28
Il commença son récit :
– J’avais dix ans, c’était le dernier jour d’école avant les vacances de Noël. Il était tombé quelques flocons et la route était blanche. Maman a demandé à papa si elle pouvait prendre la grosse voiture, celle de papa, pour nous emmener à l’école. Il lui a tendu les clés. Moi, j’étais en retard, très en retard. Maman est sortie avec Elsa, ma petite sœur de sept ans. Elle l’installe dans la voiture, monte devant et ouvre la porte-passager pour moi. Je sors de la maison quand elle met le contact…
Il s’arrête, je vois ses yeux se mouiller. Il reprend avec une voix brisée :
– La voiture a explosé et a pris feu. Je me suis arrêté. J’ai vu maman qui bougeait, puis plus rien. J’ai couru, mais un bras violent m’a saisi. Papa m’a retourné contre lui pour que je ne voie pas la suite. Nous avons reculé à cause de la chaleur. Je l’entendais dire « Les salauds, les ordures, ils vont me le payer ! ». Quand les pompiers sont arrivés, il n’y avait plus grand-chose à éteindre.
J’étais immobile, incapable de réagir. Quelle abomination !
– Après, je ne me souviens plus très bien. Papa m’a envoyé dans un pensionnat en Suisse, sous un faux nom, en me disant de ne jamais révéler mon vrai nom. Je n’avais personne à qui parler, pas d’amis. De toute façon, je n’avais rien à dire, comme un grand trou dans la tête. J’ai arrêté de vivre.
– Trois ans plus tard, on est venu me chercher parce que mon père avait eu un grave accident et qu’il était mort. Je n’ai su qu’après que son accident, c’était cinq balles dans la tête !
– À l’enterrement, j’étais devant, entre mes grands-parents maternels. Ce sont de grands universitaires. Ils avaient fui le Vietnam sur un boat-people, avec ma mère, des années avant. À côté d’eux, il y avait oncle Roger. Je le connaissais un peu. Quand il venait, pas souvent, à la maison, il jouait avec nous. C’était le frère de papa, sa seule famille. Je me souviens de ce qu’il m’a dit en nous installant dans l’église : « Derrière nous, ce sont les amis de ton père. De l’autre côté, ce sont ceux qui vous ont fait du mal. Ils vont le payer très cher, surtout leur chef. Ceux qui sont mal habillés au fond de l’église, ce sont les flics ». Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire et pourquoi il m’expliquait tout ça. C’est vrai que, des deux côtés, il n’y avait que des hommes, dans des costumes qu’on devinait très couteux. Comme les grosses voitures noires garées tout autour. Je ne me souviens que de ça.
– Après, j’ai vécu avec mes grands-parents. Ils sont merveilleux, gentils. Une fois, ils m’ont raconté leur départ du Vietnam et les horreurs qu’ils avaient vues. Ils avaient un peu oublié, mais perdre sa fille et sa petite fille en même temps, cela faisait trop de malheurs. Ils étaient toujours tristes. Ils insistaient pour que je parle, je rencontre quelqu’un. Eux aussi, avant, avaient vécu et vu des horreurs. Il faut en parler, me répétaient-ils, il faut le sortir de soi.
– C’est moi qui ai demandé à venir en internat, ils étaient trop tristes, tout le temps. Ils n’habitent pas très loin du lycée. Avant que je rentre en pension, me disant que j’étais assez grand, ils m’ont dit la vérité. Papa et maman s’étaient rencontrés on ne sait pas comment. Mais cela a été le coup de foudre. Ils étaient très amoureux l’un de l’autre. Le problème, c’est que papa était un bandit, un gangster, un chef de bande important à Marseille. Maman le savait, mais elle était amoureuse, tellement amoureuse. Ils m’ont montré les articles de journaux. C’est papa qui était visé, bien sûr. Après l’attentat, il a mis toute son énergie pour connaitre les commanditaires et les exécutants. Pour chacun, il leur a fait subir ce qu’il avait vécu. Il a fait tuer leur famille, un par un, devant eux, dans les souffrances, avant de l’exécuter. Trois fois. Ce qui explique que ceux d’en face lui aient mis cinq balles dans le crâne. Pour finir, il y a eu la vengeance d’oncle Roger. Sept morts dans une fusillade, dont oncle Roger et l’autre chef de bande.
Il sort une chemise avec les articles « Règlement de comptes entre bandes rivales à Marseille » « Horrible tuerie… » « Meurtres en série… ». Quels massacres ! Comment ne pas être choqué, surtout pour un très jeune adolescent !
En feuilletant ces bouts de journaux, je me rendis compte, avec le nom de son père dans les titres, que nous le connaissions sous son nom d’emprunt. Son prénom ne devait pas être Charly. J’avais encore plus un inconnu devant moi. Pendant que cette évidence m’apparaissait, il conclut :
– Voilà, tu sais tout ! Ah, non, encore. Je suis riche, extrêmement riche. Après l’attentat, papa a mis toute sa fortune à mon nom. Cela fait des millions et des millions. Pour l’instant, c’est mon grand-père qui s’en occupe, car je suis mineur. Dans un an, j’aurai dix-huit ans. Qu’est-ce que je vais faire de ça ? Ce n’est pas de l’argent propre. Mais c’est l’argent de l’amour de mon père… Rien que cette maison… Pour l’instant, j’ai demandé que rien ne change. Je viens une fois par an, pour l’anniversaire, le 20 décembre. Combien de temps encore ?
– Tu sais, je n’ai jamais raconté ça à personne. Mes grands-parents ont voulu que je sois aidé. J’ai été voir un psy. Je n’avais rien à lui dire. Je ne voulais pas qu’il connaisse ce mélange d’amour et de sang. Et puis, ça n’aurait rien remplacé. Je t’en parle à toi, car tu es un peu spécial. Je veux dire que, pour moi, tu comptes énormément.
Annotations
Versions