique Dehvon Aranaün, le créateur des nefs. Le mondrad aur'Commara était rentré de la guerre des Comptoirs auréolé du statut de héros. On le disait brillant, courageux, moralement irréprochable. Cette image ne cadrait pas avec le laxisme évoqué par l’officier ou, du moins, celui dont Aldan venait à soupçonner l’existence.
« On raconte, ajouta l’officier sur le ton de la confidence, que la plupart des hommes qui servent sur le Ferragon se jetteraient par-dessus bord s’il le leur demandait. »
Il esquissa un sourire à l’expression soudain troublée du jeune homme :
« Je ne pense pas que vous aurez à en passer par là ! »
Le lieutenant se tourna vers les quelques hommes affairés sur le pont et adressa un signe à l’un d’entre eux, qui leva la main en retour. Burn comprit d’emblée ce qu’avait voulu dire le jeune inconnu en qualifiant le maître d’équipage de « facilement reconnaissable ». Même si rien dans sa mise ne le distinguait des simples marins, il était tout bonnement gigantesque, autant par sa taille que par sa solide charpente et les muscles qui jouaient sous sa peau couleur de pain brûlé. Indifférent à la pluie comme au froid, il avait ôté sa veste afin de ne pas être gêné dans ses mouvements et retroussé les manches de sa chemise au-dessus du coude.
Le maître d’équipage adressa quelques mots à ses compagnons avant de s’avancer vers le ponton, sur lequel il sauta avec une surprenante aisance. Aldan s’étonna du contraste entre sa puissance physique et la sérénité de son visage régulier, à moitié dissimulé par une courte barbe bouclée et éclairé par la douceur d’un lumineux regard bleu.
« Sar'n Manama, dit le lieutenant, je vous amène une nouvelle recrue. Il errait sur le quai comme une âme en peine ! »
Légèrement mortifié, Aldan détourna les yeux. Le Pôlien sembla s’en apercevoir ; il esquissa un sourire chaleureux, dévoilant une double rangée de solides dents blanches :
« N’ayez crainte, lieutenant. Nous le prenons en charge. »
L’officier effectua un bref salut informel :
« Bonne chance, mon garçon », lança-t-il à Aldan avant de se retirer.
Le gabier, encore un peu vexé, le remercia du bout des lèvres. Ne sachant que faire, il changea nerveusement son paquetage d’épaule et regarda le bout de ses chaussures mouillées, avant d’oser à nouveau relever les yeux vers le géant. La plupart des Tramondiens ne connaissaient que peu de choses des pôles et de leurs habitants : le maître d’équipage était le premier qu’Aldan avait l’occasion de rencontrer.
Les gigantesques îles aériennes représentaient l’un des plus profonds mystères de Tramonde. Chaque pôle contenait en son cœur une masse cristalline qui annihilait sa pesanteur et lui permettait de flotter dans les airs, errant au gré de courants invisibles. Quand deux pôles se croisaient, la force qui les dirigeait les éloignait l’un de l’autre, de sorte qu’ils ne se heurtaient jamais. Ces terres aériennes existaient-elles depuis la création du monde ou avaient-elles été arrachées à sa surface par un phénomène inconnu ? Même les plus grands érudits d’Orante l’ignoraient.
Leurs habitants colportaient une légende insolite : un peuple mythique, au savoir quasi divin, y vivait jadis ; il avait transformé ces petits territoires en jardins paradisiaques et domestiqué les oiseaux et les mammifères volants qui y trouvaient refuge. Ils avaient choisi un jour de disparaître, en confiant aux Pôliens l’intendance de leurs anciens domaines.
« Ton nom ? » demanda Manama de sa voix profonde et chaude, étrangement dénuée d’accent.
La question tira Aldan de sa réflexion :
« Aldan Burn. Gabier. Voici mon ordre d’affectation ! »
Avec des gestes malhabiles, il sortit de sa poche le papier humide, qui se déchira à moitié quand il tenta de le déplier. Le Pôlien sourit :
« Allons, ce n’est pas la peine. Range-moi ça. Gabier, dis-tu ? »
Le jeune homme hocha la tête :
« J’ai servi sept ans sur un vaisseau marchand.
― Eh bien, en voilà un de plus pour moi ! »
Deux nouveaux venus s’étaient approchés et les observaient depuis le pont du Ferragon : celui qui venait de parler, un homme râblé aux cheveux d’un roux agressif, lança un regard triomphant à son compagnon.
« Ce n’est pas dit, répliqua celui-ci, qui serrait autour de lui sa veste épaisse d’un air maussade. Tu as déjà bien assez de singes sous tes ordres. »
Le rouquin éclata d’un grand rire :
« Tu crois que je vais me laisser piller par toi, espèce de brigand havrais ? Ce gaillard est destiné au pont supérieur, on ne va pas l’envoyer végéter dans le pont inférieur ! N’est-ce pas, gabier ? »
Ne sachant que répondre, Aldan lança un regard hésitant au maître d’équipage, qui croisa les bras et se tourna vers les deux compères :
« Vous n’allez pas commencer, déclara-t-il d’un ton ferme qui contredisait l’amusement brillant dans ses yeux. Si l’Amirauté nous envoie un gabier, gabier il restera. Nous avons besoin de marins expérimentés. Je ne vois pas l’intérêt de le former à une tâche qui ne lui est pas familière.
― Tu parles d’or, Manama ! » approuva l’homme aux cheveux roux.
Le géant posa la main sur l’épaule d’Aldan et désigna de la tête celui qui venait de s'exprimer :
« Burn, je te présente le maître-gabier Liam Calleden. Tu seras sous sa responsabilité directe. Estes Gururian est notre maître-artilleur. »
Le jeune homme observa son nouveau supérieur avec curiosité : son nom, son physique, son accent guttural et chantant, tout le désignait comme originaire de Moralgh, cette contrée à moitié sauvage au nord de Tramonde. Seul un vague lien de vassalité rattachait ces terres – en théorie – à la Couronne : il était donc plus qu’inhabituel de rencontrer un Moralghan au sein de l’armée tramondienne. Quant au maître-artilleur, brun, mince et élégant, les remarques de Calleden l’identifiaient comme un citoyen de la ville libre d’Haverat, située à la frontière méridionale du royaume. Aldan sentit la perplexité le gagner : y avait un véritable Tramondien parmi les sous-officiers du Ferragon ?
« Ne reste pas sous la pluie ! lança Calleden. Je vais te montrer où tu peux poser ton paquetage. Si tu en as fini avec lui, Manama !
― C’est bon, vous pouvez y aller », répondit le Pôlien en souriant.
Le maître-artilleur remonta le col de son manteau et grommela d’un ton contrarié :
« Est-ce vraiment prudent de laisser un nouveau entre les mains de Liam ? Je frémis à l’idée de l’opinion qu’il va donner de nous… »
Calleden haussa exagérément les épaules et secoua la tête avec fatalisme :
« Mieux vaut entendre cela que d’être sourd. Mets-toi à l’abri, Estes : l’humidité te fausse les idées. Rien d’étonnant avec ta cervelle de bois… Allez, Burn, suis-moi. »
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