Prologue - 3/3
La soirée était bien avancée, nos boissons intactes. Son regard s’éveille enfin, elle sort de son récit et redevient vivante. Assommé, remué par ces révélations, j’entends :
– Alors, mon prince charmant, mon sauveur, tu savais ton importance dans ma vie ?
– Je n’étais qu’un crapaud, attendant le baiser de la jolie princesse, incapable de bouger, murmure-je en attrapant mon verre.
Elle se lève, saisit le sien, se pose devant moi :
– Tu me fais une petite place ?
– Avec plaisir !
Ces vastes fauteuils permettent à deux personnes de s’asseoir, à condition de se toucher.
– Laisse-moi le temps ! Tu ne m’as pas quitté pendant ces lustres, entretenant la flamme de ton amour. Moi, je t’ai perdue il y a presque trente ans. Il faut que je rallume les feux, même si c’est avec un vrai plaisir.
– C’est vrai, tu avais vraiment de l’intérêt pour moi ? La vilaine grenouille ?
– Oui, tu étais une vilaine grenouille ! Tu émettais un poignant appel au secours, tu criais à l’aide et, en même temps, tu disais : « Ne me touche pas, éloigne-toi, laisse-moi ! ». Ces injonctions contraires étaient ingérables pour nos jeunes esprits. Tu dégageais du charme, tu n’étais pas si vilaine, car on devinait de belles choses. Mais le moindre geste d’attention te mettait en transe. Je n’ai plus jamais osé m'avancer vers toi, mais si tu savais combien j’appréciais ta présence permanente à mes côtés.
– Je sais, je le sentais.
– C’était trop dur. Sans avenir. Quand la fin de la terminale nous a séparés, je m’en suis à peine aperçu, petit changement parmi tant d’autres. Tu m’as soigneusement conservé dans ton cœur, je t’ai oubliée. Il me manque le dénouement de ton histoire. Qui es-tu maintenant ?
– Ma psy n’a pas apprécié mon règlement de comptes. Elle m’a montré que je devais encore travailler pour accepter vraiment la situation et les faiblesses des autres. Cela m’a pris du temps, mais l’abcès a été complètement vidé. J’avais besoin de recul, de recommencer, non : de commencer ma vie. Je suis partie, j’ai coupé tous les ponts, le temps de la cicatrisation. Je n’avais plus comme lien que mon frère, ma sœur et mon amie. Le reste : adieu ! Cinq ans au Canada, à Montréal. J’avais un grand vide sentimental, une envie pressante de vivre le grand amour. Mon prince charmant gardait sa place, mais était devenu un conte. Je ne voulais pas tomber amoureuse du premier venu. Je voulais avancer vite, mais avec précaution. Les garçons de mon âge étaient pris et les rares qui restaient peu attrayants. J’ai noué une belle relation avec un autre prince. Rapidement, cela tourna court. Il est devenu mon grand ami. Et puis, par hasard, je croise Charles, dans mon boulot. Huit ans de moins, mais un charme, une tranquillité, une force qui me rappelèrent mon prince charmant. Coup de foudre réciproque. Conclusion : deux belles petites filles, sept et trois ans, veillées par leur maman poule, attentive maladivement à leurs sautes d’humeur. Une vie banale et heureuse. Et toi ?
– Tu as vu l’heure ?
– Ce bar ne ferme jamais. Je suis tellement heureuse de t’avoir retrouvé. Mais je ne veux pas te forcer. Et tes grandes amours ? Tes trois grandes amours ?
– Comment le sais-tu ?
– La grenouille voit sous l’eau ! Je vivais ta vie, je vivais au travers de toi, grâce à toi. Rien ne m’échappait. Du reste, si tu avais voulu, tu avais toutes les filles à tes pieds !
– N’importe quoi ! Aucune fille, à part Marianne, ne s’intéressait à moi.
– Delphine ? Charlotte ? Claire ? Valérie ? Florence ? …
– Claire est toujours mon amie, ma confidente. Delphine, oui, je me souviens. Charlotte ? Oui, Charlotte ! Les autres, non. J’étais immature, perdu par les sentiments. Du reste…
– Du reste ?
– Au point où nous en sommes des confidences… Je n’en ai jamais parlé, mais à cette époque, j’avais aussi une vie sexuelle avec un garçon.
– Camille ? Charly ?
– Mais non ! Édouard.
– Je n’en crois rien, je n’ai rien vu. Je croyais alors te connaitre mieux que toi !
Je la pris dans mes bras.
– Désolé de déboulonner ton prince charmant ! Mais il n’y avait aucun sentiment, juste la recherche du plaisir reçu et prodigué. Un peu plus, car Édouard est resté un ami, mon mentor politique.
– Camille, Charly, Marianne ?
– Mes grandes amours… Oui, mes amours absolues, au-delà de l’amitié. Sais-tu…
– …
– Sais-tu que je partage la vie d’une de ces trois amours ?
– Le contraire m’aurait étonné ! Qui ?
– Devine !
Elle avança un nom, puis un deuxième, puis le troisième. Oui, pourquoi pas ! Je lui promis la révélation, car nous serions heureux de l’accueillir et de faire sa connaissance.
– Sais-tu que, comme toi, chacun porte un secret, un mystère ? Je dois être attiré ou je dois attirer les cas les plus bizarres. Mais j’en suis plus qu’heureux, car je suis entouré et aimé de gens formidables, extraordinaires.
– Et moi, je ne fais pas partie des gens extraordinaires à mystère ?
– Oui, je te range bien sûr dedans. Mais il faut que je te retire de la catégorie des inaccessibles !
Curieusement s’embrasait dans mon cœur ce qui avait été impossible. Le feu avait disparu depuis longtemps, mais ne demandait qu’à repartir. J’ignorais la profondeur de mon attachement à Laure. Heureusement, car mes choix de vie auraient atteint une complexité trop grande. Malheureusement, car ce choix, maintenant, m’apparaissait aussi attrayant que les autres.
Nous continuâmes longtemps à discuter, à nous retrouver. Une belle personne. C’est au petit matin que je la reconduisis sur mon scooter, sa tête abandonnée sur mon épaule, ses bras étreignant mon corps. Douceur oubliée, douceur retrouvée.
Je me glissais dans le lit chaud, retrouvant une autre douceur aimante.
Cet épisode me ramena trente ans en arrière.
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